La carpe et le lapin (I, mort et transfiguration)

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- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 14 janvier 2010

- Schumann, Concerto pour piano en la mineur, op. 54 - Brahms, Symphonie n°2 enmajeur, op. 73

- Nelson Freire, piano
- Orchestre Philahrmonique de Saint Petersbourg
- Yuri Temirkanov, direction



    Il est clair que l'on ne peut résumer ce concert, encore moins les deux concerts de cet improbable alliage d'interprètes, par le Schumann impromptu qui ouvrait péniblement le bal rituel de Petersbourg aux Champs-Elysées. En revanche, on peut à peu près résumer le concerto (qui remplaçait le 1er de Brahms initialement prévu, et quelque chose me dit que de ce fait les répétitions ont dû se résumer à la portion congrue, si tant est que la portion ait existé) par l'accident assez invraisemblable à ce niveau survenu vers la fin de la première section du premier mouvement (m. 120-132), passage joué avec une bonne mesure (deux à l'arrivée) de décalage entre les cordes et le soliste (les premières en avance sur le second). Douze mesures (seize peut-être car le décalage a bien dû commencer, imperceptiblement, à l'entrée des violoncelles), ce n'est pas énorme pour un cafouillage, mais jouées avec deux de décalage, c'est un peu beaucoup : mon sentiment est qu'au fond cet accident était latent depuis le début de l'exécution, et devait fatalement arriver à un endroit ou à un autre. Qu'il soit survenu à un endroit où l'orchestre ne joue que des blanches et des noires et où les entrées à donner sont d'une simplicité absolument enfantine, s'agissant d'un des deux ou trois plus grands couples chef/orchestre de la planète, en dit long sur l'esprit de ce Schumann catastrophique.
    Bien sûr, Freire et ce couple déjà existant, c'est le ménage à trois de la carpe et d'une bande de lapins bien peu intéressés à une quelconque collaboration aquatique. Le résultat d'ensemble est pour le moins... aquatique, tant la ligne directrice semble inexistante d'un bout à l'autre de l'œuvre, que ce soit rythmiquement/agogiquement, ou simplement dans l'envie de réussir quelque chose. Les petersbourgeois sont l'ombre deux-mêmes, mis à part quelques interventions solistes des bois : tout ou presque est joué à l'image d'un premier accord famélique. Freire ne propose guère mieux (et il est assez difficile de lui en tenir rigueur) : outre que la mollesse générale le gagne très vite, pour ne plus le quitter, - à l'image du caractère incroyablement anecdotique du motif isolé précédant la coda du finale (m. 803-818) - sa qualité de piano est très en-deçà de l'habitude (étonnantes duretés un peu partout, à commencer par les octaves doublés de l'allegro affuoso, absence de longueur de note et de vie harmonique...). Ce qui est d'autant plus dommageable que, sans le son de Freire, il ne reste généralement pas grand'chose de Freire. Ce soir, il ne restait à peu près rien. A qui la faute, voilà une question que je ne me risquerais pas à trancher - contrairement à beaucoup de personnes présentes, m'a-t-il semblé.

    La 2e de Brahms - peut-être l'œuvre la plus jouée par l'orchestre, après la 5e de Tchaikovsky, sous l'ère Mravinsky - laisse assez perplexe quoiqu'en grande partie admiratif pour la simple raison qu'elle a rendu un Leningrad (lapsus volontaire) à peu près conforme à son rang. D'un côté il y a ce qui est manifestement indestructible à court terme chez cette formation : l'unité de son et de respiration du quintette, sa densité, sa discipline, la façon magnétique dont le vibrato de toutes les cordes semble s'indexer au millimètre et en une fraction de seconde sur celui de Lev Klychkov. Au même niveau - ou presque ici, car on en a entendu démonstration plus nette - la petite harmonie demeure incomparable, évidemment pas de beauté car de toute son histoire ce cela n'a jamais été son objet, mais d'intensité sans sophistication et de personnalité sonore - tout l'orchestre peut jouer mal, ces clarinettes me donneront encore et toujours des frissons, et d'ailleurs elles m'en ont encore donné de sacrés cette fois-là (premier mouvement, au sommet de l'exposé du thème principal, m. 134-152, par exemple). D'un autre côté, il y a les faiblesses factuelles dont l'orchestre est assez coutumier une fois sorti de son cœur de répertoire : ce qui n'est forcément nouveau aussi. Si l'on se penche sur la carence la plus criante (le nombre impressionnant de ratés aux cors, tout au long de la symphonie), on peut n'y voir qu'une variante de la tendance à l'effacement qu'ils ont presque toujours eue. Cela ne la rend pas moins regrettable, certes.
    On peut aussi rester troublé face à une forme de volontarisme un peu facile qui transparait de cette exécution carrée, virile, sombre à souhait mais tout à fait univoque de climat. L'absence de complaisance lyrique est séduisante ici mais surtout pour qui la désire. Comme c'est plutôt mon cas, je n'en ferais pas grand cas. Dans le détail, il est en revanche difficile de ne pas s'émouvoir de l'absence de considération pour l'échelle dynamique, à peu près rien n'étant joué en-dessous du mezzo forte, et surtout pas les premières mesures, impérieuses voire franchement menaçantes. Il y a une certaine logique à cela, logique interne à l'esprit de l'interprétation (sorte d'épure paradoxale dans sa rudesse), mais ce n'en est pas moins frustrant.

    Tout ceci étant dit, il reste l'épure proprement dite, qui est superbe dans sa conduite hautaine, formidablement puissante et sauvage dans sa rectitude. L'intégration du fameux thème lyrique du I au mouvement général est admirable de logique fusionnelle, tout comme l'absence de tout théâtralisme doloriste du développement central, rocailleux et impitoyable. La fièvre ne retombe jamais, et le tempo est plutôt vif, pour compenser la légère surcharge de densité du son : ce qui permet à la très difficile coda de s'épanouir assez naturellement, avec une tendresse sous-jacente bien plus à propos que l'épanchement que l'on y entend trop souvent aux cordes. L'adagio non troppo (ici quasi andante, et joué presque attaca) est absolument magnifique, extraordinairement noir, donnant encore plus que le I l'impression de toiser de très haut l'auditoire, et dégageant ainsi une formidable dignité dans la douleur. La richesse de texture est ici vertigineuse, la puissance d'avancée fabuleuse. Une fois encore, c'est bien sûr univoque et monocolore, mais ce qu'il y a dans cette couleur est prodigieux d'expression. (l'entrée du thème majeur aux altos et violoncelles !) N'étaient les pains incessants des cors (il n'y en a pas moins chez le Furt de guerre, remarquez), un très grand moment symphonique. La suite sera légèrement moins gratifiante, le III souffrant davantage du manque de caractérisation au premier degré, et, pourrait-on dire, de l'absence totale d'innocence de l'interprétation. Mais quelle coda, avec cette armée invincible de cordes, cet extraordinaire élan final lancé par les altos et seconds violons (la-si-do-do#-ré...) ! Le seul instant, peut-être, où l'imperturbable Temirkanov est allé solliciter son aile droite, et pour quel résultat. Petersbourg, quand ce n'est pas russe, est imparfait et contestable, mais reste unique.
Théo Bélaud
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