Grimaud (& Cie) International

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- Paris, Salle Pleyel, le mercredi 7 septembre 2011
- Beethoven, Concerto n°4 en sol majeur, op. 58 - Tchaikovsky, Symphonie n°5 en mi mineur, op. 64
- Hélène Grimaud, piano
- Pittsburgh Symphony Orchestra
- Manfred Honeck, direction
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- Paris, Salle Pleyel, le lundi 1er novembre 2011
- Brahms, Concerto n°1 enmineur, op. 15 - Tchaikovsky, Symphonie n°6 en si mineur, op. 74
- Hélène Grimaud, piano
- Orchestra dell' Academia Nazionale di Santa Cecilia
- Antonio Pappano, direction
V - V V V
- Paris, Salle Pleyel, le mercredi 3 novembre 2011
- Mozart, Concerto n°19 en fa majeur, KV. 459 ; Aria 'Ch'io mi scordi di te', KV. 505 ; Symphonie n°40 en sol mineur, KV. 550
- Sandrine Piau, soprano
- Hélène Grimaud, piano
- Kammerorchester des Bayerischer Rundfunk
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- Paris, Salle Pleyel, le lundi 28 novembre 2011
- Schumann, Concerto pour piano en la mineur, op. 54 - Chostakovitch, Symphonie n°10 en mi mineur, op. 93
- Hélène Grimaud, piano
- London Symphony Orchestra
- Valery Gergiev, direction

Hélène Grimaud en majesté cette saison à Paris, jouissant d'une résidence officielle à la Cité de la Musique (où je ne me suis pas rendu, la trop petite salle étant depuis longtemps prise d'assaut) et à Pleyel. Concernant les concerts à la Cité, je me suis laissé raconter par un homme de confiance que le concerto de Bach fut étonnamment excellent du côté de la soliste, que les pièces de Silvestrov furent touchantes dans leur désuétude, que la sonate de Brahms avec Vogler se révéla aussi intéressante du côté pianistique que banale au violoncelle, et enfin que la sérénade de Dvořák fut aussi horrible qu'imaginable, ce qui n'avait rien de surprenant compte-tenu de l'invraisemblable purge offerte par les solistes de la Radio Bavaroise dans la 40e Symphonie de Mozart trois jours plus tôt. Étant prédisposé à la plus grande bienveillance envers le Bach et a fortiori le Brahms de Grimaud, et par ailleurs sensible au post-soviétisme musical nostalgique, je présume sans risques que j'aurais pensé exactement la même chose et c'est pourquoi je le rapporte.


La pléthore de concerts n'a d'égale ici que le luxe et la diversité des partenaires : un orchestre américain avec un chef autrichien (concert que j'ai déjà évoqué ici), des italiens, une chanteuse française avec des instrumentistes allemands, un orchestre britannique dirigé par un russe. Et (presque) tout ce beau monde pour jouer, ce qui n'est évidemment pas très original, des concerts germaniques (quatre fois) et des symphonies russes (trois fois). Concernant ces dernières, il s'en est fallu de peu que l'adage selon lequel l'internationalisation a peu ou prou rendu tous les orchestres et répertoires semblables de sonorité soit confirmé, sans que pour autant la stricte qualité factuelle ne soit remise en cause : la confortable, douce et angoissante routine de Pleyel, en somme.
On passera très vite sur la morne soirée proposée avec l'Orchestre de chambre de la Radio Bavaroise, assemblage de méconnaissables solistes du superbe Sinfonieorchester dont ceux-là sont issus. C'était le plus promotionnel des six concerts parisiens de Grimaud cette année, la pianiste venant de graver les 19e et 23e concertos pour Welt-Circus Grammophon. On n'y a jamais trop cru, au Mozart de Grimaud (le concertant, du moins), et si le résultat n'est pas pianistiquement déshonorant dans le concerto en fa, il n'en reste pas moins assimilable à un certain ventre mou de l'actualité de l'exercice mozartien, certes assez apuré du mauvais bon goût musicien reliant entre eux des interprètes médiatiquement adoubés dans ce répertoire (Perahia, Pires, Vogt, Helmchen), mais proposant en moins accompli le type d'approche volontaire, investie et dramatique d'une Uchida ou d'une de la Salle. L'écoute est en outre perturbée par le positionnement inversé du piano au sein de l'orchestre (Grimaud ne dirigeant pas vraiment du clavier, elle se place face au public, bien sûr sans couvercle). Au centre du second balcon de Pleyel, un piano découvert sonne normalement en majesté, mais ici, quand on sait que Grimaud a assez de son et ne bride pas celui-ci dans Mozart, le résultat diffus et sur-intégré dans le (flasque) tissu orchestral ne laisse pas de frustrer.
Replacée en position latérale ordinaire et avec couvercle, Grimaud se montre plus à son avantage dans la partie de piano de Ch'io mi scordi di te. Mais seule. Terriblement seule, deux fois (l'aria est bissée, et il faut subir au strict identique le flux incolore et indolore de cet anémique filet de voix aux inflexions tantôt lâches, tantôt piqué d'une insupportable pointe de salonardise de type balais dans... Bref : c'est inaudible et en même temps jure et hurle dans l'oreille). Une catastrophe qui ne faisait que présager du pensum malingre, sans corps et sans âme, artificiellement (ré)animé proposé en seconde partie par un orchestre semblant avoir abandonné l'idée même d'une croyance à la musique de Mozart, et qui en propose donc un succédané muséal enrobé de foucades et d'accents plus grossiers que ne le seraient ceux d'une transcription de la symphonie pour sonnerie de téléphone interprétée par Lang Lang sur son iPad. Bref, des allemands face à eux-même, et ce n'est pas beau à entendre.

Antonio Pappano et l'Orchestre de l'Academia Sant Cecilia

La dimension mondialisée des spectacles symphoniques offerts par ailleurs aura touché les deux Tchaikovsky de façon à peu près identique, d'une manière permettant d'apprécier le spectacle (c'est de cela qu'il s'agit, après tout) avec un plaisir modéré et très vaguement coupable. C'est que, contre l'attente, l'orchestre de Saint-Cécile n'a plus grand chose d'italien, pas plus dans les vertus que dans les faiblesses. C'est une fort belle formation passe-partout, qui peut sans doute tout jouer et surtout Brahms, Ravel et Mahler selon les standards modernes (et avec le même son, c'est plus rentable). Son quintette est d'une densité et d'une puissance appréciables, sa petite harmonie est anonyme mais joue la plupart du temps avec assez d'intensité et une homogénéité certaine, et ses cuivres apparaissent sans défaut, avec une pointe américaine pour couronner le tout (des trombones aux embouchures manifestement généreuses, avec présence en décibels à l'avenant). A l'aveugle, cela pourrait fort bien être Los Angeles, New-York, en un poil moins impressionnant. Pittsburgh, en somme : et de fait, cette Pathétique présente tous les traits gratifiants et moins gratifiants qui avaient marqué la 5e donnée par Manfred Honeck deux mois auparavant :  style consensuel fait de rubato raisonné et calculé pour ne pas faire mauvais goût, dynamiques spectaculaires, prudente (encore plus Honeck) absence d'originalité, ce qui n'est sans doute pas plus mal, soin quelque peu scolaire apporté aux transitions. Antonio Pappano est sans doute tout sauf un génie de ces dernières, mais sa réputation le précédant, on pouvait craindre bien pire ici. Aucun mouvement, pas même le premier, n'appelle d'observation de caractère spécifique, puisque que nous sommes dans le domaine du consensus, mou mais impeccablement offert sur le plan technique. Du bel ouvrage sans aucun doute : en a-t-on besoin ?

Il en ira assez autrement, on s'en doute, de la 10e de Chostakovitch proposée par Gergiev et son LSO. Le chef comme l'orchestre ont bien plus de marque à imprimer sur ce répertoire comme sur d'autres, et on ne pouvait que les accueillir avec un préjugé favorable compte-tenu du sommet auquel ils s'étaient hissés au terme du cycle Mahler de la saison dernière, mais aussi de la forme olympique affichée par le LSO en début de saison dans la Missa Solemnis, ou encore du bon souvenir de la 8e de Chostakovitch donnée par les mêmes il y a deux ans. Cette dernière s'était révélée particulièrement déstabilisante, inconfortable en dépit d'un niveau de réalisation instrumentale tout à fait superlatif. On incline de plus en plus, les années passant, à penser que Gergiev fuit dans ce répertoire (plus encore que dans Prokofiev et Tchaikovsky) les traditions issues de Mravinsky, Barshaï et Kondrashin (qu'il laisse à Temirkanov, Pletnev et Jurowski), pour chercher une autre voie, questionnant l'esprit de cette musique sans pour autant céder à sa singularité nationale. Il y a dans cette démarche qui affine le trait sonore la plupart du temps, goûte l'intimité et déplace le grandiose ou la fureur là où on ne l'attend pas, quelque chose d'impénétrable qui paraît presque d'ordre linguistique, comme si Gergiev donnait à entendre une logique musicale inspirée d'une grammaire hermétique. Pour autant, le résultat ne semble jamais absurde dans la mesure où le surlignage y est inexistant, où les options les plus étranges le sont d'autant plus qu'elles semblent presque toujours plus suggérées qu'assertées.
Cette logique a paru franchir un cran supplémentaire ici par rapport à la 8e, notamment dans un premier mouvement bizarroïde, restant plutôt en retrait des indications de tempo les plus rapides tout en ne trainant pas le moderato de base, se déroulant dans une sorte de souplesse désabusée de l'avancée, renonçant presque à chercher l'élan moteur caractéristique des grands développements ; et trouvant, comme dans la 8e, des rééquilibrages troublants, valorisant les cordes et retenant les plus grands déchaînements d'harmonie (ainsi, de 47 à 60 dans le I). Cette méthode que d'aucuns diront erratique, ce qui se peut défendre mais est affaire de dispositions d'écoute, semble finalement trouver sa signification dans les dernières pages du mouvement, lequel apparaît rétrospectivement comme un poème symphonique davantage que comme une sonate. La conformité à la forme - la forme apparente de la partition, à tout le moins - sera plus évidente dans la suite, du moins dans les mouvements centraux, excellemment conduits, et remarquablement illustrés sur le plan des interventions solistes (basson, flûte - Davies, bien sûr - et piccolo, et cor anglais). Le finale - dans lequel brille le violon de Roman Simonic, qu'on se faisait une joie de retrouver -, renoue avec la conduite comme en filigrane du I, avec davantage de bonheur, Gergiev paraissant se saisir de la dimension cumulative de la tension de manière parfaitement paradoxale - sinon que la retenue générale, la liberté de ton laissée à un orchestre évitant soigneusement la caractérisation-clichée du Chostakovitch occidentalo-sarcastico-dissident, appliquées à une formation aussi souple et talentueuse, produit assurément un résultat qui, par définition, a le mérite de faire entendre autre chose que les grands types connus de l'interprétation de cette musique.

De part et d'autre de ces symphonies on ne peut plus dissemblables, Hélène Grimaud finissait enfin par se montrer sous son jour le plus flatteur, seulement entraperçu dans certaines bribes de son 4e de Beethoven cette saison. Son plus haut fait de carrière, pour beaucoup de mélomanes en tout cas, reste le concerto en mineur de Brahms, dont son précoce enregistrement (et ses concerts) avec Kurt Sanderling (qu'il repose en paix) lui avaient fait gagner un respect relativement durable auprès d'auditeurs exigeants - dont une moitié, peut-être, se plait maintenant à snober la star aux loups. Même si les parisiens (et d'autres, sans doute) ont mangé leur pain blanc en 2010 avec la magistrale et bouleversante exécution offerte par Pollini et Eötvös dans la même salle, il n'y a pas lieu de faire la fine bouche devant ce que propose Grimaud, qui n'a rien perdu de sa cohérence et de sa force de persuasion depuis près de quinze ans déjà qu'elle joue ce concerto. Bien sûr, ce piano est loin d'être le plus beau du monde, naturellement, les duretés font part intégrante de son intensité, et oui, quelque chose de trop nerveux empêche trilles et trémolos, par exemple, d'accéder à une dimension transcendante de l'harmonie. Oui, mais c'est là le standard supérieur du piano international, et quand il y a, ce qui n'est pas si commun au fond, quelque chose derrière cette banalité, et que cette chose parvient occasionnellement à incarner une dimension physique triviale, on peut y croire. On y croit assez dans un premier mouvement largement semblable à ce que l'on peut écouter dans le concert avec Michael Gielen ci-illustré, où les limites du piano sont les plus audibles mais restent presque anecdotiques en regard de l'absence d'apprêt, de la vie naturelle et généreuse avec laquelle Grimaud conduit son affaire. Des qualités qui s'épanouiront encore plus pleinement dans de superbes second et troisième mouvements (encore meilleurs que dans cette vidéo), sans faiblesse, sans chute de tension, et surtout avec une forme d'éloquence, de diction (au sommet de l'adagio ou dans le second thème du rondo) forçant l'enthousiasme, d'autant que si la direction ne fait pas dans la subtilité, l'orchestre est impeccable, généreux et concerné.
On ne le répétera sûrement jamais assez, que le pathos extérieurement visible de son jeu est fondamentalement un bon pathos, en fait un pathos tout court, celui dont la musique est faite et non celui des extrapolations et représentations de ceux qui se croient détenteurs du style et du goût justes ; si elle était meilleure pianiste, aussi solide dans les mains qu'elle doit l'être dans la tête, tous ses concerts seraient de première importance. La bonne nouvelle se confirmant au moins, ces dernières années, à la période sans doute décisive d'une carrière trop bénie des dieux et des capitaux : si la technique de Grimaud reste assez étrange et crispée, elle semble se consolider, au moins s'assurer au métier, plus qu'autre chose.
Le Schumann, qu'on a encore plus entendu par elle, du moins à Paris récemment, est d'un niveau d'inspiration pianistique moins flamboyant, mais reste très audible, surtout cette fois dans le premier mouvement, où subsiste l'essentiel : la spontanéité des phrases et l'absence de sophistication intenable. Le spectacle, cette fois dans le sens le plus noble, est en revanche assuré de bout en bout par l'accompagnement tout à fait splendide délivré par Gergiev et le LSO. Le moins que l'on puisse dire est que s'il y a un concerto où l'on n'est pas habitué à ce que l'orchestre et a fortiori la direction régalent, c'est bien celui-ci - même Janowski, Temirkanov ou encore Jurowski déjà avec Grimaud  n'y étaient parvenus récemment. Se déploient ici de rarissimes trésors de finesse dans l'équilibre et l'écoute mutuelle des cordes (exposé du I), transparence et intensité dans les bois (développement du I et du III, avec notamment des flûtes et hautbois bluffants dans les dernières pages). Mieux encore, Gergiev parvient dans l'indirigeable thème initial à créer la sorte d'arythmie quasi idéale nécessaire pour tirer le charme le plus profond d'une partition plus fantasmée que rationnellement orchestrée par Schumann. Sa lecture rhapsodique se vérifie jusque dans le presque attaca liant les deux premiers mouvements. On aura seulement regretté qu'il ne choisisse (ou ne puisse obtenir l'autorisation de sa soliste) de ralentir et de laisser fluctuer autant le finale, qui sera, finesse instrumentale mise à part, plus convenu.
On se prend à rêver de réentendre le Schumann par Gergiev et... Lupu ; logiquement, à la n-ième tentative, l'on finirait bien par en entendre un grand.



Théo Bélaud
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