Un mois avec Salonen (2) : (Kappell)meistermusik

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- Paris, Théâtre du Châtelet, le vendredi 11 février 2011
- Salonen, Stockholm Diary ; Five Images after Sappho ; Mimo II ; Mania - Ravel, Le Tombeau de Couperin 
- Barbara Hannigan, soprano
- François Leleux, hautbois
- Anssi Karttunen, violoncelle
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Jonathan Stockhammer, direction

- Paris, Théâtre du Châtelet, le samedi 12 février 2011
- Salonen, Gambit - Lutoslawski, Symphonie n°4 - Salonen, Giro ; Foreign Bodies
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Esa-Pekka Salonen, direction


Salonen, un héros comme un autre - par Vincent Haegele

  Esa-Pekka Salonen sait s’entourer, c’est indéniable. Son parcours exceptionnel de chef d’orchestre lui a permis de trouver les interprètes idéaux de ses propres œuvres de compositeur. Et quels interprètes : Barbara Hannigan, Karii Kriikku, Leila Josefowicz, François Leleux… pour ne citer qu’eux. Des interprètes de qualité pour une musique exigeante, mais sans doute sujette à débats et controverses dans le cadre d’un festival tel que le Festival Présences. Il n’est pas rare de croiser des chefs d’orchestre compositeurs à leurs moments perdus (trouver des compositeurs rêvant d’être chefs d’orchestre pour diriger la musique des autres, c’est plus rare), mais en définitive, on ne regrettera pas que le talent de chef de Salonen soit mis au service de sa propre musique. D’autant qu’il a des choses à dire.
    Dans cette première chronique, nous allons évoquer le cas de Salonen compositeur. La deuxième nous donnera l’occasion d’évoquer les quelques moments marquants du festival, notamment la création (recréation ?) de la Quatrième symphonie de Witold Lutosławski et comment Jonathan Stockhammer est parvenu à donner une lecture presque solaire du Tombeau de Couperin. Salonen-compositeur s’est vu en effet entouré de Ligeti (Requiem), Ravel, Lutosławski, Stravinski ou encore Saahariao, compagne de route depuis les années de conservatoire d’Helsinki. Une belle cohérence dans le répertoire, d’autant que les compositeurs scandinaves n’étaient pas tout à fait absent grâce à la Maîtrise de Radio-France.

    Salonen compositeur, donc. Le Festival Présences est parvenu à donner une image à peu près globale de l’homme et de ses obsessions stylistiques (la machine, le choral, la ligne claire), mais aussi du parcours intéressant qui l’a mené du sérialisme intégriste à une véritable révolution culturelle et sonore, provoquée à la fois par son passage aux États-Unis et la fréquentation des grandes partitions du répertoire par lui dirigées. Une « révolution » qui a consisté essentiellement à redonner sa place à l’orchestre et non plus au seul « grand ensemble » cher à la plupart des compositeurs majeurs de ces cinquante dernières années, et à broder d’inlassables variations à partir de modes et de gammes croisées. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il dispose d’un style bien propre à lui et qui n’est pas dénué d’une certaine originalité, bien que de nombreuses facilités puissent prêter le flanc à une critique assassine (usage de la percussion, notamment et de certains instruments au kitsch avéré). L’exemple le plus extrême qui nous a été donné d’entendre est certainement Insomnia, une fantaisie symphonique (fantaisie est l’expression la plus juste) d’un seul tenant, qui évoque tout à la fois Scriabine pour sa conclusion, qu’un certain nombre d’autres compositeurs que l’on pourrait s’amuser à identifier pendant des heures. Oui, mais. Cela reste du Salonen de la première à la dernière note. Passéiste ? Certes non, ou si l’humour doit être considéré comme une forme de nostalgie, je n’ose pas imaginer ce que l’avenir nous réserve… Car de l’humour il y en a chez Salonen, même lorsqu’il évoque une nuit troublée par de mauvais rêves et des pensées obsédantes ; un peu grinçant certes, et diriger la musique de Bernard Herrmann finit toujours par laisser des traces. Mais cet humour on le retrouve aussi de manière plus translucide, plus brillant dans Mimo II, sans doute l’une des meilleurs pièces qui m’ait été donné d’entendre au cours de ce festival, à savoir une pièce concertante pour hautbois et petit orchestre (le terme de petit peut faire sourire chez Salonen, car le nombre de musiciens reste très conséquent) : le rythme est soutenu, la virtuosité n’est pas gratuite (contrairement à Mania, le concerto pour violoncelle donné dans la même soirée, des plus ennuyeux), et surtout son orchestration est une pure merveille d’inventivité et de légèreté. Salonen se paie le luxe d’une forme tout à fait maîtrisée, d’aspect classique sans jamais tomber dans la nostalgie classicisante.
Le 12 février, après Foreign Bodie

De même pour la très belle pièce pour cordes Stockholm Diary, écrite pour le Nouvel Orchestre de chambre de Stockholm, et qui apparaît comme une belle découverte. Là aussi la ligne est très pure, bien que mille détails foisonnent côte à côte ; les idées mélodiques sont belles mais simples, oscillant entre froideur toute scandinave et sentiments élevés. Oui, il y a peut-être même un certain penchant pour le romantisme, du moins un romantisme revu, transformé, radicalisé et plongé dans le bain des considérations très actuelles. Salonen reste un compositeur de son temps ; force est de reconnaître tout de même que son talent s’exprime de façon plus personnelle encore dans ces pièces réservées à des ensembles plus restreints, voire aux cordes seules, dont il connaît la technique sur le bout des doigts (c’était fascinant de suivre les évolutions du pupitre des contrebasses).
    Foreign Bodies, donné sous la direction du maître lui-même, est un peu le contrepied de ce mouvement vers l’épure, mais le résultat n’en est pas moins enthousiasmant à défaut d’être surprenant. C’est un triptyque symphonique agencé d’un seul tenant, que Salonen rapproche lui-même (pied-de-nez à ses détracteurs ?) de la Kappellmeistermusik, de la musique de chef d’orchestre. Effectivement, il s’agit de cela, mais comme à son habitude, le compositeur revendique ce qu’il écrit et ne théorise pas pendant des paragraphes ce qu’il compte mettre sur des portées. Salonen revient en quelque sorte aux fondamentaux de la musique : écrire d’abord, expliquer ensuite, si nécessaire. Ce qu’on peut lui reprocher, dans Foreign Bodies ou bien encore dans Insomnia, c’est l’aspect faussement décontracté des développements, qui laissent penser que Salonen reste encore très attentif aux jugements de ses contemporains immédiats. Le fait est qu’après Lindberg, il a choisi une voie qui peut déplaire et il peut être tenté de donner des gages de « modernité » ; mais à quoi bon ? Ce qui faisait la force de compositeurs tels que Khatchaturian ou Herrmann (c’est quand même un peu à eux que l’on pense en écoutant les pièces du dernier Salonen), c’est précisément le fait d’aller au fond des choses, à la façon d’un cataclysme. Á méditer…
    Encore plus à mi-chemin d’une avant-garde desséchée et d’un renouveau solaire, l’on trouve les pièces Gambit (1998) et Giro (1982). La deuxième appartient clairement à une esthétique encore très marquée par le sérialisme et les règles édictées au courant des années 1970. Quoique… en écoutant bien, l’on entendra que le jeune compositeur n’entendait pas en rester là, et fait preuve d’une grande liberté avec les conventions. Giro, bien que déjà marquée par le temps, reste une pièce d’envergure certaine mais sans la prétention que l’on trouve habituellement chez bon nombre de jeunes compositeurs. Gambit, quant à elle, semble sortir d’un moule a priori identique, mais s’amuse nettement plus avec l’emploi des règles contrapuntiques et le jeu des timbres. Le relief, qui manquait à Giro, prend toute son ampleur dans Gambit.
Ainsi naissent les compositeurs, quand bien même nous sommes encore incapables de préjuger du succès de ces œuvres dans des temps futurs. Mais il y a néanmoins un aspect important qui n’a pas été évoqué de façon très développée au cours de ce festival, et qui pourtant, doit donner du grain à moudre pour les années à venir : Salonen est un compositeur finlandais. Eh oui ! C’est bête, mais c’est important : il a derrière lui Sibelius, Madetoja, Einar Englund, Kokkonen, Rautaavara, une école dotée d’une personnalité attachante et unique depuis plus d’un siècle déjà et qui, depuis son origine, a toujours témoigné une méfiance bienvenue envers l’esprit de système que l’on pouvait trouver en Allemagne (wagnérisme) ou en France (debussysme). Après un court moment d’égarement entre 1950 et 1970, où l’école d’Helsinki semble avoir temporairement cédé aux sirènes d’une avant-garde déjà essoufflée, l’on voit apparaître un véritable renouveau de la composition à travers un certain nombre de pièces majeures (Concerto pour violon de Rautaavara, symphonies de Sallinen, les œuvres très personnelles de Segerstam). La dernière génération, qui a souvent compté ces derniers parmi leurs professeurs, ne pouvait que trouver là le lait qui allait la nourrir pour longtemps encore. Il n’y a qu’à souhaiter que cette originalité perdure.

 Vincent Haegele