Lueur d'espoir dans le cycle Mahler de Gatti

- Paris, Théâtre du Châtelet, le 23 septembre 2010
- Mahler, Kintertotenlieder , Symphonie n°5 en ut dièse mineur
- Matthias Goerne, baryton
- Orchestre National de France
- Daniele Gatti, direction
 
Durant l'exécution de la 3e Symphonie au Châtelet, avril 2010 (photo : Opera Cake)
    Je me dois d'être honnête : fait rare, j'ai séché quelques concerts du National l'an passé, trois ou quatre je crois, dont deux de ce cycle planifié sur trois ans. D'après ce que j'en ai lu et entendu dire, je n'ai pas raté grand chose en m'abstenant d'aller écouter la Résurrection et la 4e - surtout dans la mesure où cette dernière était donnée dans l'acoustique impossible de la Basilique de Saint Denis. Et que, question quatrième, il me paraissait fort sage de rester encore un moment sur les enchantements  d'Abbado (Châtelet 2006) et Boulez (Pleyel 2008). Quant à la 5e, qui finalement, comme celle de Beethoven, n'est pas si donnée que cela, je n'ai de souvenir que de Barenboim, également au Châtelet  il y a quatre ans (une série de trois concerts presque entièrement mémorables avec la Staatskapelle Berlin). Superstitieux autant que rationnel, j'ai donc pris place comme le 24 octobre 2006 en corbeille - la corbeille du Châtelet est un endroit délicieux autant que nuisible, j'en profite pour le rappeler : si par malheur vous vous retrouvez en fond d'orchestre (à partir du rang P), donc avec la corbeille à trois mètres au-dessus de votre tête, cela revient à mettre des boules quiès. Fuyez ! Sans très grand espoir : dans ce cycle, je ne sauvais jusque là que le second concert (des Fahrenden Gesellen assez simple et touchant, déjà avec Goerne, et une Titan inspirée, sans lourdeurs et vivante, quoiqu'insuffisamment servie instrumentalement). Le Klagende Lied était courageux et engagé, mais trop monolithique et volontaire pour laisser transparaître sa poésie naïve. Et la Troisième, plate comme une crêpe. Est-ce l'insertion de Nemtanu, jusque là absente de ces Mahler, la nouvelle disposition des cordes (cf. concert de rentrée du National), ou simplement l'enthousiasme retrouvé que le nouveau directeur avait laissé voir la semaine précédente ? Sans doute un peu de tout cela, et d'autre chose à commencer par l'inconstance caractéristique de l'orchestre, mais quoi qu'il en soit, les choses se sont améliorées.
    Ce n'était pas évident de suite, les Kindertotenlieder souffrant davantage du manque de classe instrumentale, surtout des bois, que les Fahrenden Gesellen. En outre, j'étais et reste sceptique sur le choix d'un baryton pour ce cycle, dans lequel la longueur expressive des lignes des premiers lieder est problématique pour une telle tessiture. Le moins que l'on puisse dire est cependant que Goerne s'en sort plus qu'honorablement, avec comme toujours avec une très grande maîtrise de l'élocution. C'est donc essentiellement d'un problème d'équilibre tonal qu'il s'agit, la continuité vocale de cette écriture, plus straussienne que dans d'autres Mahler plus rustiques ou encore schubertiens, s'intégrant de façon nettement moins évidente à l'écriture orchestrale qu'avec un contralto. Je comprends très bien que l'on offre beaucoup à Goerne, auteur de prestations mémorables l'an passé et qui est quasiment en résidence à Paris à présent (Paulus avec Masur, bien sûr, mais surtout les bouleversants Ernste Gesänge d'Eisler avec les solistes du National). Mais j'espère tout de même que pour le dernier tiers du cycle en 2011-12, Gatti aura le bon sens de ne pas lui confier tout le répertoire malherien pour contralto...

    Je ne vais pas revenir dessus éternellement : bien sûr que Gatti est souvent trop lent, et bien sûr que Gatti n'est pas Giulini : et bien sûr aussi que cette litanie n'est pas un argument systématiquement suffisant pour vouer sa direction aux gémonies. Tant qu'à avoir l'esprit de système, on peut légitimement opposer un autre point de vue : à savoir que sa direction, vue à travers un prisme un peu plus riche que les seuls tempos, est tributaire de ceux qui la servent. Depuis près de deux ans que le directorat lui a été confié, je trouve davantage de matière à étayer cette idée : et depuis le concert ici en question, j'ai de la matière physique. J'ai souvent dit après tel ou tel concert - les Brahms notamment - de Gatti que ce qu'il faisait ferait sans doute des merveilles avec Vienne ou un autre orchestre de tout premier plan - ce que du reste un certain nombre de comptes-rendus étrangers laissaient penser. Il est sans doute regrettable que l'orchestre n'ait pu se trouver un directeur plus à même de le faire progresser, dans la mesure où suffisamment de grandes baguettes viennent chaque année le pousser dans ses retranchements, souvent pour le meilleur. En attendant, on fait avec, en guettant les soirs ou cela marche.
    Ce soir là, comme la semaine passée dans Wagner notamment, et à l'inverse de sa lénifiante 3e, Gatti dirigeait donc sur le mode : "faisons comme si j'avais Vienne", et c'est encore ainsi que je le préfère. Surtout quand je goûte ensuite la satisfaction d'entendre ce que lui aimerait entendre quand il dirige ainsi, ce qu'une heureuse retransmission télévisée allemande a enfin permis. Je pourrais résumer cette Cinquième ainsi : que des bonnes intentions, pour moitié réalisées (environ). Le doute surgit dès l'attaque du second thème de la Trauermarsch, morbide à souhait, assez tenu aux cordes, mais commenté de façon trop désordonnée aux bois. Bois qui resteront en difficulté à peu près toute la soirée, c'est bien là le problème principal, et c'est là que la comparaison avec Vienne est la plus cruelle. Les moyens individuels ne sont sûrement pas seul en cause : la peur l'est manifestement autant, du moins le manque de certitudes voire d'arrogance, qui fait qu'on ne joue jamais franchement pavillons en l'air, qu'on n'ose jamais de piquant assuré, et que, à force de ne choisir aucune intonation, cette petite harmonie est si fréquemment décalée en son sein.

  
    A l'exception presque unique du terrible scherzo, quasi impraticable pour un orchestre de cette catégorie (et qui est tout à fait excellent ci-dessous), les autres pupitres auront en revanche fièrement relevé le défi lancé par leur chef. Ce qui avait mis un certain temps à convaincre dans le I fonctionne déjà mieux dans le II, pris légèrement plus lentement que dans la vidéo viennoise - c'est toujours plus rapide que Bernstein, pourtant ! Dirigeant encore par cœur, Gatti sait ce qu'il veut : pas de magma bruyant, mais de l'articulation et du contrepoint - et pas que du contrechant. Du coup, le Stürmisch bewegt sonne parfois de façon assez étonnante comme une préfiguration du Rondo-Burleske de la 9e, exercice de style aussi brillant que sarcastique, jouant très bien de la virtuosité des cordes graves notamment. Le thème lyrique est traité de façon un peu plus consistante que dans le I - même si là, je suis franchement pour le refus de tout ralentissement, celui-ci rendant toujours le thème trop séquentiel. Dommage que les clarinettes n'aient pas été au rendez-vous ici, surtout à l'occurrence la plus fine et touchante du mouvement (ci-dessus), oser quelque chose (du genre crescendo) aurait été bienvenu...  
    Pour compenser, s'ils ne se couvrent de gloire, les cuivres, trompettes en tête pour le choral libératoire, se tiennent jusqu'ici sans incidents, sans vulgarité et sans trop couvrir. Ce sont comme toujours les altos et violoncelles de l'ONF qui se distinguent - d'autant qu'ils marchent maintenant en rangs serrés et de front. Et il faut reconnaître à Gatti un talent certain, finalement assez peu répandu, pour la gestion de la tension dans le genre de passage que je montre ci-contre, admirablement réalisé ce soir là : cela m'a rappelé la force effusive qui se dégageait, avec le même vrai pianissimo, du début de l'andante de sa 4e de Brahms il y a deux ans.  

 

     
    Le scherzo, bien sûr, sera une autre paire de manches. D'abord, avec la meilleure volonté du monde, un cor solo (et des cors, en fait) qui se contente d'assurer, d'abord, ce n'est pas possible ici. Dès l'entame, la messe est dite : les sfozandos sont absents, la caractérisation des croches montantes, inexistante, et il en sera ainsi de bout en bout. Mais l'ennui, c'est que c'est presque plus compliqué  ici encore pour les cordes, du moins les violons : eux tentent de caractériser, Gatti tente aussi, mais ça ne marche pas : il manque le son préalable, il manque l'intuition, il manque le naturel et donc, la distanciation. La tentative d'emballer le cataclysme central est relativement payante (la mise avait été un malencontreux lancer de baguette du plus bel effet), mais la chose arrive comme un cheveux sur la soupe, tant ce qui a précédé a paru manquer de structure. Alors qu'il faut bien constater que ce problème est quasi inexistant quand Gatti dispose des Wiener (d'accord, ce n'est pas Boulez dans ce même mouvement, mais c'est tout de même très bien). Comme toujours : la qualité instrumentale pure ne fait pas le discours, mais le rend possible.

Reste que, au sortir du dit cataclysme, nos pupitres chéris parviennent encore à sortir l'un des meilleurs moments de cette exécution... et ici, même avec un cor timide, la musique - ci-contre - devient facilement poignante. La conclusion du scherzo (lancée avec panache par Nemtanu et ses troupes) laisse le mouvement sur une meilleur impression qu'à son entame, quoique la dernière page puisse aller cent fois plus loin dans l'hystérie désespérée. 


    L'adagietto (avant qu'il ne commence) pouvait laisser craindre le pire. Le pire n'est pas arrivé et le meilleur n'était pas très loin. Seul le son du quintette y a fait défaut, et sans que les musiciens ne se déshonorent pour autant. Gatti, apparemment pour une fois conscient du risque, choisit de mener tout l'exposé et presque autant le développement plus vite que dans le concert ci-dessous, c'est-à-dire, à mon sens, au bon tempo - celui qui, s'il est tenu sans bouger, boucle le mouvement en moins de neuf minutes, contre plus de dix en moyenne. Je ne reprocherais pas à Gatti de jouer la réexposition beaucoup plus lentement, car formellement, l'effet fonctionne assez bien et se justifie en regard de l'esprit pas si intime que cela de la conclusion : je me dis donc qu'avec le vrai son d'un grand orchestre, ce doit même fonctionner pleinement. Reste que, justement, le climax final laisse à désirer, notamment du fait du manque d'autorité des seconds violons, pas encore rodés à leur nouvelle position indépendante, et complètement couverts par les tenues de leurs voisins dans leur montée décisive. 
    A l'orée de la grande coda du finale, ils se heurteront d'ailleurs au même défaut de cohésion, et l'ensemble des violons au manque d'immédiateté stylistique déjà frustrant dans le scherzo : il s'agit certes de cinq petites mesures, seulement, à mon sens, ce sont quasiment les plus sublimes de toute la symphonie. Je ne suis pas chef, mais franchement, je ne vois pas très bien ce que, au concert, il est possible de faire pour réussir ce passage (qu'on rate même avec de grands orchestres) en-dehors de la disponibilité de musiciens qui le réussissent tout seuls, comme ceux de Vienne (voir la dernière vidéo à 11'55).
4 mesures frappées du sceau du génie, et de l'extrême difficulté
    

    Ce détail qui n'en est pas un mis à part, Gatti fait le nécessaire pour garantir l'enthousiasme très généreux (dans tous les sens du termes, mais je n'ai pas trouvé ça choquant) offert par le public du Châtelet. La principale force de son finale, comme de son adagietto, est d'être intelligemment structuré, et ici le manque de distinction de l'harmonie (pour le coup, cuivres compris) n'empêche pas la conduite d'exhiber la forme d'une façon plutôt plus convaincante que ce à quoi on est habitué. L'engagement significatif des cordes dans tous les traits virtuoses d'accompagnement n'y est pas étranger, et permet une force rythmique évitant systématiquement la lassitude des répétitions : on en pardonnera presque, et on ne devrait pas car c'est très mal, l'inversion radicale de l'indication au passage du dernier choral de cuivres à l'emballement ultime : rit... molto acc., allegro : Gatti fait la même chose avec Vienne (voir à 14'12), et on se demande tout de même quelle mouche le pique ou plutôt ne le pique pas ici. 
A ceci près, donc, et à l'image de toute la symphonie, abstraction faite de son épicentre, c'est de la belle ouvrage de direction générale, en ce sens que la symphonie avait, globalement, une direction, un point de départ, un point d'arrivée - ce qui n'était nullement le cas de la 3e). Voilà qui laisse espérer que Gatti montera en puissance dans la suite du triptyque instrumental - je pressens, étant optimiste, que la Sixième, qui supporte mieux que d'autres d'être conquise par le labeur plutôt que par le talent, sera meilleure encore. Et puis, la quasi totalité de l'effectif du National sait ce que c'est que de réussir la Sixième, n'est-ce pas ?