L'été indien du Philharmonique de Radio-France (I) plaisirs simples

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- Paris, Basilique Sainte-Clotilde, le mercredi 21 septembre 2011 
- Liszt, Missa choralis, S. 10; Prélude et fugue pour orgue sur B.A.C.H., S. 224 - Kodály, Laudes Organi, pour chœur mixte et orgue
- Pierre Mea, orgue
- Choeur de Radio-France
- Matthias Brauer, direction
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- Paris, Salle Pleyel, le vendredi 30 septembre 2011
- Kodály, Danses de Gálanta - Barber, Concerto pour piano, op. 38 - Concerto pour orchestre, BB 123
- Garrick Ohlsson, piano
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Myun Whun Chung, direction
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- Paris, Salle Pleyel, le vendredi 7 octobre 2011
- Berlioz, Romeo et Juliette, extraits symphoniques - Mendelssohn, Symphonie n°4 en la majeur, op. 90 - Rossini, Guillaume Tell, ouverture
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Myun Whun Chung, direction
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- Paris, Salle Pleyel, le vendredi 14 octobre 2011
- Stravinsky, Scènes de ballet - Widmann, Concerto pour violon - Stravinsky, Symphonie en ut
- Christian Tetzlaff, violon
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- John Storgards, direction
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- Paris, Salle Pleyel, le vendredi 21 octobre 2011
- Schumann, Concerto pour violon enmineur, WoO 23 - Liszt, Ein Faust-Symphonie, S. 108
- Isabelle Faust, violon
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Eliahu Inbal, direction
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- Paris, Salle Pleyel, le vendredi 4 novembre 2011
- Britten, Les Illuminations - Chostakovitch, Symphonie n°8 en ut mineur, op. 65
- Christine Schäffer, soprano
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Jukka-Pekka Saraste, direction

Il ne fait plus aucun doute que le Philhar n'a fait que confirmer depuis des années un statut en latence et qui devrait bien finir par être publiquement proclamé dans le milieu autorisé : le statut de porte-drapeau de l'orchestre français. Face à un Orchestre de Paris apparemment irrécupérable et un National stagnant depuis deux ans en des eaux indéterminées, la concurrence a de toute façon baissé pavillon, ce qui ne se voit pas, cent fois hélas, au taux de remplissage des salles. Rien n'a changé par rapport aux saisons précédentes : en-dehors des concerts, qui ne sont en général pas les plus passionnants, de Myun Whun Chung, et dans une moindre mesure de celui d'Inbal cette saison, les soirées sus-mentionnées auront permis de remplir le premier balcon, les trois-quarts de l'orchestre, et éventuellement de regrouper en bande la poignée d'habitués inconditionnels de l'OPRF au centre du second balcon, là où la musique se déploie généralement avec le plus de finesse comme d'impact.
Pourtant, et alors que l'OP parvient à force de com' à presque remplir la même salle avec des programmes doublés, ce premier tiers de saison (lire sur les deux premiers concerts de Chung et Mikko Frank ici) aura été une petite fête pour les oreilles : tout à fait aussi intéressante et de bonne facture orchestrale que la déferlante américaine de cet automne (Chicago, Pittsburgh, Philadelphie, Cleveland), et infiniment plus gratifiante que les piteux concerts événementiels proposés par le Concertgebouw ou le Gewandhaus. C'est bien les vendredis soirs, comme assez souvent finalement, que la musique a vécu au faubourg Saint-Honoré.

Les second et troisième concerts de la saison de Chung se seront révélés comme à l'habitude : factuellement proches de l'irréprochable, sérieux, professionnels, parfaitement servis par l'orchestre, et oscillant entre le léger manque et l'absence totale de tension, voire de la direction la plus élémentaire. Ce couple ordinaire de satisfecit et de reproche aura plutôt basculé du côté à charge pour le concert du 30 septembre. Chung donne avec les Danses de Galanta une partition - des plus valorisantes pour un bon orchestre - qui avait pleinement réussi au Philhar' sous la baguette de Dudamel il y a trois ans.
Le résultat, sans démériter sur le plan instrumental, est ici nettement moins convaincant, principalement à cause d'une direction au forceps, caractéristique des pires travers de Chung : une gestion massive et schématique des tuttis et des changements de tempo, et un abandon complet de la tension dans les grands solos ponctuant la partition, durant lesquels les bois n'ont que leur son et leur propre inspiration pour briller, mais pour briller sur du vide.

Fort heureusement, toute la soirée allait être illuminée de la présence - c'est plutôt le mot - rare en France, de Garrick Ohlsson (photos), que j'entendais pour la première fois en concert. Le colosse américain (je pense bien n'avoir jamais vu une telle armoire à glace entrer sur une scène de concert) a, contrairement à d'autres, les attributs pianistiques naturels de son excellente composition. Un mètre quatre-vingt-dix-sept si mes renseignements sont exacts, des épaules où pourraient se jucher deux adolescents, et paraît-il, la treizième à la main gauche et la douzième à la droite : le tout pour un son d'une richesse et d'un velouté dans toutes les dynamiques et tous les registres du clavier auquel je ne vois guère qu'une demi-douzaine d'équivalents aujourd'hui  - et encore, si l'on réduit la qualité de son à la pure densité et à l'éradication de toute dureté, je ne vois en fait que Rudenko et Lupu. Du point de vue pianistique, pour ces raisons mais pas seulement, le très beau concerto de Barber ne pouvait être mieux servi. Ce n'aura  pas tout à fait été le cas sur le plan orchestral, où à nouveau la prestation engagée et sérieuse de l'orchestre pâtit de la battue assez brouillonne de Chung. Ce n'est pourtant pas un défaut dont il est coutumier, mais dans le premier mouvement notamment, les entrées semblent bien souvent données au petit bonheur la chance, ne se calant qu'approximativement avec un soliste pourtant tout à fait impeccable d'évidence rythmique.
L'abattage d'Ohlsson, qui ne se voit guère mais est assez gigantesque, occupe cependant la scène discursive et sonore en permanence, ce piano-là présentant une faculté extraordinaire de passer l'orchestre sans la moindre crispation.  La virtuosité est inattaquable de bout en bout, la maîtrise de la forme et de son cheminement harmonique absolument évidente. Il n'y a strictement rien à redire, et l'on attendra avec impatience d'avoir la confirmation de ce dont ce pianiste, en âge de plénitude de ses moyens techniques et psychologiques, semble capable dans les répertoires les plus courus. Ses deux admirables rappels (les opus 3 de Rachmaninov et 18 de Chopin, tous deux habités par un moelleux assez stupéfiant, et certainement pas dénués de tension pour autant) en donnent une idée pour le moins flatteuse.

Chung avait déjà dirigé le Philhar dans le Concerto pour orchestre en 2008, et c'est cette fois la comparaison avec son propre précédent qui blesse quelque peu. Rien de déshonorant toutefois - la direction est infiniment plus lisible, sur un plan purement technique, qu'en première partie. Mais d'une part, les limites de Chung dans la conduite de long terme apparaissent plus criantes qu'il y a trois ans, et passé une entrée en matière jusqu'à l'allegro (où les cordes excellent), la direction s'enferme dans une routine produisant un résultat plus proche de la lénifiante exécution donnée avec le même orchestre par Philippe Jordan la saison suivante. D'autant que les belles dispositions du Philhar' finissent par se diluer quelque peu dans les deux derniers mouvements, les violons perdant en acuité d'attaque et en cohésion, les bois baissant un peu pavillon, et les cors ne se montrant pas aussi nobles qu'à l'accoutumée dans le finale. Chung commence à avoir tort de radoter ses programmes, qu'ils soient allemands, français ou autres. Le Canard Enchaîné de la semaine passée raconte d'ailleurs que, selon une anecdote rapportée par François Fillon en personne, Chung croit toujours que Jack Lang est ministre de la culture, et cela commence à s'entendre.
On trouvera un son de cloche similaire et amplement plus étayé (je n'ai pas le temps de m'y appliquer en ce moment) chez Thomas Rigail.
Le vieux couple fatigué mais encore curieusement complice que forment l'OPRF et son directeur se montrera sous un meilleur jour la semaine suivante. Chung est généralement mieux à son aise dans la musique française, et au moins du point de vue de l'exhibition d'enjeux propres à la forme musicale, son exécution des quatre extraits symphoniques usuels du Romeo de Berlioz apparaît assez convaincante. Du moins sous le rapport d'une caractérisation des épisodes qui, sans être appuyée (le chef coréen a au moins cette qualité de ne jamais grossir les traits, quand il trouve des traits à tracer), sonne toujours juste. Le Philhar', dans un fort bon jour, y est pour beaucoup, dans cette musique où la tension est majoritairement une fonction directe des capacités sensuelles des instrumentistes. Sous l'impulsion d'un Svetlin Roussev nettement plus en verve que la semaine précédente, le quintette montre dans la Scène d'amour qu'il n'a intrinsèquement que peu à envier aux pupitres les plus prestigieux. Poser la question du solo de hautbois de Devilleneuve dans Romeo seul ? C'est y répondre, évidemment. Entre celui-ci, et, un pour s'en tenir aux mois précédents, l'adagio de la 6e de Bruckner et l'incroyable aria offerte dans le Don Juan de Strauss, les allergiques à tel ou tel des trois compositeurs auront eu leurs minutes de bienveillance obligée.
Ce concert aura par ailleurs été le seul de ce début de saison a réunir le trio irrésistible de l'OPRF (Devilleneuve, la flûte de Mosnier et le cor anglais de Suchanek). Même menée avec mollesse par Chung (mais non sans quelques vertus contemplatives appréciables dans les mouvements centraux, bien tenus), l'Italienne de Mendelssohn en fait son miel, et bien sûr à sa suite l'ouverture de Guillaume Tell, où brille tout autant le violoncelle de Nadine Pierre, que l'on a moins eu l'occasion d'entendre à nu que celui d'Eric Levionnois, et qui tient fort bien la comparaison. Une soirée sans génie, roborative et fondamentalement agréable sans qu'on n'ait à rougir d'un plaisir simple : c'est la marque des concerts les plus réussis de Chung à la tête de son orchestre, sans doute.
Le seul extrait durablement disponible ci-dessous. Et un papier complémentaire du camarade Haegele.


On en reparlera avec davantage d'enthousiasme à la prochaine note : le mois venant de s'écouler a été marqué par un gratifiant tropisme hongrois dans les programmes de Radio-France, mettant à l'honneur, outre le Kodály et le Bartók consensuels déjà évoqués, des œuvres assez rares de Liszt et une petite merveille plus que rare du premier nommé. La Missa choralis fait certes partie du répertoire assez courant des chœurs amateurs comme professionnels, mais ce n'est évidemment pas pour autant qu'on a l'occasion de l'entendre tous les mois. Si elle n'est le sommet du Liszt liturgique, l'entendre correctement chantée par les forces de Radio-France et leur directeur Matthias Brauer (photo) est un petit luxe qu'il faut bien le service public pour proposer. Le cadre acoustique de Sainte-Clotilde n'est pas idéal mais vaut toujours mieux que celui d'autres églises parisiennes. On attendait peut-être le CRF à un niveau plus élevé d'homogénéité, notamment dans les dynamiques réduites, mais l'ensemble reste bien conduit et intelligible, surtout dans le Kyrie, le Sanctus et le Benedictus.
On ne peut à coup sûr en dire autant du prélude et fugue sur B.A.C.H. par Pierre Mea, mais qu'on voudra bien mettre, au bénéfice du doute et de la constance de l'accompagnement du chœur, sur le compte d'un instrument qui n'est, lui, sans doute pas le plus beau de la capitale. Le sentiment final aura été de toute façon emporté par le ravissement imprimé à l'écoute du Laudes Organi de Kodály, que j'avoue humblement avoir découvert à cette occasion. Malgré des limites dans la mise en place cette fois plus patentes, peut-être dues à un manque de préparation et d'accoutumance à une partition à l'évidence difficile, l'admirable imagination harmonique de la partition (quasi-testament de son auteur qui n'a rien à envier aux plus connus Missa brevis ou Psalmus hungaricus) demeure audible et force tension et attention à un point auquel l'on n'avait guère été préparé. Les occasions sont assez rares de se laisser ainsi contenter d'une défloration musicale pour ne pas bouder son plaisir.

La suite au prochain numéro, donc, avec une traduction plus explicite de l'enthousiasme affiché en titre de celui-ci.
Théo Bélaud
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