Festival du Touquet : Vadim Rudenko


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Au Touquet, le 29 août © Victor Mahieu

- Le Touquet, Palais de l'Europe, le 29 août 2010


- Bach, Partita n°2 en ut mineur, BWV 826 - Mozart, Sonate n°9 enmajeur, KV 311 - Brahms, Variations sur un Thème de Paganini (2nd Livre), op. 35 
- Rachmaninov, Six Moments Musicaux, op. 16 (n°1 à 4) - Tchaikovsky arr. Pletnev, Suite de Casse-Noisette.


- Vadim Rudenko, piano.


    Il est probable que, pour beaucoup de mélomanes, le nom de Vadim Rudenko soit directement et presque exclusivement associé à la transcription de Pletnev de Casse-Noisette : voire même au seul pas de deux, pour lequel une sorte de mythologie d'initiée s'est constituée, tant à partir des exécutions qu'il en a donné un peu partout et notamment à La Roque, que de vidéos culte sur Youtube ou encore des éloges de Lugansky à ce propos. Conséquence ou non, rares sont les apparitions du malheureux double second du Concours Tchaikovsky (1994 et 1998) où la dite transcription n'est pas programmée, et le récital du Touquet ne faisait pas exception à la règle. Du reste, ce sont les programmes de Rudenko en général qui varient extrêmement peu depuis dix ans, mais pour autant il n'est pas inutile de souligner à quel point ce pianiste exraordinairement doté peut se montrer indispensable dans le classicisme et le romantisme germaniques.

    Notez que cela n'englobe pas Bach. Et pourtant, on se dit que Rudenko pourrait en faire, des merveilles, dans la partita en ut mineur comme dans n'importe quelle œuvre de Bach. Quand on dispose à la fois de tant de chaleur harmonique, que le piano est incapable de toute trivialité et que la lisibilité des lignes est un don naturel, le contrepoint devient un élément naturellement lyrique. Mais encore faut-il que ce lyrisme soit tenu. Or Rudenko ne le conduit que par intermittences. Qualité absolue de piano mise à part, tout oppose sa seconde partita à celle de Sokolov, entendue à Aix trois semaines plus tôt. D'abord l'exhaustivité : notoirement paresseux, Rudenko se dispense de toutes les reprises, quand Sokolov n'en omet pas une. Ensuite les relations métronomiques : les écarts de tempos sont globalement modérés chez Rudenko et étaient extrêmes avec Sokolov. Au moins le premier n'inverse-t-il pas la logique relationnelle de l'allemande et de la courante, mais sa sarabande est indiscutablement trop survolée - quand celle de Sokolov frisait l'abstraction contemplative. - et  le rondo du cadet offre davantage de la respiration et de la tendresse que lui refuse son aîné. Mais là où Rudenko résiste mal à la comparaison, c'est dans les mouvements extrêmes, qui pour opulents et clairs qu'ils soient peinent à trouver de la nécessité dans la progression contrapuntique. Et si l'andante de la  sinfonia s'ouvre avec une belle tenue lyrique, la fugue comme à l'autre bout du parcours la gigue manquent de la direction et de la rigueur formidables qu'y imprègne Sokolov.

    Le Mozart de Rudenko est moins discutable et nettement plus irrésistible. A l'exception de son premier mouvement peut-être (absence de reprise oblige), sa 311 est proche de l'enchantement. Coïncidence, je repense ici à Sokolov, mais si en qualité de conduite ce dernier reste plus impressionnant encore dans Mozart, Rudenko parvient presque au même miracle de plénitude harmonique et d'immédiateté vocale. Le style, l'expression, le résultat d'ensemble sont d'une très grande noblesse, d'un raffinement sans affects ni coquetterie., dépourvu de cette touche un peu pincée que l'on retrouve chez presque tous y compris de très vénérables. Le rondo est particulièrement admirable, tant dans la conduite, mue par l'élégance absolue des traits rapides (qui roulent, qui roulent, sans un accent...), mais aussi parce qu'ici Rudenko se trouve tellement bien dans son piano que la maîtrise formelle semble prendre une dimension clairement supérieure à celle montrée dans Bach : l'élasticité de la main semble se transmettre à celle des transitions. Et quelle classe dans la petite cadence...
    Autre passage quasi obligé de ses prestations, le second livre des Paganini : et cela sent, malheureusement, la routine. Certes, encore une fois, le piano de Rudenko immunise contre le prosaïsme, du moins sonore, et c'est déjà très bien dans une partition aussi diabolique. Mais si la décontraction permet de grandes choses à qui est ainsi doté, la nonchalance guette, un peu comme si les Paganini constituaient une gymnastique trop facile et beaucoup moins excitante à pratiquer qu'une sonate de Mozart. Alors qu'il serait sans doute capable de s'en approcher pianistiquement, on ne sent pas chez Rudenko, c'est le moins que l'on puisse dire, le feu sacré d'un Gilels dans le premier livre. Reste de soudains éclairs d'une rare beauté dans les variations lentes.
    Le magnifique enregistrement récent de Lilya Zylberstein ci-dessus donne une idée de la sensationnelle démonstration offerte dans le moment musical en mi mineur, à l'issu duquel j'ai vainement espéré qu'emporté par son élan Rudenko achèverait le cycle. C'était cela, en mieux encore, avec encore plus de magnificence et de puissance et encore moins de volontarisme et de points d'appuis. Un ouragan orchestral, mais surtout un chant d'une profondeur fabuleuse, et una autre manière de qualifier cette merveille serait : Lazar Berman, clarifié. Je pourrais presque en dire autant du premier moment, un peu moins des second et troisième. A l'exact inverse de la poésie comme cachée, sous-jacente du mi mineur, celle plus explicite et donc à gérer du mi bémol mineur parait davantage taillée pour son compère Lugansky, Rudenko donnant l'impression certes diffuse et très relative d'y tourner en rond. Dans le si mineur, la densité noble des grands accords impressionne mais n'émeut pas tout à fait : il apparaît presque problématique que ce pianiste soit incapable de durcir sa sonorité - non pas d'accentuer ou raidir, mais d'incarner l'harmonie d'une manière autre que pleine et chaleureuse. Il manque ici l'âpreté et le déséquilibre de battue des interprétations qui tordent les boyaux - Grinberg, Horowitz. Mais le 4e rattrapait tout.
    Quant à son Casse-Noisette, que Pletnev lui a vendu en viager (eh oui , en fait, c'est ça!), il a sans doute de meilleurs soirs, mais dans à peu près n'importe quel soir, il se passe de commentaires et mieux vaut regarder et écouter. Tout comme son 7e prélude l'opus 23 de Rachmaninov ensuite, abyssal et traversé dans les oppositions de registres de sonorités simplement venues d'ailleurs (je crois, aussi improbable que cela paraisse, que c'était plus grand encore que Berezovsky en concert dans ce prélude).
Théo Bélaud
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