Orchestre de Paris : l'histoire peut reprendre

© Gerard Uferas

- Paris, Salle Pleyel, le 15 septembre 2010

- Dukas, La Péri, poème dansé pour orchestre - Sibelius, Kullervo, op. 7

- Soile Isokoski, soprano
- Juha Uusitalo, baryton-basse
- Orchestre de Paris, 
- Choeur National d'Estonie
- Chœur de l'Orchestre de Paris
- Andrus Siimon, chef de chœur 
- Paavo Järvi, direction


    Quelques digressions

    Cela m'a surpris, mais "ils" n'ont pas forcé le trait comme je le pensais au sujet du nouveau départ de l'Orchestre de Paris. Je m'attendais en effet à une débauche considérable de communication communicante pour expliquer subliminalement au bon public que l'ère Eschenbach, Pleyel à moitié vide les mercredi et jeudi, les musiciens tirant des tronches de dix mètres durant les climax des chefs-d'œuvres, les konzertmeistern attaquant leurs traits à la traîne des derniers pupitres, et les programmes à la fois prétentieux et ultra conventionnels des dernières années, eh bien, que de tout cela il était fait table rase pour une nouvelle aventure palpitante et artistiquement bien plus crédible. Ce n'est pas arrivé : on s'est contenté de publier le programme, d'expliquer aux journalistes (pour ce que j'en ai entendu dire, ne fréquentant  plus depuis plus d'un an les conférences de presse) que Paavo Järvi était l'homme de la situation comme tout directeur musical en cours d'installation se doit de l'être, et basta.

    C'est là que, pour la première fois puisque je parle maintenant de ce que je veux, je vais dire un mot de l'inénarrable figure de Didier de Cottignies. Mes lecteurs les plus proches doivent se sentir défaillir à cette annonce, et se dire que cette fois, c'en est fini, je vais bel et bien me faire jeter du haut du pont de l'Alma avec du ciment aux pieds. Mais ils se trompent et sous-estiment mon esprit de contradiction : pour ce dont il est question ici, mon opinion franche est que l'ex-délégué général du National (ex-directeur artistique de Decca, ex-tout plein de choses en fait) est bien la meilleure chose, en tout cas pour le moment, qui pouvait arriver à l'OP. Il est vrai que parler du peu de sympathie et de considération que je voue à l'endroit de DDC est le plus tendre des euphémismes. Mais curieusement, quand il a été nommé au début de l'année 2009 directeur artistique du premier orchestre privé du pays, j'en ai conçu une forme de soulagement, étant encore à ce moment soumis aux aléas de l'accréditation journalistique pour parler des concerts. J'étais alors déjà persona non grata à l'OP, donc l'événement était pour moi à somme nulle, voire positive en considérant que j'allais (ce qui fut le cas, d'ailleurs) pouvoir remettre des pieds honorables au National - dont DDC m'avait interdit, en l'espace d'un mois, l'accès aux générales puis les invitations aux concerts. 
D. de Cottignies © C. Abramowitz
    Est-ce d'avoir repris l'habitude de payer ma place chaque soir qui me fait remplacer la rancune par une complaisante indifférence ? Sans doute pas. Simplement je constate : je constate qu'on ne remet pas une charge lestée en mouvement sans leviers, qu'on ne pousse pas au risque sans offrir de protection, qu'on n'attire pas les mouches avec du vinaigre. Dans un milieu aussi consanguin, cooptant à tout va, drogué de sa propre endogamie, s'attirer les services de la mère supérieure a du bon pour transformer un entrepôt désaffecté en salle de shoot branchée. Il y a de quoi en tous les cas : outre le brillant nouveau directeur, les baguettes de Dohnanyi, Nelsons, Barenboim, Salonen (dans La Mer !) ; les invitations de Berezovsky, Goerne, Mullova (dans Sibelius !), Kremer, Andsnes, Shaham, Mørk, Leonskaja. Des chefs-d'œuvres trop rares comme ce Kullervo de rentrée, mais aussi Tapiola, la Sixième de Prokofiev, le sublime Concerto pour violon de Britten... Et la bête étant bien assez chargée par ailleurs, le centenaire Mahler est laissé aux autres, le bicentenaire Liszt étant lui mis à l'honneur et même au gala, puisque Barenboim dirigera l'OP dans les deux concertos... du clavier (parce que Beethoven, c'est trop facile, quoi). Naturellement, on sent aussi la patte de celui qui fut le conseiller publicitaire musical de Kubrick dans la dose appréciable de vulgarité offerte en contre-partie de ce festin (Lang Lang, Fray, Blechacz...). 
    Mais il en va avec DDC comme de toutes les productions des barons du milieu, à l'identique des festivals made in René Martin  & Cie: tout le plus rentable étant mis sur la table de manière à satisfaire tout le monde, c'est à une absence de choix plus qu'à une direction qu'on assiste, qui a le mérite de photographier l'état de la scène mondiale, pour le meilleur et le pire, et c'est toujours mieux que le non-événement permanent que faisait vivre l'orchestre depuis quelques années. Et c'est ainsi que l'honnêteté me conduit à affirmer que la livrée 2010-2011 concoctée sous l'égide de l'homme-dont-les-gens-avisés-n'oublient-pas-de-serrer-la-main-au-concert est la plus enthousiasmante conçue pour une formation parisienne depuis un bail. 

    Pour quelqu'un qui n'a son nom cité en public que pour être couvert d'éloges, je me demande bien par quelle équipe de bras cassés en public relations (enfin, si, j'ai une idée) le bon Didier est entouré pour n'avoir pas réussi à mettre dans sa poche la critique autorisée d'entrée de jeu. En tout cas, après ce concert. Et pourtant : indifférence ou compliments paresseux de Diapason, de Resmusica, de Concertonet, coup de menton d'un Machard des mauvais jours dans Le Monde, ne reste que le toujours aimable Merlin dans Le Figaro, qui, fait rare, s'est fendu d'une annonce en règle affirmant que le concert était bon avant d'avoir eu lieu puis d'une critique corroborant avec une exemplaire exactitude l'annonce.  En plein conflit sur les retraites et panique de fin de quinquennat, mon canard préféré a sûrement intérêt à distribuer ses offres d'abonnement dans les programmes de l'OP pour remobiliser le cœur d'électorat là où il se trouve. Enfin, je pourrais finalement m'arrêter là et constater la quasi évidence : que pour en une soirée me faire apprécier Cottignies et adopter, en minorité qui plus est, la ligne du Fig', Paavo Järvi est forcément un génie !!!

[fin des digressions, et des divagations]

J. Uusitalo © Heikki Tuuli
    Certes, je comprends les réserves qui se sont exprimées ici et là sur cette Péri : j'en ai moi-même posé à l'entracte, face à des amis plus enthousiastes. Mais certainement pas, contrairement à ce qui a été écrit, sur la direction du maestro estonien, qui me paraît en substance tirer le maximum qui se puisse attendre de la partition. Structurellement, ce n'est rien d'autre qu'imparable, presque trop d'ailleurs, pour une musique dont le caractère festif paraissait tout à propos pour lancer cette soirée d'intronisation, et que Järvi tire presque du côté du "faux-festif" russe, où la discipline dans la jouissance sonore tente de se faire profondeur - mais comme ce n'est pas russe, ce ne peut sans doute pas totalement fonctionner. Surtout quand les violons souffrent encore audiblement d'années de confinement à la maigreur et l'acidité molle. Les efforts pour en sortir sont au moins visibles, mais momentanément pas davantage (dans Sibelius, ce sera une toute autre affaire). Ainsi, dès que l'équilibre se fait haut et que la conduite dépend de l'intelligibilité de la ligne violonistique, l'ensemble perd de sa superbe (à partir du chiffre 7, disons, où les frustrations commencent). Ce n'est qu'un long travail de fond qui y changera quelque chose, mais pour le reste, comme lors de sa remarquable Nouveau Monde en juin dernier, Järvi transmet une assurance instrumentale étonnante à des pupitres qui n'en avaient plus guère, à commencer par les cors, solides et justes de bout en bout, comme toute la fanfare (au sens chronologique et de l'effectif). La petite harmonie reste encore en retrait des autres orchestres parisiens (en terme de sonorité, pas d'engagement ici), mais cela peut bien changer aussi. Et finalement, dans cette partition, préfère-t-on une pure mais vaine - compte-tenu du propos - orgie sonore, ou une tentative réussie de créer du discours ?

    Le discours, je me demande vraiment comment ceux qui ont fait la fine bouche dans leurs papiers respectifs ont pu en former des réserves dans Kullervo. Je veux bien concevoir que Salonen, peut-être Saraste, y soit capables d'encore plus de tenue, et encore, avec cet orchestre, j'en doute. Tenir ainsi en haleine cette heure et quart de fresque épique à l'orchestration non seulement complexe et virtuose, mais déroutante à souhaits, avec des moyens aussi modestes, voilà qui tient lieu, mieux que n'importe quelle déclaration d'intentions, de profession de foi pour l'avenir : après un directorat Eschenbach marqué avant tout par une coutume consistant à réduire la continuité musicale à néant, le plus grand pari n'est pas technique (après tout, ces musiciens ne doivent pas être plus mauvais que d'autres), il est, disons, d'ordre spirituel. Cesser de jouer comme si l'on avait peur d'arriver ou de ne pas arriver au bout d'une partition. Cesser de jouer comme si tenter d'exprimer quelque chose était dangereux. Cesser de redémarrer les œuvres dix fois par mouvement. Bref, aller quelque part, et si possible d'un point à un autre. C'est ce que fait faire Järvi, et ce n'est globalement pas nouveau, du reste.  

    Il est du reste en excellente compagnie, ne serait-ce que - cela ne va pas de soi - les solistes ne découvrent pas l'œuvre : Soile Isokoski a participé à l'enregistrement EMI de Järvi, tandis que Juha Uusitalo était déjà Kullervo dans la version (CPO) d'Ari Rasilainen. Tous deux sont quasi-irréprochables. Uusitalo avait assez déçu (en revenant semble-t-il de fâcheux soucis de santé) il y a deux ans dans le Symphonique Lyrique de Zemlinsky donnée par Salonen au TCE. Il nous revient en bien meilleur forme, et s'il tarde un peu à trouver une assurance à la mesure de sa carrure, il se montre aussi puisant que poignant dans la mort du héros. Isokoski est elle parfaite, sûre d'intonation comme dans ses flirts avec le sprechgesang dans les dialogues de séduction initiaux. Quant à l'OP, il retrouve la flamme qui l'avait déjà fait se surpasser en juin dans Dvorak, et les violons répondent cette fois présents. L'acidité réapparaît parfois, mais sporadiquement, et les baisses de tensions sont rares : elles concernent logiquement les longs développements oniriques, essentiellement dans la jeunesse de Kullervo. Enfin, il faut mettre le chapeau très bas face au clou du spectacle : la magnifique prestation des forces conjointes du Chœur de l'Orchestre de Paris et du Chœur National d'Estonie (ce dernier était déjà à l'honneur dans l'enregistrement EMI), qui se couvrent de gloire à chaque intervention, atteignant au sublime dans l'énoncé funèbre à l'entame du V.  Une magnificence qui fait certes regretter de ne pas avoir entendu ce chef et ces voix avec une phalange de classe internationale. Mais rien que pour la force conductrice montrée dans les mouvements extrêmes, la performance orchestrale d'ensemble doit être saluée comme le signe indiscutable d'une confiance certaine placée en Järvi, qui laisse entrevoir le redémarrage - à la suite de Barenboim et Bychkov - d'une belle histoire interrompue
 
Théo Bélaud
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