On s'évaderait bien, justement, mais...


- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le lundi 21 février 2011

- Beethoven, Fidelio

- Burckhard Fritz, Florestan ; Melanie Diener, Leonore ; Matthias Goerne, Pizzaro ; Sophie Karthäuser, Marzelline ; Werner Güra, Jaquino ; Kurt Rydl, Rocco ; Bálint Szabó, Don Fernando
- Choeur de Radio-France 
- Orchestre National de France
- Kurt Masur, direction

Mais qu'est donc allé faire Kurt Masur dans cette galère ? Non qu'il faille le dédouaner intégralement de cette très décevante production de concert de Fidelio : on l'a certes vu, au soir de la première des deux représentations (et dire que je n'envisageais même pas de n'y aller qu'une fois, mais finalement...), en pilote plus automatique que d'habitude, prêtant largement le flanc aux critiques qu'il est courant de lui adresser : battue illisible, confiance disproportionnée placée dans les musiciens du National. Critiques presque toujours injustifiées dans la mesure où il n'y a guère qu'avec Masur que le National joue régulièrement avec un minimum de discipline et de cohésion d'engagement. Mauvaise pioche, cette fois : il n'y a presque rien à sauver de toute la soirée, en tout cas instrumentalement parlant, de cette soirée absolument sinistre du point de vue des auditeurs d'opéra "symphoniques". Même l'ouverture, qui avait plutôt fière allure lors du cycle donné par Masur en 2008, parait ici commencer quatre ou cinq fois, avec l'effet comique de la répétition des mêmes errements instrumentaux. Reste une certaine cohérence, comme dans l'ensemble de la direction de l'opéra, cohérence qui est à près intégralement vidée de tension et de raffinement. Soit, ce n'est pas un opéra de Mozart : mais si les enjeux symphoniques sont aussi absents que le théâtre, que peut-il rester ? Surtout en retirant toutes les béquilles possibles à l'un et à l'autre : une ouverture ratée, pas de Leonore II ou III au deuxième acte, et d'autre part, aucun dialogue - ce dont je ne formaliserais pas outre mesure, dans l'absolu, mis à part que le niveau musical est ici trop bas pour que la réduction à un oratorio soit convaincante.

Si le National s'était convaincu de jouer avec autant de verve que, justement, les oratorios de Mendelssohn avec Masur en 2008 et 2009, l'affaire aurait pu se dérouler autrement. Mais rien de cela, mis à part certains éclairs dans l'engagement des cordes, trop brefs parenthèses de nemtanition du quintette dans la conclusion de l'ouverture et par instants épars du second acte. Le reste est une véritable tuerie, qui frise le niveau d'un concert de l'Ensemble Orchestral de Paris : cors en perdition durant deux heures, bois anémiques, et tout cela a pu paraître aggravé par la singulière disposition scénique - chanteurs surélevés derrière les cordes, bois derrière eux à gauche, cuivres derrière eux à droite. Outre le fait que Masur a souvent dû être invisible pour son harmonie dès que plus de quatre chanteurs étaient présents, on imagine très bien les moments où tel instrumentiste s'est retrouvé face à la délicate question de savoir si une levée s'adressait à lui ou à un chanteur. De deux choses où l'une : soit c'est exactement ce qui est (souvent) arrivé, soit... l'harmonie a franchement été en-dessous de tout.

S. Karthäuser
L'on ne peut pas décemment dire que le plateau vocal ait rattrapé l'affaire. Qu'il y ait eu de bonnes et même de très bonnes choses, c'est certain. Mais dès lors qu'elles ne concernent ni Florestan, ni Leonore, et pas vraiment Pizzaro... Melanie Diener, que l'on a pourtant entendue à son meilleur, est poussée largement au-delà de ses capacités. Elle donne toutes les notes, articule bien, mais sa voix semble pour y parvenir subir un viol de tous les instants, et c'est pour le moins pénible : avec les cors que l'on sait, l'Abscheulicher est un cauchemar. Diener semble devoir composer avec au moins trois timbres différents, inversement proportionnels à la hauteur de note. L'une des caractéristiques du rôle étant d'être à la fois androgyne et universellement féminin, avec des arias parcourant allègrement tout le registre, c'est le déguisement-subterfuge qui semble s'être malheureusement placé dans la voix. La sincérité et même, au fond, la noblesse d'appropriation du rôle n'y changent rien : on n'a pas envie de ne pas aimer, mais les oreilles souffrent, c'est physique. Le Florestan de Fritz, excessivement timide à l'entame du II et un peu plus investi ensuite (avec un aigu tout de même précaire), est au total honnête et aussi impersonnel que se peut. La dimension projetée, politico-métaphorique des retrouvailles de ce couple improbable est détruite par les limites techniques de l'une et charismatiques de l'autre.
On pourrait, à tort, penser la même chose du Pizzaro de Goerne, à un degré bien sûr supérieur de propreté et d'assurance : en réalité, il est pour le moins singulier, habité par la forme de retrait expressif caractéristique du baryton chéri de Paris - qui n'a semble-t-il pas séduit son public autant que d'ordinaire. Le problème est évidemment qu'il ne fait nullement peur, ni ne compense pas une quelconque antipathie burlesque - Opera Cake notait malicieusement, et non sans raisons, que les rôles auraient pu être intervertis entre lui et Rydl. Ce dernier, cabotin en diable, passe justement son temps à compenser une voix chroniquement instable à tous les étages, non sans un panache certain tendant à l'auto-dérision : en Rocco, ce n'est pas bien grave et somme toute assez plaisant. Reste Werner Güra, toujours intelligent et à propos même si ce n'est jamais avec un orchestre, et encore moins au beau milieu d'un orchestre que ses qualités sont les plus appréciables. Et enfin, et surtout, la Marzelline exemplaire de Sophie Karthäuser, impeccable, fraiche, spontanée, parvenant par bribes à faire oublier le prosaïsme de son accompagnement - mais tout de même pas celui de ses partenaires en duo ou en trio...

Mis à part sa prestation, on ne peut guère sauver que le chœur finale, pour le chœur précisément ,égal à lui-même, et tout de même pour la direction solide et concentrée sur l'essentiel de Masur, qui structure efficacement les progressions et surtout valorise les angles dissonants autant que faire se peut - et on ne devrait jamais le faire moins. Une fraction d'ouverture, une aria de second rôle et un chœur final, ça ne fait pas un opéra même en version de concert, et hélas, sans un orchestre décidé à jouer les premiers rôle, cela ne fait même pas un bon concert. Une franche désillusion, j'espérais là une excellente soirée à doubler, ce que je me suis abstenu de faire.

Théo Bélaud

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