Pied à pied, le combat pour Sibelius continue

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- Paris, Salle Pleyel, le mercredi 27 et le jeudi 28 (deuxième partie) avril 2011

- Duruflé, Trois Danses, op. 6 - Brahms, Concerto pour piano n°1 enmineur, op; 15 - Sibelius, Symphonie n°5 en mi bémol majeur, op. 82

- Lars Vogt, piano
- Orchestre de Paris
- Paavo Järvi, direction

Car c'en est bien un, de combat, voire de guerre dont je rappelais l'autre jour les récentes batailles, contre une forme d'illettrisme musical français semi-séculaire (qu'il s'agisse du plus glorieux des nordiques ou de ses compatriotes de 1900 à nos jours, ou sur la même période des compositeurs britanniques ou américains). Une preuve ? Quatre ans après la monumentale Cinquième donnée par Salonen et le L.A. Philharmonic dans la même salle, on progresse pied à pied, c'est le mot : voire, un pas en arrière, un pas en avant. Le mercredi, les applaudissements éclataient à la fin du premier mouvement (heureusement, Järvi n'est pas partisan de l'option consistant à jouer toute la symphonie attaca).
Il est permis d'interpréter cela avec optimisme : après tout,  ce premier mouvement  rejoint un club assez huppé d'autres vertèbres d'œuvres ayant eu les mêmes honneurs impromptus dans les grandes salles parisiennes ces dernières années :  comme le premier mouvement de la 2e Sonate de Chopin (cela fonctionne neuf fois sur dix, j'ai compté), l'exposé du 2e Scherzo du même, le troisième de la 6e de Tchaikovsky (100% de réussite), le second la Fantaisie de Schumann (presque pareil), ou encore (découvertes récentes) le premier de la même Fantaisie , la courante de la 1e Partita pour violon de Bach, etc., etc. Le jeudi, on y échappait, mais ne coupait pas plus que la veille aux applaudissements fusant au premier des six accords finaux, comme lors du concert de Salonen. Voilà pour l'état du champ de bataille, pas près d'être pacifié, donc.

Ceci mis à part, nous avons là confirmation de ce que les Kullervo et 2e Symphonie de l'automne dernier avait laissé entrevoir : en la personne de son directeur, l'OP et son public disposent d'un guide des plus fiables pour l'aventure sibélienne d'aujourd'hui et, espérons le, de demain. Pas seulement parce que Järvi maîtrise les tenants et aboutissants techniques d'une écriture dont l'appréhension ne s'improvise pas : mais aussi parce qu'il a une lecture affirmée de la langue de Sibelius, un style interprétatif digne de ce nom et qui fait entendre une voix relativement singulière dans le paysage actuel, ne ressemblant ni vraiment à la tradition finlandaise classique (de Berglund à Saraste ou Oramo), ni à la manière syncrético-hollywoodienne mise en œuvre avec des fortunes diverses par Salonen, Levine, Maazel ou Rattle, ni d'ailleurs aux visions spirituelles plus personnelles de Davis ou Segerstam. S'il fallait absolument trouver une filiation à la manière sibélienne de Järvi, elle remonterait à des sources plus lointaines, comme Sanderling, Szell ou le pionnier Koussevitsky.
Les tempos souvent rapides, la caractérisation très marquée de certains types d'éléments (accentuation, arêtes harmoniques), mais intégrée à un discours d'une grande rectitude où prime l'immédiateté, presque la rapidité expressive dans la saisie du matériau : voilà approximativement pour ce qui compose le cadre général. La conduite perçue est, elle, parfois conditionnée aux réussites diverses des pupitres, face à une symphonie dont la difficulté d'exécution excède largement celle de la 2e.

Mais précisément, pour une partition aussi délicate, ce que montre l'Orchestre de Paris fait honneur à la persévérance de ses membres comme à celle de Järvi : car si le résultat n'était pas intrinsèquement meilleur que dans la 2e, en proportion du niveau de difficulté, il est clair que les musiciens jouent cette musique avec maintenant un cran de certitudes et de confiance supplémentaire. C'est particulièrement vrai pour le grand point faible que constituent d'ordinaire les bois, dont l'anémie et la constance imprécision conjuguées avaient empêché de totalement croire à la belle arche tendue par Järvi dans la 2e. Mais si pour cette dernière des cordes très engagées et des cuivres et timbales virils donnaient le change, il était clairement impossible pour la petite harmonie de se cacher derrière son petit doigt cette fois ci. Dans la 5e, les bois sont littéralement à poil à partir de la troisième mesure puis pour à peu près toute la symphonie : la moindre phrase jouée en se cachant devient d'un ridicule absolu. Si l'on est ici très loin du niveau de qualité et d'engagement de la merveilleuse petite harmonie du BBC Symphony, ce ridicule là, au moins, est loin d'être atteint.
Certes, ce n'est ni beau, ni franchement capiteux ou transperçant. Mais sur le plan de la présence narrative des bois, le premier mouvement se tient, et c'est une belle surprise, qui vient avantageusement soutenir l'avancée très alerte et directe de Järvi. Certes, il y a une ou deux chute de tension, dont une particulièrement frappante (surtout le second soir, curieusement) de K à M, c'est-à-dire durant tout le solo de basson : le problème n'est absolument pas le basson, mais la cohésion des cordes ici, ce qui laisse à penser qu'il y a bien un certain cœur d'idiome du langage sibélien qui est la zone la plus difficilement accessible aux phalanges non dotées d'une culture de son interprétation  : à cet égard le parallèle avec les passages semblables difficilement maitrisés par les musiciens de Rotterdam dans la 4e était frappant.

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Le relatif inconvénient de l'approche très animée et véloce du I, est, de façon assez similaire à la lecture de Robertson et du BBCSO, un certain lissage des différents tempos du mouvement : à la suite du passage pré-cité, le largamente semble presque accélérer par rapport au mouvement initial, ce qui en soi n'est pas absurde en tant que ressenti, mais rend l'accélération continue d'une vingtaine de mesures vers l'allegro moderato assez marginalement perceptible. En revanche, Järvi réussit avec une certaine maestria toute la progression suivante menant au vivace molto, et notamment les pages précédant immédiatement celui-ci où bien des chefs mettent l'accélération entre parenthèses pour flatter complaisamment (de H à J) les élans de violons. Ici, on avance, et avec un certain sens de la nécessité dans les inflexions et la respiration. Les dernières pages ne sont pas d'une lisibilité absolue, mais reste méritoires et assez gratifiantes, notamment par la très bonne volonté manifestée par les cordes. On regrettera plus le manque d'impact, de précision, de décision des cors aux instants décisifs (de 0 à P), et comme dans la 2e, les choix certes très assumés mais assez envahissants du timbalier, tant dans la caractérisation rythmique que dans l'épaisseur des embouts, l'ensemble alourdissant le son et le mètre au lieu de le faire claquer des talons.

Le quasi coup de maître de Järvi est son andante, qui place l'intérêt de son interprétation sur un pied d'égalité avec Roberston, malgré le déséquilibre des moyens. Au premier chef, c'est le cas de le dire, il y a avec Järvi une économie des rapports agogiques qui frise l'équilibre parfait, alors même que la prise de risque est souvent importante dans les changements de tempo (mais globalement respectueuse du texte) : il serait exagéré de dire qu'on a ici retrouvé le génie des transitions de Salonen, mais l'on tendait néanmoins vers une forme supérieure de continuité assez similaire. Dans le détail, il y aurait ici une foultitude de choses passionnantes à dire, d'autant plus passionnantes qu'elles étaient la plupart du temps bien exécutées. Cela serait trop long à réellement décrire, mais citons pèle-mêle : les interventions arco, notamment la première, jouée certes très au-dessus de la dynamique indiquée mais pleine d'à-propos et de rusticité bien senti, avec des coups d'archets homogène et francs du collier (certains préfèrent ici servir une mélodie d'ambiance pour brochure touristique) ; au même endroit, Järvi obtient des bois une étonnante et réjouissante tenue de l'intensité harmonique (ci-dessous).
Au second thème en en particulier au retour (tranquillo) de celui-ci à E, la caractérisation de l'accompagnement des altos et violoncelles et extrêmement remarquable ; à la délicate transition à H (bien que les bois oublient de jouer fortissimo), Järvi truque avec métier l'effet d'éloignement du rappel suivant en pizz, faisant jouer presque pianissimo les violons : artificiel, mais très convaincant. Et dans un genre encore plus facétieux mais ô combien pertinent, obtient du hautbois solo une sorte d'effet casuel dans la suspension de la dernière mesure, faisant jouer les trois dernières noires très vite avec un subi decrescendo, comme on bâcle une fin en répétition en ayant autre chose en vue : et pour cause, il s'agit bien sur une mesure de préparer la levée, au tempo, du finale.

Finale qui sera un peu moins enthousiasmant les deux soirs, principalement pour les même raisons que le finale de la 2e échouait à mettre entièrement en valeur l'intelligence de direction de Järvi : un peu comme une soprano ou un baryton partant à l'abordage d'Isolde ou Gurnemanz, et donnant tout dans le premier acte, la petite harmonie parvient au troisième acte en semblant avoir épuisé le réservoir, et joue son thème des cygnes (sans changement de tempos) au bord de l'asphyxie, et guère aidée par des cors bruyants. D'un autre côté, on ne fait guère que décrire la réalité de la difficulté, les cors étant priés de jouer forte et deciso, cela signifie bel et bien que les bois doivent faire entendre leur thème fortissimo, ce qui devrait pour les petites harmonies standard, en vue d'être joué correctement, être traduit : fffffffffffffffffffff au minimum. En tout cas, c'est ainsi qu'au haut niveau (comme chez la BBC) on comprend l'indication.
Ce détail qui est en fait une pierre de touche mis à part, Järvi parvient  tout de même à de bien belles choses avec le quintette, à commencer par faire jouer les seconds violons divisés en trois de façon harmoniquement intelligible et relativement intense, à obtenir que les contrebasses jouent leurs appogiatures sur le thème des cygnes en se prenant pour le Philharmonique de Berlin (très jouissif, il faut le reconnaître), à faire jouer un vrai ppp comme exigé au misterioso récapitulatif, à produire dans les trémolos des mises en exergue de pupitre d'une clarté et d'une intelligence indiscutables, à faire resurgir le thème des cygnes aux violons avec une véhémence et une rectitude aristocratique étonnantes, etc, etc. Et réussir une coda harmoniquement claire de bout en bout ? Non, tout de même pas, malgré l'intéressante mise en valeur de l'ostinato syncopé des contrebasses. Mais je le répète, faire jouer ainsi la 5e après la 2e (et le triste Tapiola) d'il y a quelques mois montre que les progrès sont lents mais continus. Et que tous ceux qui attendent 

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Je ne dirai presque rien de la première partie à laquelle j'ai partiellement assistée à la première des deux soirées. Les raisons le justifiant composent un cocktail dans lequel je laisse le lecteur libre de choisir celle(s) qu'il juge le(s) plus légitime(s). 
Ainsi, premièrement, je dois d'évidence signaler que j'ai quitté la salle dès l'accord final du premier mouvement du concerto plaqué. Acte que je commettais pour la toute première fois de ma vie en je ne sais combien de centaines de concerts (une seule fois je m'étais déjà autorisé à partir à l'entracte, et quelques très rares fois, dont celle-ci, à n'arriver qu'après l'entracte). Physiquement parlant, ayant constaté mon incapacité à couper la connexion avec ce qui parvenait à mes oreilles, j'avais atteint un certain seuil de pénibilité que j'ai jugé intolérable, apparemment comme une poignée d'autres personnes parties exactement au même instant, dont au moins une partie sont comme moi revenues pour la symphonie. 
Deuxièmement, il semble qu'il ne serait pas de bon ton de tirer sur un pianiste qui, parait-il était en fait une ambulance ces deux soirs là - Vogt, grippé ou quelque chose d'approchant, aurait manqué d'annuler, et aurait donc eu le grand mérite de ne pas le faire. Je n'ai jamais oublié, pour une raison étrange, comment mon professeur de théâtre m'avait enguirlandé vers mes onze ans au motif que je lui suggérais d'indiquer au public qu'un spectacle avait été monté en dernière minute presque sans répétitions : il m'avait expliqué qu'une valeur, mieux, une règle fondamentale dans les métiers de scène était de ne jamais rien dire à son public, en s'adressant à lui ou par des moyens détournés, quoi que ce soit qui serait supposé excuser telle ou telle scorie, insuffisance, voire désastre, et que le faire équivalait au déshonneur le plus lâche et vil. Je ne sais pas pourquoi cela m'avait tant marqué, mais je sais pourquoi cela me revient.

Troisièmement, je n'aurais de toute façon pas grand'chose d'autre à dire, quant au premier mouvement de ce mineur, que ce que j'ai écrit déjà, sur le piano et quelques enjeux plus profonds, quand il s'agissait de Rudolf Buchbinder. C'était exactement pareil, en bien pire, bien plus complaisant et prétentieux, et qui plus est avec un orchestre cent fois plus complice que ne l'était le Philhar'. Je ne doute pas que les plus acharnés exégètes de mon supposé racisme anti-chinois sauront analyser finement les sources communes de ce dernier et de mes propos sur les pianistes germaniques. Dans le fond, il se peut qu'ils n'aient pas tort de creuser la question, qui, sur un plan strictement philosophique, n'est sûrement pas dénuée de sens, comme je l'ai déjà suggéré (en creux pour ne pas choquer les âmes sensibles aux droits de l'homme de la métaphysique).
Quatrièmement, il y avait Real-Barça au café d'à-côté (raison franchement peu métaphysique, mais que le violoniste du rang  de l'OP qui n'aurait pas aimé avoir le même choix que moi ose me jeter la première pierre).
Cinquièmement, je n'ai à peu près rien à dire sur les danses de Duruflé non plus, puisque je n'y connais strictement rien et n'ai pas une envie irrépressible d'en connaître davantage en mettant l'équivalent de cinq places de concerts dans sa partition. Je m'aventurerai seulement à suggérer que ce n'est sûrement pas comme cela qu'il convient de jouer ces pages épigones du Ravel le plus complaisamment coloriste et dansant, mais que, par conséquent, ce n'était sûrement pas plus mal de le jouer ainsi (c'est-à-dire comme un mélange assez improbable du Stravinsky encore rimskien, de Sibelius, de Puccini, et de Bax, autant dire qu'à l'arrivée on jurerait presque que c'est de la très bonne musique). Cette exécution fort brillante et roborative n'aura certes pas rassuré les personnes (comme pour camarade Houbert) angoissées par l'incapacité chronique de l'OP à jouer de la musique française d'une façon un tant soit peu idiomatique, et accessoirement peu convaincues par l'habileté de Paavo Järvi à remédier à ce problème (sans contester sa grande habileté à remédier à beaucoup d'autres problèmes peut-être plus importants).

Pour ma part, me souciant de cette question comme de l'idiomaticité des reprises du répertoire par Les Prêtres, je passe mon tour là-dessus aussi. Finalement, sur cette première partie, j'ai beaucoup écrit, pour ne rien dire, et c'était précisément cela le but. Ayant payé deux fois ma place pour deux demi-parties de concert et demi, c'est un droit que je m'arroge sans scrupules.
Théo Bélaud
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