Perenyi - Varjon, élégante ascèse

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- Paris, Théâtre de la Ville, le samedi 14 mai 2011

-  Liszt , La lugubre gondola, S. 200 - Fauré, Sonate pour violoncelle et piano n° 2 en sol mineur, opus 117 -  Beethoven, Sonate pour violoncelle et piano n° 5 en majeur, opus 102 n° 5 - Schumann, Adagio et Allegro, opus 70 - Dohnányi, Sonate pour violoncelle et piano en si bémol mineur, opus 8

- Miklós  Perenyi, violoncelle
- Dénes Varjon, piano



On ne se lasse plus des solistes hongrois, décidément. Après les époux Kurtág, Jenő Jandó, Gábor Csalog par deux fois, et l'empereur Dezső Ránki, je me faisais d'avance une joie de découvrir au concert l'un des partenaires privilégiés de ce dernier - lui et Perenyi ont enregistré une superbe intégrale des sonates de Beethoven. Aux côtés de cette institution du violoncelle hongrois, on trouve plus qu'un pianiste préposé d'accompagnement, même si Dénes Varjon s'est essentiellement illustré dans divers répertoires chambristes, avec un net penchant pour la musique de violoncelle (il est aussi un partenaire des excellents Christian Poltéra et Steven Isserlis).
Contrairement à d'autres abonnés aux récitals en duo, Varjon apparaît clairement comme un pianiste dont on peut comprendre l'attrait pour un soliste à cordes soucieux de faire de la musique à deux et pas tout seul. Ce qui est tout à fait, on s'en doute, le cas de Perenyi - j'aurais tendance à dire, au vu de ce que j'ai écouté par les deux autres violoncellistes mentionnés, que ce n'est pas par hasard s'il y a une certaine  cohérence entre ces trois solistes là, chacun dans leur genre bien éloignés de l'esthétique de la testostérone trompettante dans laquelle s'illustrent avec bien plus d'écho médiatique les Capuçon, Maisky ou Gerhardt.

Varjon est cependant un musicien que l'on pourrait qualifier d'un peu plus civilisé voire sophistiqué que Jandö ou Csalog. Non qu'il soit plus timide : son piano chambriste est un vrai protagoniste harmonique et discursif comme on aimerait en entendre à chaque fois. Par rapport à ses compatriotes susnommés, on perd une certaine immédiateté d'expression, ce quelque chose de brut et minéral dans le rapport au texte qui fait leur charme. Mais en qualité de piano, on ne perd à peu près rien, et après une Lugubre Gondole d'un exemplaire dépouillement, c'est dans la quasi-magistrale exécution de la sonate en sol mineur de Fauré que celui-ci donne sa pleine mesure.
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Dès les portatos initiaux, une certaine séduction pianistique opère, par l'équilibre entre le sens de l'avancée et la souplesse du rapport au clavier, valorisée par un usage subtil de la pédale. Le second thème peut surprendre par son articulation plus proche du spicatto que du legato, mais ainsi traitée, celle-ci apparait assez rapidement convaincante et l'on s'y habitue avec plaisir. En fait, on devine chez Varjon une aptitude tout à fait remarquable de l'oreille à construire la tension dans ce genre de partition qui pour être pianistiquement bavarde n'en est pas moins - certes, à mon avis peu fiable de fauréen du dimanche - une des plus belles du Fauré tardif. Cette conduite aisée en dépit d'un piano certes avare en couleurs est facilitée par l'intelligence de jeu de Perenyi, intelligence des plus grandes.
Rien ici ne sonne volontaire, l'absence de complaisance est bien sûr absolue, mais surtout, les phrases ne paraissent formées que comme inserts au tissu harmonique du piano : un certain idéal chambriste qui culmine dans la magnifique dernière page de l'andante (ci-contre), pris très moderato, mais tout à fait tenu, et surtout dans un finale extrêmement bien sentis, où la discrétion dynamique du violoncelle n'empêche jamais l'intensité de sa ligne, et où Varjon démontre une solidité à toute épreuve, enchainant traits brisés, gammes et arpèges  sans aucune dureté et avec souci permanent de la continuité lyrique. Ce n'est pas lui faire injure, en redécouvrant de cette sorte cette partition, de dire que cela donnait envie d'y entendre... Berezovsky, dont la fluidité hors-normes du jeu magnifierait encore davantage cette écriture.

Curieusement placée en troisième position (mais au fond, cela ne posait aucun problème à l'écoute), la 5e Sonate de Beethoven se révélait avec plus d'évidence flatteuse pour le style rigoureux et ascétique de notre duo. Mais pas nécessairement aussi convaincante sur la durée, l'exigence portée par la densité du discours n'étant assurément pas la même. Dans l'attention portée à chacun des duettistes, la balance penche cette fois davantage du côté de Perenyi, dont la maîtrise formelle est tout à fait admirable compte-tenu de l'extrême économie de moyens à l'œuvre - ce qui ne signifie nullement que le violoncelle soit techniquement incertain ici, il s'en faut même de beaucoup.
Mais dans le premier mouvement, on devine un peu les limites de Varjon, qui ne semble pas tout à fait voir la ligne aussi loin que son partenaire, et rendant celle-ci un peu plus séquentielle qu'elle ne l'aurait été sans aucun doute avec Ránki : on ne peut certes reprocher à personne de ne pas être Ránki, et après tout, arguer de l'éclatement formel du mouvement en question. Ce relatif manque d'autorité sera cependant également, voire davantage frustrant dans la fugue, qui elle aussi aurait pu être somptueuse sur la base de ce qu'y réalisait Perenyi. Restait heureusement un adagio autrement plus réussi, franchement poignant, parfaitement égalitaire dans la prise en main du discours et remettant à sa place un piano d'une belle densité, le tout sans le moindre pathos superflu. La section en majeur du mouvement est traversée avec une particulière distinction et, montrant ce qu'il peut y avoir de supérieurement élégant, à moyens suffisants, dans cette ascèse discrètement stylisée.

La suite, plus homogène en qualité qu'une première partie déjà gratifiante, vient confirmer avec classe cette impression. Un Schumann rendu à ses lettres de noblesse, c'est-à-dire à son piano dont le beau violoncelle de Forsyth avait récemment été privé : par rapport à cette dernière, le violoncelle apporte en supplément de tension, à long terme, ce qu'il perd en splendeur sonore, et le piano est évidemment incomparable, Varjon se montrant particulièrement inspiré dans un allegro d'un exemplaire clarté, sans fioritures ni pauses. Un écrin au sein duquel Perenyi donne peut-être sa leçon la plus parfaite d'économie de phrasés : pourtant, cette austérité, ce primitivisme présumés ne s'accompagnent pas d'un rusticité ou d'une sauvagerie comme avec Gutman : c'est un autre style, mais un tout aussi authentique, qui vient de loin et regarde loin. Le résultat est tellement simple et élégant, une fois de plus.
Quant à la sonate de Dohnányi (page moins essentielle et profonde que les deux quintettes avec piano ou, disons, le quatuor en bémol, mais très belle œuvre néanmoins), elle bénéficie dans cette foulée de toutes les qualités précédemment évoquées sans aucun des menus défauts. L'architecture est partout projetée en pleine lumière, l'évidence justesse de ton saute aux tympans (que le thème initial leur va bien !), une forme de tranquille certitude affleure et met en confiance. Tout juste en vient à regretter que l'exceptionnel violoncelliste qu'est Perenyi ne dispose pas (et n'ai pas disposé) d'un instrument un peu plus luxueux - notez que je n'ai pas la moindre idée de l'identité de son instrument, et qu'il se pourrait très bien que sur le papier ce soit un pur-sang : mais ce n'est pas ce que j'entends. Un regret essentiellement prégnant dans l'écoute des pizz, un peu étriqués et secs. Pour le reste, c'est un régal, tout particulièrement dans les singulières variations finales, roboratives sans le plus petit début de concession au cabotinage.

Presque rien à voir, étant donné l'excellent niveau du hongrois du jour, mais le retour de Ránki au quai de Gesvres, pour quand est-ce donc ? Treize récital du maître y ont été offerts depuis quarante ans, mais plus rien depuis 2006. Arithmétiquement parlant, il est permis d'espérer, et à défaut, il serait alors bon d'entreprendre.