Les visages de l'étrange Madame Uchida

© R. Avedon
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- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 10 décembre 2010

- Beethoven, Sonate n°14 en ut dièse mineur, op. 27/2 ; Schumann, Davidsbündlertänze, op. 6 ; Chopin, Sonate n°3 en si mineur, op. 58

- Mitsuko Uchida, piano


     Mais où était passée la pianiste qui, portée par un gigantesque Pierre Boulez, triomphait glorieusement du concerto de Schoenberg il y a deux ans à Pleyel ? Cette pianiste à l'articulation puissante mais ne paraissant pas forcée, au geste direct, intuitif et superbement écouté, au son projeté sans trivialité ? Voilà, grosso modo, ce que je me suis demandé au terme assez cauchemardesque d'une 14e de Beethoven à peine sauvée par la qualité de maniement de la sourdine dans son premier mouvement. Je n'ai guère envie de m'étendre sur le reste : un II artificiellement théâtral, construit, signifié ("oh, soudain éveillons-nous doucement !"), et un finale tout aussi artificiellement déséquilibré. Le déséquilibre, c'est très bien, surtout dans les sonates de Beethoven, mais suppose que l'équilibre semble être là avant, préexistant et compris comme tel ; ce qui n'arrive qu'à condition que le piano tienne la route. Ici, il est en permanence au bord du dérapage incontrôlé, quand il ne passe pas une roue dans le fossé. C'est peut-être un problème structurel chez cette pianiste que de troquer, possiblement sous l'effet du trac, sa force naturelle d'écoute et d'organisation de la forme pour une sorte de constructivisme bien moins convaincant, qui a pour effet de contracter son jeu et de le rendre très approximatif et finalement aléatoire. On en finit donc sur ce "oh, et que soudain nous voilà inquiets et tendus !" qui ne justifie pas, bien au contraire, l'avalanche de fausses notes et de traits savonnés.      
    On peut difficilement proposer plus radical changement d'esprit qu'en passant d'une sonate de Beethoven aux Davidsbündlertänze (qu'Uchida vient d'enregistrer avec la Fantaisie). Dans l'absolu, il n'est pas certain que cette partition lui convienne mieux, dans la mesure où l'intelligence de caractérisation n'y remplace pas une forme de folie et d'immédiateté, forcément servie par un jeu transcendant, détaché de toutes les contingences techniques. Ce qui est encore loin d'être le cas du piano d'Uchida ici, mais l'amélioration est tout de même assez nette par rapport au Beethoven. Il est néanmoins frappant de constater à quel point la solidité de la tête (et de l'oreille) est disproportionnée par rapport à celle des bras, ces bras menus encore assez contractés et proposant une sonorité peu flatteuse dès que la dynamique augmente. On n'aura donc pas l'essentiel, à savoir une unification par le flux et reflux, par l'harmonie, faute de qualité de piano : le Lebhaft initial en est fort représentatif : manque de souplesse des accords et déplacements, manque de liquidité des croches sur le second thème. Mais on aura tout de même une relative montée en puissance expressive et émotionnelle, qui commence à se faire sentir à partir du mystérieux VII, alors que le Frisch et le Lebhaft qui suivent surprennent, compte-tenu de ce qui précédait, par leur élasticité. On rechute hélas dans la ballade (X), confuse et manquant d'éclat et de projection. Même alternance frustrante ensuite entre des XI et XII bien caractérisés et un XIII martelé et approximatif. Comme on pouvait s'y attendre, le Zart und singend est en revanche très beau, sans mièvrerie mais avec une dose de détente digitale supplémentaire très appréciable, qui se retrouve de manière étonnante dans le très délicat Frisch suivant. Les trois derniers numéros se maintiendront à ce bon niveau de chant et de respiration, même si l'on est encore frustré ici de densité et d'élégance harmonique (comme dans l'entame du Wie aus der Ferne, dont le nach und nach schneller sera étonnamment prudent, seul moment où Uchida aura paru échaudée par les accidents ayant précédé).


    Changement radical de... pas de décor, non, mais de pianiste pour un Chopin dont on aurait pu ne jamais croire qu'il serait possible au terme du Beethoven : du moins si cela n'avait été la bien peu prévisible Uchida, capable d'une maîtrise pianistique aussi variable que la météo. On passera sur son prélude en ut dièse mineur assez inécoutable, surtout trois jours après celui qui ouvrait le récital de Pollini : lenteur inassumable, dynamique trop forte et univoque, absence de poésie, oublions. Contre toute attente a priori raisonnable, donc, sa Troisième est plus qu'intéressante de conception, et plus qu'honorable de facture pianistique. En particulier s'agissant du premier mouvement, extrêmement maîtrisé formellement et quasiment sans un accroc technique. Pourtant Uchida ne se facilite pas la tâche : d'abord parce qu'elle joue, fait assez inhabituel, la reprise. Ce n'est pas l'aspect le plus convaincant de son interprétation, dans la mesure où elle l'enchaine sans aucun rubato interne à la dernière mesure de la prima volta : ces deux ou trois secondes de différence dans la battue des trois noires précédant le re-surgissement du premier thème changent beaucoup de choses. Lugansky, avant de renoncer à la reprise dans ses concerts (et son enregistrement), proposait sur la même scène, il y a deux ans, une solution intéressante : un long point d'orgue, une interrogation dans le vide, sur la blanche, puis un strict soupir au mouvement initial, faisant effectivement surgir le thème et relancer le grand flux de nulle part.  Mais ceci mis à part, Uchida en propose plein, des choses intéressantes, sans pour autant jouer le moins du monde l'excentricité. 
    Il est proprement stupéfiant que la même pianiste qui à grand peine ne parvenait pas à dompter les traits les plus rapides du finale de "Clair de lune" parvienne le même soir à se tirer impeccablement, et avec une belle force expressive, des redoutables descentes de quartes, par exemple, sur lesquelles butent bien des pianistes (ici, celle de la réexposition). En fait, Uchida en fait même un des traits décisifs de l'esprit expressif de son premier mouvement : sans les théâtraliser, mais avec une force de décision donnant une couleur dramatique très convaincante, les deux premières fois, aux chromatismes qui suivent. Les trois fois le groupe thématique lyrique est extrêmement bien géré, dans la respiration et dans la lisibilité harmonique de la main gauche. Chose que j'apprécie beaucoup, Uchida l'entame la dernière fois plus en-dehors en dynamique et en intonations que précédemment. Enfin, le très difficile développement central ne la fait pas se démonter, loin s'en faut, et elle parvient (presque) à en faire sentir la nécessité formelle alors même que l'observance de la reprise rend ce défi encore deux fois plus ardu. Imparfait factuellement, le scherzo n'en est pas moins original et osé, parfois à la limite du spicatto, mais sans les digitalismes qui plombait une bonne partie du fantasque des Davids. Une vision fantomatique et inquiètante qui n'était pas sans rappeler celle, très réussie, de Barenboim la saison dernière. 
    Joué attaca comme il ne se doit pas en théorie (mais on le tolère bien volontiers), le largo convainc moins pour deux raisons. D'abord parce qu'il y a un problème de cohérence entre l'introduction agressive et très rapide qui semble, certes logiquement, prolonger le scherzo, et le tempo de base effectivement largo adopté ensuite. Ensuite et surtout parce que le développement ne tient pas la distance en tension contenue, Uchida se laissant aller, certes sans sentimentalismes, à des crescendos "anticipés" trop impatients et surtout trop schématiques. Dommage, car l'exposé en lui-même, et la façon de ramener le thème à l'autre bout du mouvement sont bien négociés, et avec une longueur de note convaincante. Le finale sera plus décevant, avec des défauts assez banals : tempo trop rapide, harmonie assez confuse, dissociation parfois scolaire de l'expressivité des mains. Mais dans l'ensemble, on aura pour une bonne part retrouvé cette pianiste attachante, l'une des rares dont les compensations (d'un physique on ne peut plus inadapté à jouer du piano !) trouvent un sens musical à force de qualité d'écoute et de vision synoptique des partitions. Rares sont les pianistes qui quittent la scène avec un bis Bach ne gâchant pas le plaisir : Uchida en fait partie, et si sa Sarabande de la 5e Suite Française ne fait pas s'ouvrir d'abîme sous nos pieds, elle touche avec une belle économie de moyens expressifs, sans jamais paraître scolaire. Sincère, et musicien, pas musicaloïde.
Théo Bélaud
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