Une belle Volga encore rutilante





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- Moscou, Grande Salle du Conservatoire Tchaïkovski, le lundi 14 mai 2012
- Tchaïkovski – Ouverture fantaisie Roméo et Juliette ; Extraits de Casse-Noisette - Rachmaninov , Concerto pour piano no.2 en ut mineur, op.18.
- Ekaterina Metchetina, piano
- Orchestre de l’Académie d’Etat de Moscou
- Pavel Sorokine, direction.

Par Vincent Haegele


Il n’y a jamais eu pénurie de concerts dans la capitale russe, y compris pendant les heures les plus sombres, et cette abondance ne semble pas, pour le moment, avoir été remise en cause par la libéralisation forcenée connue au cours des vingt dernières années. Bien mieux, de nouvelles salles ont vu le jour, financées il est vrai par des fonds d’origine privée et il faut s’y prendre à l’avance pour réserver ses places. Il n’en reste pas moins de nombreux sujets d’inquiétude quant à la santé même du système musical russe : les professeurs partis à l’étranger, la dilution progressive de la place des humanités dans le parcours scolaire (comme partout), le renouvellement générationnel… en résumé, c’est toujours avec une certaine appréhension qu’on aborde un concert, qui plus est, un concert mettant en scène l’Orchestre de l’Académie d’État de Moscou, que nous appellerons affectueusement sous son acronyme fétiche, le MSAGO.

N’ayant pas mis les pieds dans la Grande salle du Conservatoire Tchaïkovski depuis plus de dix ans, le narrateur ne pouvait qu’éprouver une crainte légitime à écouter un orchestre en pleine déconfiture, tant le nom de ce dernier reste associé à la grande époque des enregistrements Melodiya (vous savez, ce label aux prises de son catastrophiques, mais qui agit comme une véritable madeleine pour n’importe quel mélomane un tant soit peu russophile). On se console pour le moins en se disant que rien n’a vraiment changé au Conservatoire, que ce soit la joyeuse cohue des spectateurs (les téléphones portables en plus), les « aimables » ouvreuses qui font passer celles du Théâtre des Champs-Elysées pour des hôtesses d’accueil du Salon de l’Auto, et les grands portraits des compositeurs qui bordent les deux côtés de la salle. Et puis finalement, aux premières notes de l’Ouverture-fantaisie Roméo et Juliette de Tchaïkovski, il apparaît clairement que nos craintes n’avaient aucun lieu d’être.

Premier motif de satisfaction, le son de l’orchestre, qui propose ici ce que la musique russe possède de mètres-étalons les plus absolus, Tchaïkovski (Roméo et Juliette, la moitié du ballet Casse-Noisette) et Rachmaninov (Deuxième concerto pour piano). On connaît les ravages de l’internationalisation et de la banalisation d’un son d’orchestre qui ne se veut plus que brillant et rutilant au détriment de tout le reste. Le MSAGO est resté fidèle à la tradition du son russe, désormais plus que centenaire, si difficile à décrire mais si immédiatement reconnaissable. Cette sonorité, ce sont des cordes d’une homogénéité parfaite, exempte de rondeurs, des bois cohérents et puissants et enfin des cuivres qui passent par-dessus l’ensemble. Certes, il y a toujours des scories, dues à des instruments spécifiques (cors, trompettes), mais qui paraissent bien insignifiantes en regard de la majesté qui se dégage de l’ensemble. Le mot ensemble n’aura jamais été moins galvaudé pour ce qui concerne ces phalanges ex-soviétiques, qui ont, par un certain miracle, échappé à la dissolution ou à la faillite, notamment grâce à l’action de certains chefs d’orchestre. Pavel Kogan est certainement de ceux-là : ne disposant ni de la notoriété médiatique de Gergiev, ni de la carrière internationale de Rozhdestvenski, Kogan (qui fête ses 60 ans cette année) est une figure à l’ancienne, honoré du titre d’artiste du peuple, et qui poursuit une carrière au service de la musique et du public. Sa principale mission semble bien d’avoir conservé en l’état le MSAGO et préserver une tradition qui se moque des concepts culturels mortifères ou des mélanges des genres et qui se garde bien de vouloir « expliquer » quoi que ce soit. La musique considérée comme art, mon Dieu, c’est encore possible (mais pour combien de temps ?)…

Deuxième motif de satisfaction, le fait de ne pas entendre un simple orchestre de fonctionnaires, dévidant Roméo et Juliette depuis un nombre inconsidéré d’années. L’interprétation qu’en donne Pavel Sorokine, invité ce jour pour occuper le pupitre de chef, est d’une robustesse à toute épreuve, solide avec de grands moments de grâce. C’est avant tout la cohésion des blocs qui l’emportent dans cette œuvre difficile (et rendue davantage en raison de sa célébrité), Tchaïkovski ayant très justement composé une partition où les cordes s’associent fréquemment à l’unisson ou à l’octave. La ponctuation des cuivres, de la percussion et des bois n’en est que plus âpre et plus tendue à mesure que le canevas s’affirme. Des personnalités s’affirment néanmoins dans cette entreprise commune : une clarinette soliste pénétrante, un cor anglais à la sonorité teintée de solitude et enfin (surtout) des violoncelles incroyablement beaux, au point de surpasser les autres cordes. Cette cohérence ne se dément à aucun moment, que ce soit dans l’Ouverture-fantaisie, le Deuxième concerto, et évidemment, suprême dessert, Le pas de deux de Casse-noisette, où leur attaque fait merveille.

Troisième motif de satisfaction, l’excellence du jeu d’Ekaterina Metchetina, soliste de la soirée, qui se défend plutôt bien dans le Deuxième concerto, bénéficiant il est vrai de la solidité communicative d’un orchestre concentré et rigoureux. Pas de place à la sensiblerie ou à un romantisme de mauvais aloi : c’est ainsi qu’il faut jouer Rachmaninov, si souvent dénaturé au profit d’un spectacle favorisé par une partition qui offre de multiples angles d’attaque. Par bonheur, Ekaterina Metchetina se pose peu de questions et s’il y a de la dureté dans son jeu, celle-ci ne porte pas ombrage à la structure globale du concerto qui apparaît même en pleine lumière à de nombreuses reprises (la montée vers le climax en ut mineur du premier mouvement est un modèle du genre). On se trouve, en quelques minutes, à des milliers de kilomètres des canons raisonnés de l’interprétation dévoyée de nos jours, et surtout de la routine des programmes uniformes. C’est pourtant bel et bien un concerto joué au moins deux à trois fois par semaine dans le monde qui est ici donné.

Les extraits de Casse-noisettes se passent de commentaires superflus : c’est d’ailleurs bien le superflu et le superficiel qui est abandonné ici. Sorokine ne cherche ni une légèreté faussée (en forçant l’orchestre à adopter des nuances outrées par exemple) et obtient avec une facilité déconcertante des pianissimi singuliers et des fortissimi superlatifs, en dépit de la sonorité parfois sèche de la salle, connue pour ne pas faire de cadeaux aux solistes comme aux orchestres. Il en faudrait cependant plus pour émouvoir un orchestre au tempérament de fer, qui, de la première à la dernière note, reste égal à lui-même. Un sommet est même atteint dans la célébrissime Valse des fleurs, exempte de toute naïveté, de faux-semblants ou de trucage. Tchaïkovski tel qu’en lui-même n’est jamais aussi bon compositeur.
Difficile de juger à partir d’un seul concert de la place actuelle de la musique en Russie, mais le peu qui nous a été donné de voir et d’entendre en quelques jours (concerts quasi quotidiens à la télé, animations en librairie, relative jeunesse du public et abondance du public en un début de semaine, pour assister à une représentation somme toute banale) peut nous donner quelques grammes d’espoir sur un avenir qui n’est peut-être pas nécessairement mesuré à l’aune de l’internationalisation et de la standardisation. 
Будем верить в будущее !


Vincent Haegele

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