Lugansky, séducteur contrarié

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- Paris, Théâtre des Champs-Elysées
- Schumann, Carnaval de Vienne, op. 26  - Brahms, 6 Pièces, op. 118 - Chopin, Nocturne en fa majeur, op. 15/1 ; Fantaisie en fa mineur, op. 49 ; Prélude en ut dièse mineur, op. 45 ; Scherzo n°4 en mi majeur, op. 54 ; Nocturne en bémol majeur, op. 27/2 ; Polonaise en la bémol majeur, op. 26
- Nikolaï Lugansky, piano


    Il y a peu et beaucoup à dire sur ce récital, rendez-vous du Théâtre des Champs-Elysées aussi rituel que les apparitions de Sokolov. Le prochain concert parisien de Lugansky (en mars à Pleyel avec Marek Janowski) sera ma dixième soirée avec le petit prince russe. J'en espère beaucoup, parce que c'est le 4e de Rachmaninov, parce que c'est Rachmaninov tout court d'ailleurs, parce que c'est Janowski accessoirement. Et aussi parce que, finalement, ce n'est jamais au TCE que j'ai entendu le meilleurs Lugansky, et cette soirée n'a pas dérogé à la règle ; règle double, en fait, qui semble vouloir obstinément que les programmes dépourvus de musique russe, a fortiori de Rachmaninov, ne lui réussissent qu'à moité voire très peu. Nous étions donc au TCE, et il n'y avait ni Rachmaninov, ni Prokofiev à l'affiche. Il n'y avait du reste rien de nouveau : l'opus 118, Lugansky l'a choisi notamment, il y a douze ans déjà, pour l'un de ses premiers récitals à La Roque (publié en DVD). Le Carnaval de Vienne était déjà à ses programmes de 2007. Quant à la sélection Chopin, qui reprenait pour l'essentiel celle de son (remarquable) dernier disque, elle est aussi une remise sur le métier (la Fantaisie, le scherzo et le nocturne en bémol avaient déjà été enregistrés auparavant). Remise en question(s) ? Il ne semble guère, du moins pour ce qui concerne la première partie, consacrée aux allemands.

    Le Schumann initial est peut-être rétrospectivement ce que je garde de meilleur du récital. Pourtant, l'entame n'a rien d'enthousiasmant, pour du Lugansky : la conduite est prudente voire précautionneuse, et surtout on ne reconnaît guère ce piano timoré, manquant de projection et de corps, étonnamment neutre de part et d'autre du médium. Mais les choses s'améliorent progressivement, principalement grâce à l'intelligence de caractérisation : les irruptions des nouveaux épisodes sont remarquablement liés aux refrains et imposent une logique d'écoute assez peu courante ici, tout en demeurant d'une grande sobriété. Pour le reste, les qualités "minimales" de Lugansky sont au rendez-vous : la lisibilité jamais sur-articulée des plans, la qualité d'amortissement, bref, l'absence de prosaïsme. Pour le feu sacré et l'élévation, il faudra attendre la Romanze, magnifique (dont la formidable intensité n'aura fait aucun effet à un public tousseur particulièrement pénible). Le Scherzino peut sembler anecdotique, mais il l'est sur le papier, après tout : le tout étant de rendre l'anecdote distinguée, ce à quoi Lugansky parvient fort bien (quoique la conclusion manque de naturel). L'Intermezzo, qu'il avait déjà redonné en bis il y a deux ans (vidéo ci-dessous) est peut-être la seule pièce du récital à frapper par la nouveauté de son interprétation, en tout cas par rapport à la façon dont Lugansky l'a déjà jouée, beaucoup plus au premier degré. Le premier degré, en l'occurrence, est très bien illustré par le bis de 2009, et c'est superbe. Mais ce qui est ici proposé, dans une dynamique générale beaucoup plus économe et retenue, est d'une finesse plus fascinante et sans doute plus riche dans l'exhibition tant harmonique que mélodique. Un régal. Le finale est d'une admirable continuité sans que le trait soit jamais grossi, et le traitement du thème lyrique d'un naturel exemplaire ; à nouveau, seule la coda manque d'éclat et de nécessité.
    Le cas de ce Brahms laisse nettement plus perplexe. Si Lugansky continue de le présenter, ce doit bien être pour chercher des choses nouvelles, se dit-on. Or, s'il y a bien une frustration ressortissant à cette exécution, c'est l'impression que Lugansky n'essaye rien de vraiment nouveau, ou, à défaut, de plus intense ou investi. Et d'ailleurs, d'une certaine manière, c'est logique et presque souhaitable : si ce pianiste est un maître de la caractérisation "pure", sans volontarisme ni musicalité scolaire, cette dimension profondément admirable de son style disparaît dès qu'il ne semble pas sentir une partition de manière absolument immédiate. S'il y a quelques signes de cela dans Schumann, dans Brahms le phénomène est hélas bien plus cruel : compenser, musicaliser, attirer l'attention, Lugansky ne sait pas faire, parce que justement, ce n'est pas un faiseur. Mais en s'obstinant à défendre un cycle avec lequel il ne semble pas vraiment communiquer, il se condamne presque à ennuyer. Surtout un soir où la qualité de piano est seulement bonne. Le feu sacré aura repointé le bout de son nez (et pas davantage), au mieux durant quelques instants de la section allegretto grazioso de la cinquième pièce. Le reste est maitrisé et désespérément appliqué sans que la poésie ne consente à sortir toute seule, et sans que l'on puisse ni espérer ni désirer qu'on la force à sortir. On comprend pourquoi Lugansky admire tant Sokolov, à bien des égards son pôle contraire dans la tradition soviétique : lui possède cet autre génie de la caractérisation, sur le mode obsessionnel, viscéral, la capacité à ajouter une charge discursive autoritaire et hypnotique. Comment expliquer autrement, avec ces deux pianistes qui tous deux peuvent emmener vers des sommets d'émotion, que le Brahms de l'un soit si immensément supérieur à celui de l'autre ? Peut-être aussi faut-il voir cette limite de Lugansky pour mieux comprendre pourquoi tant de gens peuvent voir en lui un glaçon inexpressif et d'autres le summum de la poésie pianistique : son pouvoir de séduction est un phénomène au fond très complexe, et surtout fragile.

    Cette fragilité, qui est aussi celle de son piano, on l'aura retrouvée dans une partie Chopin étrange à bien des égards. Dans sa construction, d'abord, tout à fait ordinaire et académique d'abord, - pièce courte puis pièce longue par deux fois, mettant en miroir les modes et les relatifs - puis tirant de façon surprenante vers le pot-pourri de récital de pianiste de seconde zone (ou de pianiste chinois). Mais que lui a-t-il pris d'ajouter les deux grandes tartes à la crème, surtout à la suite du scherzo en mi majeur qui est un des sommets absolus de l'œuvre de Chopin ? D'autant que je n'ai pas bien compris la nécessité que Lugansky lui même a pu y trouver. Avant cela, j'ai été surpris par le nocturne en fa majeur, magnifique réussite de son dernier disque, qui est ici d'une grande qualité mais diffère sensiblement de l'enregistrement. Le tempo de base est plus retenu, et surtout le travail de dissociation des plans beaucoup plus poussé : la main droite est très en-dehors (de timbre, la dynamique restant très contrôlée) alors que les deux dernières notes de chaque triolet, tout en étant distinctes, paraissent jouées una corda. La partie centrale est remarquable de clarté et de sens du chant. La Fantaisie au concert n'est jamais complètement satisfaisante, et celle-ci ne déroge pas à la règle : c'est tout de même de la bel ouvrage, irréprochable techniquement, extrêmement intelligente de construction, mais... il y manque le piano le plus transcendant de Lugansky, celui qui chante de partout dans Rachmaninov. Le prélude déçoit en revanche considérablement, mais je ferais la même remarque que pour Uchida le mois dernier : au même titre que pour le nocturne en ré bémol, il risque de s'écouler un certain temps après le récital de Pollini pour que ces pages redeviennent audible par quelqu'un d'autre. Le 4e Scherzo est pour moi une des deux ou trois œuvres les plus difficiles de Chopin sur le plan de la conduite du discours (avec la Barcarolle et la 3e Sonate). Lugansky y apparaît comme en une synthèse de son récital, alors qu'il y est manifestement capable de bien mieux : jusqu'au trio, rien de vraiment fort et lyrique ne se passe, la richesse de timbre manque à l'appel, la diachronie du chant tout autant, la main gauche ne parle pas assez. Le trio, lui, est très beau, et à partir du retour du thème (la difficulté discursive de ce passage ne cessera jamais de m'étonner !) tout s'améliore et est beaucoup plus gratifiant.

    Lugansky est l'un des pianistes les plus coutumiers des séries de bis les plus admirables, rendant l'exercice aussi sérieux et plein d'enjeux que possible. Signe d'un soir quelconque, cette série-là ne proposera rien d'extraordinaire. La Fantaisie-Impromptu est propre et anecdotique, les deux Rachmaninov, qu'on a déjà écouté bien des fois sous ses mains, sont loin de ce qu'il peut y produire à son meilleur, et le Chasse-Neige n'égale pas ceux, superbes, qu'il avait déjà donné au TCE (au programme en 2008, en bis en 2010). Reste un mystère Lugansky : comme à mon habitude, je me suis replacé en seconde partie en fond d'orchestre, en plein centre. Cela fait bien longtemps que j'en suis convaincu, mais il n'y a guère de pianistes plus beaux (au sens de la pure beauté mais aussi et surtout de l'exemplarité) à regarder que Lugansky - il y a Ranki et Andsnes, disons. Mais les grands pianistes, dans les soirs sans, donnent généralement une impression visuelle de moins-disant proportionnelle à ce que l'on entend. Ce n'est pas du tout le cas de Lugansky, qui reste superbe à tous égards - position, amortissement permanent du poignet, relâchement maximal de la main dans les traits fusés, etc., et toujours cette façon si belle de laisser retomber le bras le long du corps dès qu'une occasion se présente. Faut-il donc que l'oreille et la tête soient fragile et tributaire de bien des choses.  C'est aussi ce trait d'humanité que l'on aime chez Lugansky, et ce pour quoi on lui pardonne finalement tous ses concerts moyens.
Théo Bélaud
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