La remontée du Rhin

V / ∏
- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 16 septembre 2010
- Schumann, Symphonie n°3 en mi bémol majeur, op. 97 - Weber, Ouverture d'Euryanthe
- Wagner, extraits symphoniques d'après Götterdämmerung
- Orchestre National de France
- Daniele Gatti, direction
Gatti à la tête du National, au TCE (2008 ?)

Und holt mir auch zwölf Riesen
die müssen noch stärker sein
als wie der starke Christoph
im Dom zu Köln am Rhein

    Ainsi s'achèvent les Dichterliebe de Schumann, à la croisée (du transept) des obsessions de la maturité du compositeur : l'espoir d'un élan religieux sincère, la préfiguration du retour à un germanisme archaïsant, la fascination pour Cologne, et le Rhin dans lequel Schumann tentera de se noyer  presque exactement deux ans après la création de la Rhénane (qui rappelons le, fut chronologiquement sa quatrième et dernière symphonie). L'histoire d'Euryanthe, (très vertueuse et chaste princesse, muse du très noble et valeureux chevalier, etc, etc) est extrêmement proche de celle que Schumann traita de façon abracadabrantesque dans Genoveva - qui, fait rare, fut donné à Pleyel l'an dernier, confirmant que l'œuvre n'est pas dénuée de fulgurances musicales dignes du meilleur Schumann, mais qu'elle est totalement dépourvue du génie théâtral de Weber. Wagner poussa le symbolisme rhénano-archaïque jusqu'au point que l'on sait, sa tournure névrotique différant idéalement de celle de Schumann, de sorte qu'il préféra y noyer les dieux plutôt que lui-même et y faire naître la civilisation occidentale. Évidemment, le seul véritable dénominateur commun entre la totalité des œuvres que je viens de citer, c'est que l'amour finit par être plus important que tout le reste, ce qui est d'ailleurs vrai pour à peu près toute la musique tonale écrite, en tout cas au XIXe siècle.  
    C'est une des raisons importantes pour lesquelles j'ai d'ordinaire la plus grande méfiance à l'égard des mises en cohérence biographico-culturelles dont on affuble (avec une constance et une application remarquable chez Radio-France) les programmes de concerts de nos jours, pour donner au public un sens qu'il ne trouverait pas à la seule écoute de la musique. C'est le paradoxe du matérialisme dans la musique, ou de la musique dans la société matérialiste : on offre de l'abstraction pour que la réalité physique n'effraye pas trop. Alors qu'au fond, la musique classique et romantique parle toujours de la même chose,  ou presque, et que son tropisme dialectico-affectif perd plus qu'il ne gagne à être enrobé de représentations qui sont presque autant de muséifications. Ceci vaut en général. Maintenant, si j'ai pris le temps de résumer à ma façon sommaire le programme de rentrée de Gatti et du National, c'est que je dois reconnaître que dans sa démarche de représentation, justement, il se posait de façon très convaincante.

    Deux nouvelles importantes concernant les protagonistes pour leur retour en piste. La première, heureusement surprenante : Sarah Nemtanu est toujours là. Pour combien de temps, à ce que j'ai pu apprendre, on n'en sait rien. Elle est déjà apparue en tant que guest leader du LSO la saison dernière, et du jour au lendemain il se pourrait qu'elle soit bombardée super soliste à temps complet de la phalange d'élite londonienne. La seconde : Daniele Gatti, peut-être pour briser la routine qui s'installait dans sa collaboration avec l'orchestre, a radicalement réorganisé son plan de cordes, pour une configuration que je n'avais jamais observée à l'identique - vraisemblablement inspirée par des pratiques du XIXe siècle. Les violons en vis-à-vis (changement déjà majeur pour un orchestre français), mais de la double diagonale traditionnelle Gatti fait une sorte de double ligne à plat, dans la continuité des pupitres d'harmonie : altos devant et violoncelles légèrement surélevés derrière, et enfin contrebasses en deux groupes de part et d'autres des bois, un peu comme à Bayreuth.
    D'après un violoncelliste, ce plan aurait vocation à être pérenne sous la baguette de Gatti, et ses collègues de pupitres comme les altistes en seraient ravis : certes, cela leur demande plus d'autonomie et de concentration mais leur permet (surtout les altos) de mieux s'entendre entre eux. Je n'en doute pas. Ce qui prendra du temps à apprécier comme à faire fonctionner est plutôt la cohésion des seconds violons, car passer au face-à-face avec les premiers après des décennies de côte-à-côte relève de révolution culturelle. J'ai pour ma part toujours été persuadé que c'était la meilleure des solutions, en tout cas dans le répertoire romantique où le traitement autonome des violons devient la norme. Mais il faudra qu'ils s'habituent à ne plus du tout entendre la même chose, et surtout que leurs chefs d'attaque (Florence Binder et Laurent Manaud-Pallas) se muent en véritables konzermeistern : c'est tout le mal qu'on leur souhaite. 

    Visuellement, surtout à ma place favorite (extrémité du premier balcon au premier rang, presque dans l'orchestre), la chose est en tout cas agréable, et musicalement, nul doute qu'elle tire un profit augmenté des meilleurs pupitres de l'orchestre, précisément les altos d'abord, les violoncelles ensuite. Gatti avait annoncé il y a deux ans qu'il souhait conférer un son d'orchestre plus sombre et profond au National - ce n'est pourtant pas en cela qu'il aurait le plus besoin de progresser, mais plutôt en discipline et en clarté d'articulation de l'harmonie - et naturellement, il y parvient très bien avec cette disposition accentuant le relief des voix basses et intermédiaires. Mais il présente une fois de plus le flanc à ses détracteurs, en attaquant sa Rhénane dans un tempo d'une ampleur à la limite du soutenable pour les violons, même conduits par l'électricité de Nemtanu : je suis tolérant ici, mais on est quand même très, très loin d'une blanche pointée à 66 (c'est-à-dire à mi-chemin entre les I des 3e et 8e de Beethoven). Surtout, sa lenteur ne favorise pas la discipline, qui laisse pour le moins à désirer, et contrarie grandement l'élégance des  transitions (les petites gammes bois/violons, m. 41-42, 85-90, etc, par exemple). Le plan de cordes semble autant aider que gêner l'écoute : on est content de profiter de toute la richesse polyphonique, et frustrés de ne pas ressentir une ligne d'avancée plus claire. Dommage, car à ma sensibilité cette prise à bras-le-corps de la partition fait une impression d'ensemble sympathique, à laquelle la vigueur "mise en scène" des altos contribue grandement. Malgré la prééminence accordée dans le scherzo (qui est un scherzo, rappelons-le) aux voix à présent centrales, les choses se dégradent ensuite progressivement. L'excès de modération des tempos se fait ici rédhibitoire et la conduite pêche par excès de volontarisme et de surlignage, le talon d'Achille de Gatti. Pas de mauvais goût, mais une inertie qu'un lyrisme bel-cantiste trop voulu ne compense pas. Le manque de distinction des bois et de discipline des violons hypothèque quant à lui totalement le très délicat troisième mouvement.
    La symphonie pourrait presque être considérée comme sauvée par son Feierlich, où les cordes rendent justice à l'intensité poignante de la fugue : heureusement, Gatti ne se contente pas ici de générosité sonore mais veille à l'homogénéité d'articulation et d'intonation. Dommage que la conclusion, insuffisamment mystérieuse dans le diminuendo, ne parvienne pas, comme avec les plus grands, à glacer le sang dans les ultimes mesures. Le finale ne tient en revanche guère la route : l'engagement est toujours présent, mais une force architecturale fait défaut de bout en bout. L'instant décisif (de D à F) allant de l'entrée du thème glorieux (pas très glorieux et assez prosaïque) des cors au retour en trémolos fortissimo du thème principal est complètement anecdotique et ne fait nullement basculer le mouvement dans une autre dimension comme il se devrait. L'énergie et la bonne volonté restent présentes jusqu'à la fin, mais cela ne remplace pas dans cette musique la classe d'un grand orchestre.

    Dans la même logique, je ne donnais pas cher de la peau d'une ouverture de Weber, n'importe laquelle, pour entamer la seconde partie. J'avais tort. En fait, Euryanthe est sûrement la moins problématique : elle pose beaucoup moins de problèmes de continuité et de gestion des thèmes que Der Freischütz, et n'est pas rédhibitoire pour des violons moyens comme Oberon. Une virtuosité de mise en place suffit, dès lors que l'investissement physique est là, et à ces deux égards, Gatti et ses forces font du beau travail, un peu univoque par là-même, mais jouissif et tout de même équilibré et structuré. Qui annonçait d'assez remarquables extraits symphoniques du Crépuscule des Dieux : le rapport peut sembler techniquement lointain, mais ne l'est pas tant. Le son d'orchestre, d'abord, bien élaboré de bout en bout, contribue beaucoup à rendre ce Wagner de concert crédible. On croit volontiers que le Parsifal de Gatti à Bayreuth, comme cela se murmure, s'améliore constamment depuis trois ans. Le lyrisme du lever de soleil est remarquablement tenu, et la gradation dynamique des violons très bien gérée, notamment dans le motif de Brünhilde, joué simplement mais avec une réelle tension. A l'inverse, mais de manière réussie, la gestion dans la marche du motif de la mort aux violoncelles est assez sophistiquée, voire étrange : c'est que l'on n'a pas l'habitude d'entendre une articulation littérale, au triolet et non à l'ensemble de la phrase (motif ci-dessus). Les différenciations d'inflexions de ces triolets, pour bonne part laissées à l'intuition des instrumentistes, offrent un surplus de mystère appréciable. Sans doute aura-ton pu trouver la caractérisation des glas trop hollywoodienne,  ce qui ne me pose personnellement aucun problème, les cuivres s'étant globalement abstenu d'écarts et de vulgarité, et la richesse harmonique d'ensemble n'étant pas hypothéquée par leur enthousiasme. Les climax n'ont en cela rien de schématiques ni de triviaux, dans la mesure où l'orchestre est remarquablement traité comme un tout vivant, où le curieux plan de cordes semble enfin trouver sa raison d'être. Hollywoodien, peut-être, mais plutôt pour le meilleur (stokowskien, quoi).
    Reste que l'on reste interdit devant le curieux ordonnancement (qu'apparemment personne n'a identifié, y compris dans les comptes-rendus parus depuis) choisi par Gatti : enchaînement du voyage à la marche, et insertion en celle-ci de la mort de Siegfried, l'immolation de Brünhilde annoncée dans le programme étant quant à elle supprimée. Frustrant, car cette promenade rhénane avait enfin trouvé le ton juste et ne demandait qu'à faire sortir le fleuve de son lit. Mais encourageant, car malgré la sollicitation déraisonnable des limites de l'orchestre, j'ai revu un Gatti (et ainsi un ONF) tentant des choses, se donnant la peine d'essayer de se surpasser, comme lors de ses premiers concerts en tant que directeur, en 2008. Après une saison 2009-2010 très décevante de son côté (le dernier concert Mozart-Stravinsky-Beethoven battait des records de léthargie en juin dernier), et sauvée uniquement par Masur, c'est déjà une bonne nouvelle.

Théo Bélaud
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