Le festin du Roi

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- Paris, Salle Pleyel, le 18 septembre 2010
- Schubert, Wandererfantasie, D. 760 - Rachmaninov, extraits des Moments Musicaux, op. 16 (n°2 en mi bémol mineur, n°4 en mi mineur, n°5 en bémol majeur, n°6 en ut majeur) - Medtner, Sonate n°5 en mi mineur, op. 25/2.
- Boris Berezovsky, piano




     Quand on est roi, on agit selon son bon plaisir. Celui de Boris pour son récital de la saison passée à Pleyel avait consisté à annoncer un récital en une seule partie (et il n'y en eut effectivement qu'une), d'apparence chiche : l'intégrale des Transcendantes, soit moins d'une heure, somptueusement complétée par une partie Chopin surprise,  sorte de bis géant, absolument inoubliable. Je ne reviens pas dessus, j'en avais alors dit ceci. Pour la cuvée 2010, ce sera les deux parties académiques et strictement aucun rappel, exercice dont Berezovsky est pourtant friand, généralement pour le meilleur - quoique Lugansky, pianiste certes un cran moins immense, ait toujours ma préférence pour ce qui est the art of the encore. Frustrant donc, à l'inverse de l'impromptu régal de 2009 que l'on aurait aimé prolonger toute la nuit. Mais compréhensible, puisque le bon plaisir du roi était cette année d'engloutir la monstrueuse Vent nocturne de Medtner. 

    Pour être schématique, la première partie de ce programme est à ce jour la moins convaincante de celles auxquelles j'ai assisté, en récital, par Boris. Je veux dire, la moins continuellement sublime. Elle aurait pourtant parfaitement pu l'être. Qu'il reprenne la vraie Wanderer, près de vingt ans après en avoir enregistré le concerto lisztien avec Masur, est une très bonne nouvelle. D'abord parce qu'il est l'un des seuls pianistes en activité à pouvoir l'aborder avec une marge de sécurité assez grande pour n'encourir aucun risque de prosaïsme tout en disposant de tous les choix esthétiques. Ensuite parce que c'est Schubert, et que c'est un chemin parmi d'autres qui devrait le conduire, je prie pour cela tous les jours, vers un investissement plus qu'occasionnel du classicisme, là où il pourra achever de s'imposer au monde comme son plus prodigieux pianiste vivant. Là où son instinct fulgurant de la forme, le raffinement infini de son oreille, son sens inouï de la fluidité harmonique, son irréel legato, révéleront forcément le mozartien nécessaire ; où il apparaîtra comme la réincarnation rêvée du géant dont j'aime le plus à le rapprocher : Solomon.
    Curiosité ou non, Solomon n'est présent en ce Schubert que dans les mouvements centraux, les plus "classiques", comme si, se disant qu'il y aurait bien assez de virtuosité pure par la suite, Boris ne jouait sa Wanderer que pour y faire la démonstration de son stupéfiant pouvoir poétique - et peut-être surtout de ses progrès dans l'assimilation stylistique. De ce dernier point de vue, encore théorique par rapport au précédent, la démonstration est plus que réussi dans le III, dont l'équilibre formel est souverain et le charme viennois propre à rendre ivre de jalousie n'importe quel... viennois. Le mouvement lent est simplement vertigineux et aurait justifié à lui seul le concert si tout le reste avait été raté. La simplicité expressive relève là de la lumière révélée, quant au piano qui le permet, avec ce ratio surnaturel entre pianissimo et relief harmonique, il n'est pas descriptible : on est au-delà de l'idée de douceur, au-delà de l'idée de lyrisme. La notion idiote d'intériorité, que la critique dégaine si promptement pour qualifier les compensations des pianistes vulgaires, est ramenée par l'écoute de ce miracle à sa juste place - une représentation commode de l'exhibitionnisme. Comme toujours dans ses plus grands moments, et comme toujours dans les plus grandes interprétations de Schubert, apparaît trop brièvement un îlot de distinction et d'humanité dans un cosmos de connerie et de bestialité. Reste que Boris est encore, peut-être, trop humble devant cette musique, et comme parfois quand il a peur de tomber dans la construction triviale, il survole les mouvements extrêmes avec une ductilité confinant au filigrane. C'est surtout frustrant dans la fugue, que du reste j'aime assez lente. On est tout de même soufflé par le peu de déchet, et bien sûr l'absence totale de percussivité : mais nul doute qu'il sera grand d'un bout à l'autre de la Wanderer, un jour.

    Par rapport à cette entame, les quatre moments de Rachmaninov (qu'est-ce que c'est que cette nouvelle mode farfelue ? Rudenko nous a sorti 1/2/3/4 l'autre jour ! ) semblent plus anecdotique - non que je place cette musique à un rang inférieur. Du reste, je me souviens qu'un jour, en écoutant l'incroyable moment en mi mineur de Moiseiwitsch, j'avais formé le vœux d'entendre vite Boris dans ce Rachma qu'il n'avait pas encore, sauf erreur, présenté au concert. Précisément parce que je ne voyais que lui pour oser ici cette réduction extrême des dynamiques, et précisément, cet éclairage classiciste de Rachmaninov. Mais s'il y est impressionnant, il ne l'ose pas tout à fait, et reste dans un entre deux incertain entre cette approche et celle, grandiose, offerte par Rudenko, qui semble du coup plus convaincante. Dans le seul moment qu'ils ont tous deux programmé (le second), l'avantage est plutôt à Berezovsky, un cran plus fluide et unifiant la ligne - mais on parle de toute façon de petits écarts au sommet de l'interprétation de cette musique. C'est dans les deux derniers moments seulement que Boris atteint presque le niveau d'évidence et de profondeur de ses préludes ou de sa sonate en mineur. Dans le cinquième, il rappelle très nettement le bis florentin de Gilels, ce qui n'est pas banal, tant la norme est ici de jouer beaucoup plus lentement - pour dire beaucoup moins de choses. Le sixième nous rend la majestueuse symphonie en ut majeur dont la fugue de la Wanderer nous avait frustré.

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    Berezovsky a récemment augmenté sa fréquentation de Medtner, ce dont a témoigné le splendide enregistrement montré ci-dessus. Il a évité apparemment soigneusement les seules œuvres qui ont eu les faveurs des plus grands russes (outre Svetlanov) : la minimaliste Reminiscenza (n°10), gravée dans le marbre par Richter et (surtout) Gilels, et l'austère n°3 (l'opus 22), défendue par Grinberg, Moiseiwitsch, Zhukov et Gilels. Dans le degré d'inspiration, je placerais la Vent Nocturne  entre les deux, mais il n'est pas impossible qu'à force de l'entendre - du moins jouée ainsi - j'y entende un chef-d'œuvre comparable à la Reminiscenza. Elle ne partage avec cette dernière que sa présentation en un mouvement : je parle de présentation et non de forme. Car les dimensions imposantes de l'opus 25/2 ne sont pas dissociables d'une structure assez étonnante, sorte de double rondo-sonate enchâssé, que l'on retrouve plus aisément dans le répertoire symphonique que pianistique. 
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    La profusion thématique y est certaine mais les polarisations claires, en particulier autour du superbe motif lyrique introduit dès la seconde mesure de la sonate (premier extrait montré), et qui ponctue (énoncé dans au moins six tonalités, toutes mineures, sauf l'ultime occurrence) presque tous les nouveaux cycles de développement. Ceux-ci travaillent plutôt deux autres idées principales, l'une que l'on pourrait qualifier de "thème du vent" (ci-dessus la première apparition, à la 4e page), qui permet à Medtner de varier à l'infini sa palette d'écriture, l'accompagnement de la main droite changeant constamment de formule pour éviter l'inflation chromatiste. L'autre, dont la douce scansion noblement modulée rappelle le sublime thème majeur de la Première de Rachmaninov, est peut-être le plus fascinant, et semble assumer la dimension de nocturne de la sonate. Je montre ci-dessus l'un de ses nombreux traitement (p. 37), sans doute l'un des plus intéressants, où Berezovsky atteint en tout cas à une intensité lyrique à couper le souffle. 

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    Cette prééminence des deux thèmes les plus descriptifs au détriment des éléments davantage affectifs tend à s'inverser dans le second volet, qui débute à partir de la 34e page (sur 61 ! ). Je montre ici le début de la conclusion du premier, ramenant, en fa mineur, les deux éléments de départ (le glas funèbre en triolets et le thème lyrique), qui auront dans la narration suivante une place sensiblement plus importante - pas tant en quantité qu'en enjeux des apparitions. C'est essentiellement à partir de là que Berezovsky déploie une arche dont le flux émotionnel renoue avec le vertige de sa sonate de Rachmaninov, avec le même attribut qui en font l'immense profondeur : la folle dimension cursive (le cours des choses, qui est ici une forme supérieure, par son immédiateté, du discours musical), sorte d'équivalent pianistique de la direction d'orchestre selon Abbado aujourd'hui. On a presque toujours l'impression que jouer avec partition, comme Boris ce soir là, se fait au détriment de l'instinct de l'oreille, et dans le cas d'un instinct d'oreille aussi puissant que celui-là, on s'attendait à un manque dans cet aspect fondamental de l'art berezovskyen. En toute franchise, entendre la différence était tout bonnement impossible, BB paraissant surtout se servir de la partition comme un chef considérant l'architectonique de temps à autre pour mieux maîtriser les choses à long terme.

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    A l'autre bout de ce voyage halluciné, c'est une quintessence de la tendresse qui rayonne dans le dernier élan amoureux de l'œuvre, dont les octaves (ci-contre)  sont jouées avec un legato et un velouté de clarinette en la. Je montre la coda, simplement pour la plaisir de la reminiscenza, coda où peu de gens (en tout cas parmi la dizaine de connaissances que j'ai croisées ou qui m'accompagnaient) savaient encore où ils étaient. Alors, certes : un Lugansky, des meilleurs jours, une Virsaladze voire un Sokolov peut-être, à coup sûr un Pletnev parviendraient à faire aussi bien d'une façon radicalement différente, précisément dans la différenciation, voire la dissociation des épisodes et leur caractérisation. Sans doute rendraient-ils la forme comme structure plus intelligible de l'extérieur, davantage sonate et moins fantaisie - ou rhapsodie-concert sans orchestre. Mais parviendraient-ils en même temps à faire de l'abscons et de l'extrême exigence technique, en plus d'un ordre, un tel chant d'amour ? J'en doute. La bande de concert qui suit, issue d'un récital de 2004 au Concertgebouw, permet d'appréhender l'œuvre avec l'accompagnement utile des extraits ici montrés, mais ne donne qu'une idée très parcellaire (il y a d'ailleurs une vilaine coupure vers la fin) du degré de transparence dans la richesse, d'opulence clarifiée avec laquelle le Boris fait goûter à ce plat royal.

 Additif, octobre 2010 : filmé par un pirateur coutumier des concerts parisiens, la sonate donnée à Pleyel est maintenant intégralement disponible. Je l'ai ajoutée à la suite de la bande d'Amsterdam. Comme BB ne s'oppose semble-t-il jamais à la diffusion de ses vidéos volées...

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