Je suis Daniel Barenboim, vous êtes libre ce soir ?

V V / ∏

- Paris, Salle Pleyel, le 5 février 2011

- Bartók, Concerto pour piano n°1 - Tchaikovsky, Symphonie n°5 en mi mineur, op. 64

- Yefim Bronfman, piano
- Staatskapelle Berlin
- Daniel Barenboim, direction


    Barenboim est un interprète extraordinairement doué, peut-être le plus doué de sa génération, sinon de toute la charnière XXe-XXIe siècles, avec Salonen. J'aurais pu citer deux ou trois autres noms (ou n'aurais pas pu, peut-être), mais justement, Barenboim dirigeait à Pleyel deux concerts respectivement 24h après et deux heures avant les deux prestations de Salonen au Châtelet. J'ai enchainé les deux premiers, et pour le second Barenboim, ai passé mon tour. Car après ce premier concert, il ne m'a pas semblé que le jeu consistant à rallier l'ouest au centre parisien en dix minutes en valait la chandelle. La saison dernière a permis d'afficher les deux visages de Barenboim, ou presque : celui, resplendissant, de l'incomparable maître de la direction du piano, dans une formidable intégrale des concertos de Beethoven avec sa Staaskapelle Berlin. Et celui, tantôt désarmant et tantôt agaçant, de l'éternel gamin trop doué et même trop intelligent, qui propose deux récitals Chopin à peine appris, enchaînant sublime Berceuse et épouvantable étude, trou de mémoire géant dans la 3e Sonate et miracle pianistique permanent dans la 1e Ballade, polonaise complaisante et noble Fantaisie. Le cru parisien 2011 penche nettement de ce second côté, même si c'est de direction d'orchestre qu'il s'agit cette fois : en fait, il bascule franchement du côté de la facilité, de l'esbrouffe, avec une pincée de mauvais goût (les bis !!), et une forme de démagogie qui n'est pas sans flirter avec du mépris. Si une telle chose pouvait être avérée, on ne pourra lui en tenir rigueur. S'agissant du résultat musical, quant on est face à un chef (oui, un chef) tellement doué et un orchestre de l'élite mondiale, il y a de quoi être beaucoup plus dubitatif.
    Passons encore sur le Bartók, dont on n'attendait pas grand'chose... oui, enfin, tout de même mieux que cela ! C'était là la huitième fois que j'écoutais la Staatskapelle Berlin en concert, et l'ai trouvée méconnaissable. Outre une mise en place plus qu'approximative (franchement inexistante dans tout le développement du premier mouvement, qui frise le dérapage général à au moins deux reprises), l'intensité de jeu est proche du zéro à tous les étages de l'orchestre, et singulièrement à la petite harmonie, d'ordinaire excellente - mais où sont passées ces clarinettes et bassons entêtants qui faisaient le bonheur des Mahler de Barenboim et de Boulez en 2006 et 2008 ? Les cors, d'habitude proches de l'infaillible, distribuent une quantité étonnante de pains, et cela ne s'est pas vraiment arrangé dans la symphonie. Quant aux cordes, elles sont inaudibles au sens propre à peu près d'un bout à l'autre. Quant à Yefim Bronfman, comme pour ses dernières apparitions parisiennes (concerto de Salonen et 2e de Prokofiev), il enchaîne les notes comme des perles, avec une relative marge de sécurité technique (mais une projection très médiocre), nettement moins de prosaïsme que d'autres virtuoses purement digitaux, certes, mais une platitude, une absence d'enjeux et de lyrisme absolument confondants. Concerts après concerts, je continue de me demander comment il est possible de posséder une morphologie aussi adaptée au piano, autant de facilité à donner toutes les notes des pages les plus ardues, et proposer un pianisme et des interprétations aussi anodins l'un que l'autre. Un mystère. Si Barenboim avait été au clavier en laissant le podium vide, le résultat en (non-)consistance de direction aurait sans doute été identique, et au moins se serait-il passé quelques choses dans le piano, entre les fausses notes...

    Voilà pour la paresseuse et ennuyeuse mise en bouche, qui au vu de l'œuvre aurait évidemment dû être autre chose qu'une mise en bouche. La suite est tout à fait différente, sans que fondamentalement l'on ait le sentiment que Barenboim prenne son affaire plus au sérieux. Cette 5e de Tchaikovsky est une sorte de viol de l'œuvre, mais un viol assez spécial : pas du genre de ceux qui assassinent leur victime en assouvissant leurs pulsions (pas Rattle dans Schumann, non) ; pas non plus du genre de ceux qui, par une curieuse réaction de consentement de la partition, en révèlent une face cachée (pas davantage Jurowski dans Beethoven, donc). Non, c'est le viol à la Barenboim, pas trop violent ni choquant, pas franchement convaincant non plus, loin s'en faut : un peu porno-chic, au fond. On ne saurait être tout à fait dupe de la facticité de l'amour porté à la musique de Tchaikovsky ici, et en même temps, on peut trouver un plaisir subtilement pervers à goûter cette façon de l'aimer. Car il se passe des choses, incontestablement. 
    D'abord parce que la Staatskapelle reprend ses esprits et répond généralement enfin présente. Au moins pour ce qui est du quintette, qui retrouve là toute sa densité et sa virtuosité collective. Ensuite, il faut composer avec la conduite de Barenboim, cabotine en diable, changeant de tempo comme de chemise (et on ne pourra pas dire qu'il n'a pas payé de sa personne, en sueur en tout cas), relançant le discours dans un fac-simile de geste démiurgique - le fantasme d'une 5e furtwänglerienne, sauf que la Pathétique de Furt était plus sérieuse, et que Furt avait sûrement davantage pris au sérieux le 1er Concerto de Bartók, surtout étant donné que le soliste s'appelait Bartók. Quoiqu'il en soit, on a affaire ici au contraire parfait des principes présidant normalement à un Tchaikovsky solide (droit, sans complaisance, discipliné, conduit sur la logique de long terme de l'accumulation de tension). Grosso modo, on peut distinguer deux grandes catégories d'effets résultant de ces mêmes causes.  Les moments où l'on peut croire que Barenboim, en draguant éhontément sa 5e, en obtient quelques faveurs plus ou moins étourdissante, et les (longues) plages durant lesquelles notre 5e subit de mauvaise grâce des élans des plus lourdauds. 
    Dans la première catégorie, il y a une large part du premier mouvement, en dépit de premières minutes tout à fait flasques (le temps de finir le whisky au bar et de repérer la donzelle, ensuite à l'attaque) : les progressions à partir du second thème ont beau faire leur dose de libidineuses œillades, il est permis d'y croire un peu, parce que l'équilibre et donc la richesse harmonique sont là, et la puissance aussi... et même une certaine logique du rubato, car tout de même, c'est Barenboim, qui s'y entend dans l'art de faire n'importe quoi, mais pas n'importe comment. La valse est, là encore dans un genre chic savamment dépravé, une réussite : il faut reconnaître que rares sont les chefs et orchestres à faire ressortir toute la finesse d'orchestration du trio et surtout à faire entendre toute la polyphonie de la géniale transition vers le da capo (hautbois, altos et violoncelles font ici un superbe travail, et à l'évidence la direction de Barenboim n'y est pas étrangère) : même Jansons et sa formidable Radio Bavaroise n'y étaient pas parvenus l'an passé, dans une 5e autrement plus sérieuse ! Mais pour ces quelques moments de démonstration orchestrale et, il faut bien le concéder, de finesse musicale, quels pensums que ces mouvements pairs théâtraux au possible et où, cette fois, le charme est totalement absent, tout simplement parce que la déconnexion entre la gravité de la partition et la Casanova-attitude du chef est ici trop voyante.  
    Trop facile, Danny ! On ne débarque pas chez une veuve fraîchement éplorée pour lui offrir un dîner romantique, même quand on s'appelle Barenboim. Même en lui offrant une explosive (mais brillante, soit) polonaise d'Oneguin. Et surtout en l'assommant d'une languide et absconse Valse Triste - sacrilège !  déguerpissons chez Salonen, vite, en plus tous les concerts sont gratuits, et garantis en tout bien tout honneur.
Théo Bélaud
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