Le futurisme, romantique

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- Paris, Cité de la Musique (Amphithéâtre), le 8 janvier 2011
- Mosolov, Quatuor n°1, op. 24 - Tischenko, Quatuor n°1, op. 8 - Mosolov, Quatuor n°2 (scherzo) - Weinberg, Quatuor n°3 enmineur, op. 14   

- Quatuor Danel : Marc Danel, 1er violon ; Gilles Millet, 2nd violon ; Vlad Bogdanas, alto ; Guy Danel, violoncelle


    Bien que ce concert ait été uniquement composé de pages écrites entre 1920 et 1960, ce sont bien quatre, du moins trois créations françaises et demi que le Quatuor Danel a offert au public (forcément restreint mais de très bonne tenue) de l'Amphithéâtre de la Cité. C'est à souligner pour au moins raison :  au-delà de quelques réserves stylistiques sur le jeu de ce remarquable quatuor, réserves forcément décuplées par la proximité avec les concerts des Borodin, on ne peut que saluer l'abnégation de ces musiciens dans l'exploration des répertoires délaissés du XXe siècle.
    L'œuvre de Mosolov reste très marginalement connue et enregistrée. La découverte de son catalogue est d'autant plus malaisée que sa période, presque  exactement la même que celles de Chostakovitch (1900-1973), ne permet pas encore la libre numérisation de ses partitions. Au-delà du cas des Fonderies d'Acier, le premier quatuor et une bonne partie de l'œuvre pour piano (passionnante) restent les principaux jalons exhumés aujourd'hui, notamment par le disque. C'est aussi en quelque sorte le plat de résistance que propose le Quatuor Danel... dès l'entame de leur concert. Ce qui était, peut-être, un peu dommage, surtout compte tenu de la densité d'un programme d'une heure et quart sans entracte, mais c'est là un détail sans importance. L'exécution est une franche réussite, et m'a parue plus convaincante d'ailleurs que l'enregistrement, déjà de belle facture, écoutable ci-dessous (enregistrement du quatuor de Novossibirsk). Compte-tenu de la présence de ce document d'autant plus précieux qu'il propose la partition, je n'aurais que peu à ajouter pour présenter cette œuvre importante, du moins enthousiasmante quoique moins audacieuse et représentative de l'avant-garde anté-stalinienne que ne le sont les sonates pour piano du même compositeur. Les Danel propose une exécution puissante, aussi engagée qu'imaginable, mais très maîtrisée rythmiquement, ce qui est assurément ici une composante cruciale. La profusion de l'imagination harmonique est cependant autant mise en valeur que les caractérisations homorythmiques propre à ce style croisant l'influence post-scriabinienne et une tentation encore prégnante de suivre l'académisme "réaliste" en germe. On peut sans doute proposer une vision plus stricte, hautaine de cette partition que les Danel tirent vers un expressionnisme symphonique maximal : on y sent presque plus leur fréquentation d'Hindemith que celle de Chostakovitch... mais pourquoi pas.
  
    Après le premier quatuor de Tischenko, le Quatuor n°2 (1942, sans numéro d'opus comme apparemment toutes ces œuvres tardives) permet d'illustrer la seconde période créatrice de Mosolov, bien différente de celle du jeune et prometteur secrétaire russe de la Société Internationale de Musique Contemporaine (Mosolov a alors été déclaré ennemi du peuple, et exclu en 1929 de la société des compositeurs soviétiques, soit une condamnation à mort artistique). Preuve que l'écoute biographique est rarement convaincante ou même intéressante, la partition n'évoque pourtant ni révolte ou surenchère dans la noirceur, ni refuge dans un hermétisme d'écriture quelconque. Son 3e mouvement est une splendide découverte. Paraissant, mais c'est un éloge, trop courte, cette page réussit le tour de force d'exhiber une compacité expressive qui fait naître une tension digne de Chostakovitch, tout en proposant un matériau au charme presque rimskien. Mosolov tentait-il de reconquérir une respectabilité de compositeur officiel, à la suite de ses recherches sur le patrimoine folklorique d'Asie centrale ? Peut-être ou peut-être pas, mais il y a là le germe possiblement à découvrir d'un équivalent soviétique aux démarches de Bartok et Kurtag. C'est en tout cas ici, de tout le concert, que les Danel se sont montrés les plus convaincants, dans le romantisme global de leur approche de ces musiques.
    Le Tischenko, que les Danel jouaient un mois après la disparition du compositeur (le concert était dédié à sa mémoire, mais les musiciens on eu le bon goût de ne pas prendre la parole à ce sujet ou  à un autre) est assez séduisant, mais plutôt représentatif de la facette un peu gentille généralement proposée par Tischenko dans sa première manière. Le premier des ses cinq quatuors date de 1957, et se rapproche assez, dans le style et l'esprit faussement grave et faussement léger, de son unique concerto pour piano composé trois ans plus tard. Ce n'est en tout cas pas la partition qui démontre le mieux l'importance - certaine - de ce grand monsieur du second XXe siècle russe, et hélas il risque de s'écouler encore du temps avant que ses très belles œuvres symphoniques et concertantes ne deviennent des classiques de Pleyel...
    Le 3e Quatuor (1944) de Moshe Weinberg est quant à lui une très belle découverte, défendue par des Danel légèrement cuits (et donc un peu plus imprécis) mais encore vaillants tout de même. L'influence de Chostakovitch est ici palpable, ne serait-ce que dans la relation entretenue au cadre tonal, caractéristique du génie synthétique des compositeurs tiraillés entre académisme de pompes et voies nouvelles. Les Danel sont intimes de cette musique, eux qui mènent le beau projet d'une intégrale au disque (pour le label CPO, qui mériterait comme une poignée d'autres d'être un des majors légitimes...). Au-delà, la prééminence fréquente du folklore juif y est plus marquée que chez Chostakovitch (du moins pour ce qui est des quatuors). Les trois mouvements présentent une grande unité de ton et de couleur, et il est paradoxalement permis de penser que c'est ici que les Danel ont été un peu à leur affaire, sur un strict plan stylistique : la dimension d'épure expressive pouvant certainement être davantage trouvée ici, à l'image de ce que les Borodin allaient proposer - et de quelle manière - juste après.
Théo Bélaud
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