Le rêve américain vu par l’EIC

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- Paris, Cité de la Musique, le vendredi 25 février 2011
- Adams, Chamber Symphony - Hackbarth, Crumbling Walls and Wandering Rocks - Steve Reich, Tehillim
- Synergy Vocals : Amy Haworth, Micaela Haslam, Rachel Weston, Heather Cairncross
- Ensemble InterContemporain
- François-Xavier Roth, direction

- Paris, Cité de la Musique (Amphithéâtre), le mardi 1er mars 2011
- Perle,  Quintette à vents n°1 - Cage  Music for Wind Instruments - Crumb, Eleven Echoes of Autumn - Cowell,  The Banshee ; The Tides of Manaunaum, Tiger - Ives, Trio pour violon, violoncelle et piano
- Solistes de l’Ensemble InterContemporain : Sophie Cherrier, flûte ; Didier Pateau, hautbois ; Jérôme Comte, clarinette ; Paul Riveaux, basson ; Jens McManama, cor ; Hideki Nagano, piano ; Jeanne-Marie Conquer, violon ; Pierre Strauch, violoncelle


par Philippe Houbert

Les compositeurs américains et l’Ensemble InterContemporain, ça n’est pas une vraie histoire d’amour. Pour de très nombreuses œuvres d’Elliott Carter jouées régulièrement, combien d’autres laissées de côté ? C’est la raison pour laquelle il était intéressant de voir quelle allait être la contribution de l’Ensemble, d’abord en grande formation, puis en géométrie chambriste, au cycle « Le rêve américain » donné à la Cité de la Musique en cette saison dédiée aux utopies.
Le concert du 25 février, où l’EIC était dirigé par François-Xavier Roth (FXR), débutait pat la Chamber Symphony de John Adams. Autant le dire, ma relation à la musique d’Adams est très fluctuante, allant de la franche détestation pour tout ce qu’il a composé ces dix dernières années à une oreille souvent plus qu’attendrie pour bon nombre d’œuvres des années 80 et 90. La Chamber Symphony date de 1992 et met fin à une longue période de compositions faisant se succéder de longs blocs harmoniques. Ici, Adams semble revenir vers la musique européenne, avec, par le titre, une franche référence à Schoenberg. Le choix des instruments convoqués est à peu près le même que pour l’opus 9 du grand aîné. S’y ajoutent des parties de synthétiseur, de percusssion, de trompette et de trombone. Le parallèle s’arrête car, là où Schoenberg visait à l’unité, Adams parcellise l’œuvre en trois mouvements très distincts d’esprit et d’écriture. C’est aussi le retour à « la polyphonie démocratique » qu’Adams met en œuvre dans cette symphonie de chambre, avec un apport assez surprenant que le compositeur raconte : « Assis dans mon studio, étudiant la partition de Schoenberg, je fus soudain conscient du son venant de la pièce à coté : mon fils Sam, âgé, de sept ans, regardait des dessins animés, de bons vieux cartoons des années 50. Leurs partitions hyperactives, obstinément agressives et acrobatiques, commencèrent dans ma tête à se mêler à la musique de Schoenberg, hyperactive, acrobatique, elle aussi, et non moins agressive. Je réalisai alors tout ce que ces deux traditions avaient en commun. » On ne saurait mieux décrire cette œuvre que par les trois adjectifs utilisés par Adams et la direction de FXR prit délibérément ce parti, jouant sur la transparence polyphonique, la virtuosité habituelle des musiciens de l’EIC et un brin d’agressivité qui leur manque sans doute habituellement dans ce style d’œuvres.
Synergy Vocals durant les répétitions de Tehillim - photo Jean Radel. Plus de photos sur son blog

Faisant suite à ce petit chef d’œuvre admirablement exécuté, venait la création française d’une composition du jeune (né en 1982) Ben Hackbarth, actuellement en résidence à l’IRCAM. Œuvre d’une grosse vingtaine de minutes, mobilisant deux clarinettes en si bémol, deux percussions, deux violons, deux altos, deux violoncelles et un dispositif électronique. Crumbling Walls and Wandering Rocks fait référence au dixième chapitre de l’Ulysse de Joyce, célèbre morceau d’écriture où des personnages isolés passent un après-midi à déambuler dans Dublin, chacun d’eux ignorant les activités et le trajet des autres. Mon dieu ! serait-il possible que les jeunes compositeurs arrêtent de lire ou, pour le moins, évitent de partager leurs carnets de lecture ? Oui, effectivement, on ressent bien que différents flux sonores font leur chemin, chacun de leurs côtés, se croisent, provoquant des sortes de collisions. Mais on a l’impression d’avoir entendu ça des dizaines et des dizaines de fois et, surtout, ça ne débouche sur rien. C’est au génie de Joyce ce qu’un discours d’Henri Guaino est à Madame de La Fayette. L’accueil du public, en général assez averti pour les concerts de l’EIC, fut à peine poli, à l’image de la placidité des musiciens lorsque Hackbarth vint saluer.
De fin 2006 à début 2008, toute une série de concerts furent consacrés à l’œuvre de Steve Reich à la Cité de la musique. Ceux auxquels collaborèrent les musiciens de l’EIC me laissent le souvenir de formidables professionnels ne sachant trop  par quel bout prendre cette musique, que ce soit sous la direction de Ludovic Morlot pour Eight Lines ou Jonathan Nott pour City Life, ou même en formation de chambre dans l’émouvant Different Trains. L’impression laissée cette fois par Roth et l’EIC dans Tehillim fut tout à fait différente. Tehillim, œuvre de 1981, est une composition orchestrée pour quatre voix féminines (un soprano léger, deux sopranos lyriques et un contralto), un ensemble de bois, de percussions (incluant battement de mains), deux orgues électriques et des cordes. Tehillim signifie « Psaume » en hébreu et les textes chantés sont effectivement tirés des Psaumes 19, 34, 18 et 150. Composition originale dans l’œuvre de Steve Reich car il n’y développe aucun motif rythmique propre. C’est le rythme du texte hébraïque qui fait jaillir celui de la musique, proposant ainsi, au fur et à mesure de l’énoncé du texte, une grande variété, une fascinante souplesse. François-Xavier Roth sut transférer tout l’amour qu’il a pour cette musique aux musiciens de l’EIC. Quant aux quatre chanteuses des Synergy Vocals, on a beau se dire qu’elles chantent ça dans le monde entier depuis pas mal d’années et que ça devient presque de la routine pour elles, on ne peut que rendre hommage à leur virtuosité invraisemblable (les canons des premières et quatrième parties sont particulièrement périlleux).
L’un des meilleurs concerts de l’EIC cette saison et du très bon Roth !

Quatre jours plus tard, ce sont les solistes de l’EIC qui, dans l’amphithéâtre de la Cité, nous proposaient un passionnant programme intitulé « Pionniers américains ». La première partie était consacrée à des œuvres faisant la part belle aux vents avec le Quintette à vents n° 1 de George Perle, datant de 1967, Music for Wind Instruments de John Cage (1938) et Eleven Echoes of Autumn de George Crumb (1966). On ne fera pas injure à George Perle si on passe très rapidement sur ce quintette, très stravinskien par sa polyrythmie. C’est très agréable à écouter. Je n’étonnerai personne en disant que Sophie Cherrier, Didier Pateau, Jérôme Comte, Paul Riveaux et Jens McManama y furent superlatifs.
Les mêmes enchaînèrent sur la curieuse Music for Wind Instruments de Cage. Composition de jeunesse, écrite sans doute sous l’influence des cours pris auprès de Schoenberg et dont l’originalité réside dans le fait que les cinq instruments ne se retrouvent que dans le finale. Le premier mouvement est en effet un trio pour flûte, clarinette en si bémol et basson, dans un tempo rapide et privilégiant le jeu percussif . Le second est un duo pour hautbois et cor, mouvement perpétuel très lent déroulant des motifs conjoints obstinés, pièce tout à fait fascinante et annonçant les chefs d’œuvre à venir.  Et donc le quintette proprement dit, qui additionne à la fois les deux effectifs précédents mais aussi leurs matériaux. Aucun développement, une écriture homorythmique, pas d’opposition entre un instrument et les autres. Là encore, le dépouillement de l’écriture laisse présager les expériences dans lesquelles John Cage se spécialisera au cours des années 1940.
Autant l’avouer, nous ne serions venus écouter ce concert que pour la chance d’enfin entendre « live » l’œuvre de George Crumb que nous ne connaissions que par le disque Naxos incluant aussi Vox Balaenae. Eleven Echoes of Autumn (écoutable ci-dessus dans l'enregistrement en question) est un miraculeux bijou écrit pour flûte, clarinette, violon et piano. Il faudrait ajouter la voix humaine puisqu’une citation de Federico Garcia Lorca (« … y los arcos rotos donde sufre el tiempo ») est chuchotée par les instrumentistes avant chacune des trois cadences. Cette œuvre faite de onze pièces (les échos) enchaînées est une des compositions les plus poétiques de l’après seconde guerre mondiale, et peut être même du vingtième siècle. Le premier écho présente un son de cloche qui reviendra tout au long de l’œuvre, comme un glas. Les pièces se succèdent suivant une courbe expressive qui connaît son climax au huitième écho, pour décliner ensuite. Dans la dernière pièce, le crin de l’archet détendu, crée une sonorité étouffée, mourant petit à petit. Entretemps, Crumb déploie une palette de timbres phénoménale, le pianiste y contribuant beaucoup par le jeu dans l’instrument à part égale avec le temps passé au clavier : pincement des cordes, cordes effleurées, étouffées, frappées, pédale enfoncée accentuant les effets de caisse de résonance dans laquelle flûte et clarinette viennent souffler. Sophie Cherrier, Jérôme Comte, Jeanne-Marie Conquer et Hideki Nagano prirent un visible et immense plaisir à partager ce chef d’œuvre d’un peu plus d’un quart d’heure. Immense !
Début du Trio d'Ives
Après ce bonheur musical, la seconde partie ne pouvait que nous faire redescendre sur terre. Trois courtes œuvres pour piano de Henry Cowell, jouées par Hideki Nagano.  Si The Tides of Manaunaum (1913) ne passera à la postérité que pour avoir été la première œuvre à utiliser les clusters, si The Banshee (1925), elle, semble être la première uniquement jouée à l’intérieur du piano (cordes frottées, glissées, pincées), c’est Tiger (1928) qui aura retenu notre attention par son écriture rappelant l’Allegro barbaro de Bartok. L’invention sonore est assez époustouflante pour une œuvre des années 20. A de nombreux moments, on a le sentiment que Stockhausen et Boulez ont du bien connaître ce Tiger.
Pour finir, Jeanne-Marie Conquer, Pierre Strauch et Hideki Nagano donnaient le Trio pour violon, violoncelle et piano de Charles Ives. Œuvre curieusement méprisée, dont la composition s’étala de 1904 à 1911. Musique à programme, très inspirée des ambiances universitaires de la Nouvelle-Angleterre. Le premier mouvement, Moderato, présente deux duos successifs qui finiront par se rejoindre (main droite du piano et violoncelle, puis main gauche du piano et violon). Le deuxième mouvement, intitulé TSIAJ (This Scherzo is a joke), est typique des techniques de collage chères à Ives, mêlant airs populaires et chansons estudiantines. Le dernier mouvement, Moderato con moto, est plus conventionnel, d’écriture post-romantique, mais avec de brusques ruptures de ton introduisant la citation d’un hymne religieux. Nous manquons de points de référence dans cette œuvre mais l’exécution des trois compères de l’EIC nous parut tout à fait adéquate.
Une petite merveille de concert confirmant le grand retour de la musique américaine à l’EIC !

Philippe Houbert 
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