Un pas vers l'immatériel

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- Paris, Salle Pleyel, le vendredi 24 juin 2011

- Dusapin, Morning in Long Island, Concert n°1 - Brahms, Concerto pour violon en majeur, op. 77

- Leonidas Kavakos, violon
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- MyunWhun Chung, direction



- par Vincent Haegele



Deux événements à mentionner pour ce concert du 24 juin 2011 à la Salle Pleyel : la création du Concert no.1 de Pascal Dusapin (et donc par extension le début d’un nouveau cycle orchestral, après l’achèvement des Solos pour orchestre) et l’interprétation que devait donner Leonidas Kavakos du Concerto de Brahms, soit de toute manière la belle promesse d’avoir quelque chose à raconter à l’issue de ce dernier. Eh bien ! Rassurons-nous car pour deux œuvres au programme, deux événements en soi, qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, ne doivent pas laisser indifférent.
Pascal Dusapin, est-il besoin de le rappeler, n’a plus grand-chose à prouver concernant le degré confirmé de sa science du langage musical : aller écouter sa dernière création pour orchestre, c’est en quelque sorte s’attendre à une discussion simple sur des thèmes très compliqués. La discussion, en l’occurrence, porte ce soir sur les souvenirs du compositeur d’une nuit passée à Long Island, USA, État de New York, nuit sans sommeil (pas pour autant une insomnie, le créneau étant occupé par Esa-Pekka Salonen). Pour aller à l’essentiel, sans trop tourner autour du pot, oui, c’est une bonne pièce et une leçon d’orchestration. Et non, ce n’est pas non plus une grande pièce car reprenant de nombreux éléments des œuvres précédentes. Le Concert no.1 peut apparaître comme un bilan, bénéficiant d’une exceptionnelle et souveraine hauteur de vue, mais non comme la nouvelle étape vers une autre forme de langage.
Entendons bien qu’il n’est nullement question de parler ici de progrès en musique, une notion qui, à bien y penser, n’a guère de valeur à notre époque : parler aujourd’hui de progrès en musique (musique du passé ou musique de notre temps) se résume de plus en plus à une démarche consistant à comparer les dernières applications de l’IPhone par rapport à celles du premier minitel. On ne voit pas trop l’intérêt et surtout, cela réduit l’expression musicale à son seul aspect technique (technique et art, tous les philosophes en herbe de Terminale en ont été réduit à disserter dessus, il est amusant de penser que certains d’entre eux n’ont pas vraiment dépassé le stade à l’issue de leurs études supérieures de musicologie). Par bonheur, il semble que Pascal Dusapin se moque bien de savoir ce qui est « progrès » ou non. Cela dit, en 2011, il est ô combien triste de constater que le monde de la musique continue, avec une régularité digne d’un dialogue à la Sergio Leone, à prétendre que l’univers se partage en deux : la musique qui progresse, et celle qui stagne. Donc, pas de dispositif électronique, des percussions nombreuses mais non pléthoriques (on verra quel usage il en fait), une discrète touche de spatialisation avec trois cuivres égarés à travers les hauteurs de la salle, ce qui constitue à la fois un clin d’œil aux travers de la performance pour la performance, et une entrée en matière assez réussie de la pièce, ces trois cuivres ayant pour tâche de la débuter.
Dans l’ensemble, les trois mouvements s’enchaînent avec une grande cohérence : Dusapin privilégie les effets de masse dans les deux premiers, imite avec un certain sens de la convention le flux et le reflux marin, donne à imaginer des oiseaux isolés dans le ciel (toujours les cuivres) et parvient à restituer de manière exacte mais poétique ce « matin à Long Island » ; bien entendu, l’on trouvera de quoi fâcher les gardiens de l’orthodoxie musicale : quelques octaves, même, s’égarent ici et là, des accords parfaits surnagent avec volupté et détachement Quant au traitement de la percussion, il est tout simplement réussi, sans exagération et sans saturation : Dusapin doit être aujourd’hui l’un des rares compositeurs en activité à ne pas se commettre dans un bruit de fond permanent à l’arrière de l’orchestre (bourdonnement des gongs, cliquetis de claviers et ronflement des peaux, chers à la plupart de nos contemporains qui bavardent de cette manière). Cette sagesse explose quelque peu dans la partie finale, Swing, de loin la moins aboutie de la pièce, avec ses ostinatos rythmiques et harmoniques : la tentative de décrire l’agitation (lointaine ?) de la rue américaine s’arrête un peu au cadre restreint de la carte postale, ceci étant d’autant plus dommage que Dusapin reprend à sa manière un certain nombre de conventions propres à Stravinski, mais en aucun cas celles de compositeurs américains : encore une fois, l’école français hésite et bute sur cet écueil qu’est sa voisine américaine, dont elle partage pourtant (sans vouloir le reconnaître) un certain nombre de points communs, ne serait-ce qu’un seul et même professeur, Nadia Boulanger. Ce sera donc plutôt de Xenakis, mais d’un Xenakis très assagi, qu’il faudra rattacher la filiation d’une œuvre, qui, rappelons-le, reste de loin très supérieure à la moyenne des créations françaises actuelles, engluées dans un perpétuel schéma linéaire. Dusapin se paie le luxe d’achever Morning in Long Island sur un roulement de timbales solo et de conclure de la manière la plus classique qui soit : une pièce comportant un début et une fin, c’est déjà pas mal…
L’autre morceau d’envergure de la soirée était, à n’en pas douter, le traitement de choc qu’allait faire subir Leonidas Kavakos au Concerto de Brahms. Car, à n’en pas douter, voilà un violoniste, qui, à mille lieues de l’école de plus en plus lisse et homogène du violon mondial, persiste à dire les choses différemment et prend des risques colossaux. Il a pour lui un atout de taille : un sens absolu de la justesse, allié à une musicalité extrêmement fine, voire étonnante, d’autant que le mystère Kavakos réside peut-être dans une position impossible (entendez que n’importe quel violoniste qui se permettrait de jouer dans une position pareille n’obtiendrait pas le tiers du dixième du résultat ici entendu). La fine fleur des violonistes actuels, souvent cultivée hors-sol, nous l’avons dit, tend à se stéréotyper de plus en plus ; c’était un constat que l’on faisait peut-être déjà dans les années 1930, lors de l’éclosion du talent d’un Heifetz, mais c’est un fait quasi accompli aujourd’hui : le son, le son, le son ; parfois la justesse est prise en compte, mais en aucun cas la véritable expressivité. Pour citer le cas e plus extrême opposé là Kavakos, je citerais Arabella Steinbacher, dont la carrière montante illustre précisément les travers du violon mondial : pas grand-chose à dire, mais un son solide, totalement non personnel et un bon sens de la justesse. Cette tendance se vérifie de plus en plus.
La personnalité de Kavakos permet justement d’éviter ces travers : l’apparente fragilité de son jeu n’est vraiment qu’apparente et son Brahms appartient certainement aux meilleurs qu’il nous ait été donné d’entendre au cours des dix dernières années. Pas d’esbroufe, un refus absolu du clinquant et du maniérisme, une nette volonté d’aller à l’essentiel, mais avec une grâce consommé. J’aimerais toutefois revenir quelques instants sur ce qui est appelé légèrement plus haut « refus du maniérisme », car le jeu de Kavakos, notamment dans ses extraordinaires mais parfois bizarres Concertos de Mozart, a pu prêter le flanc à une telle appellation. Appelons maniérisme la volonté de faire sonner l’instrument gratuitement et de dissimuler sous de grands effets le vide absolu du discours : les Mozart de Kavakos, à défaut le Brahms qu’il a donné ce soir-là, ne sont pas maniéristes, bien mieux, ils s’éloignent globalement des travers constatés et dénoncés depuis des années d’un certain nombre de musiciens exagérément affublés de l’étiquette « baroque » : oui, Kavakos manie son archet de manière baroque, entendez par-là de manière allégée et rapide, mais son vibrato est exceptionnel et sa capacité à faire chanter les phrases de transition (et non pas seulement les thèmes principaux) donne une cohérence supplémentaire à son propos.
Le Brahms de Kavakos ne se distingue ni par des tempi exagérés, ni par des nuances surlignées, mais bien par le resplendissement d’une ligne claire permanente ; certes, et ne je m’appesantirai pas guère dessus, l’accompagnement sans saveur et d’une grande platitude de Myung-Whun Chung a pu constituer un frein, mais pour l’essentiel le discours en trois mouvements apparaît de façon lumineuse : un premier mouvement ténébreux et tragique mais sans pathos, un deuxième mouvement interrogateur ne tombant jamais dans les mauvais côtés de la conception romantique, un Final furieusement maîtrisé ; à aucune moment Kavakos n’aura montré de signe de faiblesse, se payant le luxe de donner deux bis issus des Partitas de Bach qui ne souffrent aucune critique (si seulement cela pouvait en dissuader d’autres de jouer la Sarabande) ; un grand pas vers l’immatérialité a été franchi ce soir-là par Kavakos et l’on attendra avec impatience le prochain chapitre de cette histoire du violon.

Vincent Haegele
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