Concerts presque sans orchestre

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- La Roque d'Anthéron, Parc du château de Florans, le dimanche 25 juillet 2011
- Liszt, Tasso, Lamento e Trionfo, S. 96 ; Les Préludes, S. 97 - Rachmaninov, Concerto n°2 en ut mineur, op. 16
- Nikolaï Lugansky, piano
- Orchestre Philharmonique de Varsovie
- Antoni Wit, direction

- La Roque d'Anthéron, Parc du château de Florans, le mercredi 3 août 2011
- Beethoven, Concerto n°3 en ut mineur, op. 37 - Schumann, Concerto pour piano en la mineur, op. 54 - Beethoven, Symphonie n°7 en la majeur, op. 92
- Aldo Ciccolini, piano
- Ensemble orchestral Kanazawa
- Mishiyoshi Inoue, direction





Traditionnellement, et rationnellement, on ne va pas écouter des concertos à La Roque pour écouter des... concertos. On va écouter le pianiste, et on prie pour que l'accompagnement (il ne s'agit en aucun cas d'autre chose de plus élevé) n'abuse pas de prosaïsme. Ces dernières années, c'est le plus souvent le Sinfonia Varsovia et l'orchestre de l'Oural qui officiaient avec les minimalismes rustiques (version polie) que l'on sait, le premier bénéficiant parfois de baguettes (Andras Keller notamment) un peu plus subtiles que celle, éléphantesque, de Dimitri Liss. Pour le XXIe festival, le relais a été confié au concurrent varsovien du Sinfonia, le Philharmonique local, et à une formation d'encore-bien-plus-loin-que-l'Oural, l'ensemble nippon Kanazawa. 

Antoni Wit
Le premier n'offre rien de bien plus reluisant que ses compatriotes antérieurs : on pouvait pourtant espérer davantage d'une formation confiée à Antoni Wit, que l'on ne voit guère à Paris mais que certains enregistrements pour Naxos avaient gratifié d'une enviable réputation de sérieux. Du sérieux, dans la façon de présenter comme exercice obligé de l'année Liszt deux poèmes symphoniques (la sélection n'évoquait déjà pas une intrépide audace), on n'en a guère trouvé, ni dans la battue volontiers appuyée, aux effets triviaux proposée par Wit, ni dans la concentration parfois très relative des cordes - acides - du Philharmonique de Varsovie. Les bois et les cuivres sont relativement précis et parfaitement criards, sans doute plus que ceux du Sinfonia : Tasso se réduit à une longue attente séquentielle d'un trionfo plus militaire que nature (et que souhaitable), Les Préludes à une attente de la récapitulation finale, dont l'analyse la plus précise est à peu près : pouèt pouèet tzim bam. Le bicentenaire du Liszt symphoniste mérite mieux que le peu qui y a été offert cette année, mieux que ces exécutions de routine provinciale blasée, et mérite surtout des programmes osant des chefs-d’œuvres comme Orpheus (il faut apparemment courir après les concerts de Pletnev pour cela) ou les symphonies, par exemple.

Wit et ses troupes se montrent quelque peu plus vaillants pour accompagner Lugansky, lequel réussit l'exploit ni d'être blasé ni de blaser son auditoire ou ses partenaires - alors qu'une bonne partie de ces deux catégories d'individus devaient l'être forcément par avance, surtout avec cette flasque première partie lisztienne. C'est une bonne nouvelle : dans la mesure où la folle imagination programmatrice de La Roque induit certainement que Lugansky joue un concerto de Rachmaninov au parc de Florans jusqu'à la fin de ses jours (et puis que Queffélec joue un joli Mozart, El Bacha un Chopin très musical, etc, etc.), mieux vaut qu'au moins on s'en lasse le moins vite possible. Et ce, alors même que Lugansky nous a gratifié de trois concertos de son compositeur d'élection à Paris cette saison, dont un ut mineur avec le Philharmonia et Ashkenazy-aux-gros-sabots. Wit se montrant d'une sorte de totale neutralité (mais énergique cependant), la comparaison entre la modeste phalange polonaise et les prestigieux londoniens ne se fait pas tant au détriment des premiers, qui au moins évitent tout parasitage intentionnel (dans l'expression du sentiment) de la conduite du soliste.
On assiste donc à une sorte de cours magistral d'interprétation de Rachmaninov sur fond banalisé, ce qui, pour revenir au point de départ, est sans doute la chose la plus désirable pour une soirée concertante à La Roque d'Anthéron. Sur l'esprit et les grandes lignes caractéristiques de cette interprétation, on peut donc paresseusement renvoyer au lien ci-dessus. Par rapport à sa dernière prestation élyséenne, le petit prince de La Roque m'a semblé apporter un surplus de caractérisation virile à son introduction, puis m'a semblé légèrement moins traversé dans la suite du premier mouvement, manifestement plus attentif qu'il était à rester arrimé en cohésion avec des partenaires rythmiquement peu souples. Une limite à l'implication personnelle également présente dans les mouvements suivants, mais apparemment moins gênante pour Lugansky, qui se montrait encore capable d'exhiber sa science de la forme et de la caractérisation symbolique (qui détermine la forme elle-même plus que dans n'importe quel autre répertoire), notamment dans la section intermédiaire du II. On ne sort toutefois pas entièrement d'une ambiance aux relents fatalement routiniers : on s'amuse entre habitués à prédire les bis, et je remporte la mise en annonçant les préludes op. 32/12 et 32/5, dans le bon ordre. On mesure l'attachement réel à un interprète aussi à ce genre de soirées : tout s'est passé exactement comme attendu alors que l'on n'attendait pas grand'chose, et pourtant, on repart plus content qu'en étant arrivé.

L'Ensemble Kanazawa et Inoue
Les apparitions d'Aldo Ciccolini, à La Roque tout particulièrement, semblent obéir à une logique tout à fait différente, et semblent devoir jusqu'à leur terme, qu'on espère le plus tardif, constituer un événement spécial. Principalement en ce que l'on ne sait jamais exactement à quoi s'attendre : certes, on ne parie plus avec lui que sur de beaux frissons, mais c'est la forme de ce plaisir qui le plus souvent survient en forme de surprise. La mesure du plaisir est bien sûr plus relative que pour un récital du maître, mais l'excitation presque plus grande. 
Et cette fois, avec la vaste partie concertante proposée en première moitié de concert, le handicap de l'orchestre surprend assez agréablement en se montrant moins frustrant, contre toute attente, qu'avec le Philharmonique de Varsovie. L'Ensemble Kanawa se présente dans une formation quasi chambriste dans Beethoven comme Schumann, ce qui n'a certes pas les mêmes conséquences chez l'un que chez l'autre. Dans le premier, l'équilibre avec le soliste est satisfaisant et la densité ne vient pas à manquer excessivement. Mais il y a mieux : les orchestres n'étant pas les solistes et a fortiori pas les pianistes, la phalange de l'étrange Mishiyoshi Inoue ne fait pas entendre de phrases ineptes ou absurdes, ni de musicalité stupide de superposition à l'impuissance musicale. Les fragilités sont un peu partout, les compensations à peu près nulle part. C'est bien un concerto de Beethoven qui est joué, avec des attaques franches de la part du petit quintette (environ 25 cordes), qui pour le reste vibre généreusement tout en phrasant au plus simple, des bois verts quitte à être verdâtres (mais ils se font entendre, là est l'essentiel, même s'ils ne sont pas ensemble), et des cors qui mettent à peu près tout à côté, mais c'est accessoire.
Ces sympathiques nippons aux airs presque protestants continueront avec plus de difficultés à donner le change dans le Schumann (nonobstant un dérapage général dans le fugato du finale qui aurait pu très mal tourner) et dans la 7e Symphonie, en mettant davantage (trop, sans doute) à jour le ressort de leur curieuse forme de légitimité : une sorte de naïveté, de musicalité certes, mais au premier degré, prémunissant paradoxalement du phrasé malhonnête ou de la vulgarité culturelle. Avec ces partenaires tout à fait acceptables, le patriarche français relève le gant de petit marathon avec son panache habituel, qui va bien au-delà, faut-il encore le dire, de l'assurance des notes. Notes qui y sont à peu près toutes, mis à part quelques raccourcis de marches harmoniques dans le développement du finale du Schumann (presque étonnants, tant Ciccolini paraît disposer encore de tous les choix et de toutes les facilités ou presque dans le superbe Concert sans orchestre qu'il a récemment enregistré). 

Ce Schumann laisse sans doute un peu plus sur sa faim, car j'espérais de Ciccolini qu'il ose un premier mouvement uniformément plus retenu et majestueux (notamment sur la foi de témoignages antérieurs), ce dont je suis fort partisan. En lieu et place, les traditionnels découpages dès l'entrée du thème du hautbois (très rapide, très lent, très rapide, etc.) auront été appliqués à la lettre ce que le texte ne justifie que partiellement, et qui surtout banalise à mon sens les possibilités expressives des plus grands pianistes (pensons aux alternatives magnifiques qu'ont proposées Gilels hier, Lupu aujourd'hui, et je dis bien aujourd'hui en ce qui le concerne). De même aurais-je espéré une romance plus rapide et capricieuse, donc moins académique, de la part d'un sage qui ne respecte plus aucune convention et surtout par celles du bon goût officiel. Il aura fallu se contenter de la force de projection toujours impressionnante du vieillard (l'entame du finale !), de son autorité de conduite dans des sections aussi délicates et décisives que celle précédant la réexposition du I, et de quelques frappantes singularités telles, dans le même mouvement, les brusques, impitoyables coupures rompant par anticipation avec la chaleur des tuttis plutôt que les lançant comme on en a l'habitude (m. 41, 296, la noire jouée comme une croche à chaque fois).
Aucune réserve d'ordre générale ni factuel ne me parait en revanche opposable à la splendide exécution du concerto en ut mineur de Beethoven, volontiers sévère et minéral, voire minimal dans le premier mouvement, aux gammes d'une formidable économie expressive, aux traits souvent caractérisés par un léger, mais ô combien dense spicatto, et une absence souvent complète de pédale. On peut certes trouver cela démonstrativement sec : j'y entends plutôt quelque chose de l'ordre de l'épure que pratiquaient des pianistes aux styles aussi différents que Gieseking, Serkin ou Solomon dans les concertos de Beethoven, accentuant la dénonciation du psychologisme dans Beethoven alors même que leurs moyens pianistiques leur autorisaient un usage noble de celui-ci. Pour s'en assurer, il fallait simplement être profondément ému par le II, aussi abandonné à soi que le I refusait de fendre l'armure de son rigorisme : sinon, et ce fut un émerveillement, dans une magnifique et rare cadence (de Reinecke : j'ai dû en lire une dizaine avant de tomber sur la bonne, c'est pourquoi je m'autorise le plaisir de la reproduire).









Théo Bélaud
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