Chéri, les plombs ont sauté - c'est le chant de la nuit, laisse moi dormir

V V

- Paris, Théâtre du Châtelet, le jeudi 31 mars 2011

- Mahler, Symphonie n°7

- Orchestre National de France
- Daniele Gatti, direction



On a perdu Daniele Gatti. Provisoirement, j'espère. Il y a sans doute bien des observateurs qui, ayant ou non assisté à ce concert, diront qu'ils avaient raison depuis le début : depuis le début de son mandat, où déjà ils clamaient que le National avait recruté l'un des chefs les plus lourdauds et triviaux du circuit - avec à leur tableau de chasse certains Debussy, Ravel ou Strauss certes peu aériens, et plus rentre-dedans que sensuels. J'ai personnellement été plus ennuyé par des concerts comme cette mémorable soirée Mozart-Stravinsky-Beethoven, en juin 2009, qui détient à mon sens le titre du concert où il ne s'est rien passé du tout, ni dans un sens ni dans l'autre : jusque là, c'était la référence anti-Gatti par excellence, qui pouvait passer chez les optimistes comme moi pour un simple accident. Pour la proportion nettement majoritaire de concerts où le National jouait tout de même avec plus de cœur à l'ouvrage ordinairement (en-dehors des bons concerts de Masur), on pouvait le pardonner. Les bruits de couloirs et de trottoirs sur le manque de motivation et d'investissement supposé du directeur italien de l'ONF ne m'ont jamais paru entièrement crédible, jusqu'à ce concert.
Car qu'un orchestre qui ne sente pas son directeur - ou quelque chef régulier que ce soit - précipite sa disgrâce en se surpassant dans la médiocrité, c'est assez courant : le National s'y entend, comme d'ailleurs tous les principaux orchestres français à l'exception sans doute du Philhar. Mais dans cette invraisemblable 7e, qui faisait suite à des prestations mahlerienenes peu mémorables mais pas déshonorantes (avec d'intéressantes 1e et 5e symphonies), ce n'est pas l'impression qui transparaissait. Bien sûr, il y a eu ces enfilades de traits de violons à la spectaculaire fausseté (la progression vers l'allegro risoluto du I par exemple, allegro risoluto qui n'est jamais arrivé) ; ou certains passages où le manque de cohésion rythmique faisait écarquiller les yeux - rien que les toutes premières mesures... Mais pour autant, l'orchestre dans son ensemble, et notamment là où il est généralement le plus faillible (cors et petite harmonie), a paru dans de bonnes dispositions, à défaut de pouvoir vraiment réussir quoi que ce soit. Mais en fait, que s'est-il passé ?

Il s'est passé que, malgré l'annonce rassurante d'une durée de concert d'une heure et dix minutes, Gatti nous a trainé au travers d'une 7e exécutée en une plus d'une heure-et-demi. Pour l'anecdote, je retrouvais ce soir là mon camarade Mark Berry, de passage à Paris pour, notamment, Akhmatova : l'opéra commençant à 19h30, avec un entracte, nous sommes sortis quasiment en même temps. Rendez-vous ayant été pris à Bastille, je suis au moins redevable à Gatti sur un point : comme je ne prends pas le métro pour moins de cinq stations, j'aurais au moins fait du sport, la traversée du Marais à 22h au pas de course étant un sport homologué. Le pas de course, voilà bien une chose qui n'a pas pointé le plus petit bout de son nez de toute la soirée. Après un premier mouvement totalement surréaliste, j'y croyais pourtant encore (un peu) : après tout, nombreux sont les chefs qui transforment cette sonate en une sorte de prélude géant engoncé dans sa pesanteur complaisamment morbide - comme Gatti le propose, mais dans des proportions passablement inouïes. En général, ces mêmes chefs proposent des mouvements centraux plus ou moins fidèles aux indications de tempos, avec un souci, en tout cas, de différenciation des caractérisations. Et encore plus souvent, ne serait-ce que par c'est plus drôle et davantage une garantie de succès, un finale mené tambour battant (pour le coup, souvent plus rapide que ne le demande Mahler).
Gatti ne fait strictement rien de tout cela. Non seulement il a un tempo unique pour le I, mais ce tempo lui sert de base, au moins spirituelle, pour tout le reste de la partition. Le résultat tient de l'invraisemblance. Revenons sur le cas du premier mouvement : il est certes connu que peu d'interprètes tiennent réellement compte de la coexistence de deux tempos génériques (avec toutes les subtilités de caractère dont Mahler les affuble), le second étant théoriquement presque deux fois plus rapide que le premier. Mais ici, les choses sont plus grave : non seulement le mouvement entier est pris dans une logique d'à-plat étale, mais la nature même de la battue semble obstinément fixée sur la (très approximative) noire initiale. Plus dommageable que la vitesse, c'est l'absence de toute variété dans la nature de la pulsation qui donne l'impression de n'aller absolument nulle part, sinon au travers d'une exercice scolaire de surcroît irréalisable, du moins par un orchestre du niveau de l'ONF. Le cas le plus sidérant : tout l'épisode transitoire menant à la réexposition et l'ultime développement (de 32 à 43) est engluée dans cette même noire psychotique, mais pas même crédible dans sa psychose... Juste un petit détail : durant ces quatre-vingt mesures, il y a... neuf indications de tempo différentes, qui s'étalent sur toute l'échelle de l'adagio à l'allegro, où même la noire est très explicitement supposée devenir la blanche, et ainsi de suite.

Le reste est donc à l'avenant, ménageant le désespoir (quand cela va-t-il commencer... ou se terminer ?) et les moments franchement comique - à l'approche de l'épisode en la bémol majeur du II, par exemple, où mu sans doute par un instinct de dérision débonnaire, je me suis surpris à donner moi-même une levée languide et trainante à souhait aux violoncelles - lesquels, devinez donc, m'ont obéi avec une discipline admirable : on aurait presque pu commencer le tournage d'un film de charme. La valse des ombres est une valse d'éléphants spectraux (c'est bien éléphants que j'accorde, pas valse). L'andante amoroso aurait presque pu être crédible dans un contexte où son climat contemplatif aurait contrasté avec tout ce qui précédait, ce qui ne pouvait vraiment être perçu comme tel. Le finale ressemble à une hallucination musicale, ou, il faut le préciser car cela ne va pas de soit, tout second degré et même tout humour sont absents : je veux bien que la 7e en général et son final en particulier soient hallucinatoires, c'est même souhaitable, mais de là à tout réduire à une sorte de sortie de sénateurs sous LSD, c'est un peu exagéré.
Car il reste de toute façon le plus gros problème posé par ce concert proche du gag - une fois encore, malgré toute la bonne volonté de la plupart des pupitres - : quelle mouche a piqué Gatti ? Ce qu'on a vu là, même par rapport à l'esthétique, notamment, d'une 5e Symphonie autrement plus réussie, ressemble singulièrement à une déconnexion d'avec un certain nombre de réalités, et pas seulement celles de la partition. Gatti a littéralement disjoncté : l'espace d'une soirée, ou peut-être des répétitions comprises, mais tout de même, outre le caractère improbable de cette interprétation, on se demande comment un professionnel de son niveau a pu seulement imaginer que le National pourrait parvenir à quelque chose en jouant la plus difficile des symphonies de Mahler à ces tempos intenables. Nous n'en sommes heureusement pas au stade où je ferais écho aux suppositions les plus tordues ou pessimistes : mais si Gatti, même inconsciemment, voulait montrer qu'il ne pouvait réussir avec une formation privée du renouvellement de musiciens qu'il avait demandé, il ne pouvait pas mieux s'y prendre. Sauf que pour le public, c'est toujours la faute du chef, ou presque : et sur ce concert, il était difficile de ne pas être de cet avis.
Théo Bélaud
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