Nouvelles élégances d'Aleksandar Madzar

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- Paris, Théâtre de la Ville, le 9 octobre 2010

- Debussy, Images, Livre I - Ravel, Miroirs - Moussorgsky, Les Tableaux d'une Exposition

- Aleksandar Madzar, piano


    

    Ce titre fait suite à la première impression que m'avait donnée Madzar, au même endroit, en avril 2009, que j'avais à l'époque couvert un peu par hasard. Sans un rendez-vous au Théâtre de la Ville ce jour-là, je n'aurais peut-être jamais découvert ce piano : ceux qui ont consulté le site du théâtre pour ce concert feront donc le lien avec ma signature en bas de la notule de présentation, pour laquelle j'ai été rémunéré. Pour autant, pas de dérogation à la règle de ce blog : j'ai payé ma place, plus exactement je l'ai chinée sur le trottoir, pour pouvoir me dédire au cas où ma publicité aurait été mensongère - cela aurait été l'exercice le plus drôle auquel je me fus jamais prêté. Reste que si j'ai choisi de participer à la promotion institutionnelle de ce pianiste, c'est que c'était un très beau récital assez original de présentation, qui faisait se succéder d'abord Schoenberg et Schubert, ensuite Haydn et Ravel, pour une excellence à peu près égale de part et d'autre. 
    Une excellence d'un type plutôt rare : une forme de sophistication dans l'élégance et, disons le pour une fois, le goût, et une très grande économie de moyens "interprétatifs". Aucun volontarisme - à un point franchement peu courant - et un piano corollaire de tout cela à la fois, harmoniquement très dominé, toujours guidé par une oreille qu'on devine fine (c'est du reste un pianiste qui ne regarde à peu près jamais son clavier),  ne haussant jamais que modérément le ton, naturellement porté vers la fluidité et un legato "signature". C'est pourquoi j'avais parlé de ses élégances possibles, car la plupart des pianistes s'appropriant les œuvres sur la base de ce qui est en fait une mise en scène du bon goût, une extériorisation de la pseudo-intériorité, sont des pianistes impossibles. Lui en est loin (devant), parce que son piano est d'une classe très supérieure à ce genre d'interprète, et surtout parce que derrière un détachement confinant à l'indifférence il y a une concentration conductrice étonnante de force.

    Changement presque complet de répertoire pour le cru 2010. Ravel reste, mais pas vraiment le même Ravel : c'était le Tombeau il y a deux ans, voilà à présent les Miroirs, cycle que certains considèrent comme le chef-d'œuvre le plus abouti et personnel de Ravel, ce qui n'est pas du tout mon cas. Ce doit sûrement expliquer pourquoi, à chaque fois que j'entends Miroirs, souvent dans des récitals médiocres, je trouve que c'est bien joué. En fait, je ne dois pas comprendre cette partition, ce qui est finalement logique : de même que j'adore, de Debussy, la Bergamasque, que la plupart des "vrais" debussystes" tiennent à la lisière du mépris. Je ne me sens donc pas autorisé à en parler autrement que sous le strict rapport pianistique - et encore. La conclusion d'Oiseaux Tristes, ou la main gauche d'Une Barque sur l'Océan sont impressionnantes de contrôle de l'égalité des notes et du legato. Madzar est souvent le plus intéressant dans ce mezzo piano très caractéristique de timbre, qui paraît presque toujours incarné dans sa douceur, alors qu'il ne timbre que très rarement à proprement parler - les sol# répétés d'Alborada, quand même, et ce n'est pas tout le monde qui peut s'amuser à modifier légèrement le timbre tout en cédant en dynamique et non l'inverse. Dans toutes ces pièces, on ne sait trop - je ne sais trop, du moins - s'il faut s'offusquer du refus absolu de prendre au pied de la lettre les indications supérieures au simple forte. Cela ne me gêne pas, mais comme pas grand chose ne me gêne dans ces pages, à part un piano tharaudesque... C'est tout de même La Vallée des Cloches qui m'a le plus impressionné, pour la domination tranquille du discours, qui n'est pas spécialement décanté mais parait cependant d'une retenue en elle-même imposante et riche en tension. Peut-être est-ce cette régularité de la main droite, très naturelle dans sa douceur, qui d'entrée impose une respiration raréfiée forçant à une écoute plus active. Et par-dessous cela, dans les ultimes mesures, j'ai trouvé les deux arpèges-accords d'une rare distinction.

    Jouées en entame de récital, le premier livre d'Images m'a à la fois plus franchement séduit et, parce que je suis plus sensible à cette musique, davantage interrogé quant aux choix du pianiste serbe. Reflets dans l'Eau est superbe, et n'appelle, il me semble, aucune réserve ni quant à la technique ni quant à l'esprit de l'exécution. Il faut dire que "dans une sonorité harmonieuse et lointaine" est une indication qu'on aurait pu écrire exprès pour Madzar. Hommage à Rameau est encore meilleur, même assez exceptionnel à mon sens. Je n'ai rien de particulier à en dire, en essayant de faire abstraction de Michelangeli, tâchez d'imaginer la plus aristocratique et en même temps sensuelle exécution que vous puissiez vous figurer au concert. C'est sur Mouvement que portent mes doutes : n'est-ce pas un peu trop, dans ce genre là ? La distinction y suffit-elle ? Peut-être la question vient-elle simplement du piano, c'est si souvent le cas : il m'a semblé entendre un coup de moins bien dans le contrôle de la complexité d'écriture ici, ou plutôt déceler les limites de cette approche minimaliste de la dynamique. Pourtant, toutes les notes sortent, et il y a beaucoup de notes dans Mouvement. Il y toujours l'élégance, mais aussi un manque de franchise qui me gêne dans le motif descendant caractéristique, surtout quand la main droite croise. Compliment dans la réserve : cela évoque un peu Lupu dans Beethoven, quand, en plein continuum de sublime harmonique un trait, soudain, ne sort pas tant la décontraction de la main est grande, et que l'on reste comme désarmé et un peu coi face à une distance vis-à-vis du "faire" pianistique qui nous dépasse. Allez savoir, j'ai peut-être trop écouté, et adoré, la difficilement défendable interprétation de Gilels de Mouvement...


    J'ai en tout cas été agréablement surpris par ses Tableaux, sur lesquels j'avais quelques appréhensions. Madzar est donc bien impressionnant avant tout par sa faculté à tenir une ligne sans la charger : car il ne change rien, ou si peu, à son esthétique ici, et c'est bien la première fois que j'entends des Tableaux parvenir à une richesse imaginaire à peu près digne d'eux en s'y prenant ainsi. Le gnome ne se théâtralise pas sinon par symbolisation - y compris du jeu corporelle, Madzar oscillant pour la première fois sur son assise au gré des jaillissements. La grâce de Tuileries est absolument admirable d'intuition dans les intonations : même Andsnes, ma référence au concert pour le moment, ne parvenait pas à cela ici. Bydlo parvient à la même continuité que, celle, plus prévisible dans ce contexte, qu'Il Vecchio Castello : aucune saturation de l'espace sonore pourtant, mais de la densité, du relief, et une incarnation mordorée de la résonance qui fait merveille. Bydlo était un point fort de la dernière exécution d'Andsnes au TCE, eh bien, on tient la preuve que la puissance lyrique de la partition est assez grande pour supporter des visions tout à fait opposées - nous vous y trompez pas pourtant ! ces deux pianistes ont finalement assez en commun, à commencer par être parmi les rarissimes non russes à presque triompher d'un chef-d'œuvre pianistique russe.
    Le sens de l'équilibre polyphonique dans la jonction des deux juifs, également toute de sous-entendus. La promenade suivante est sans doute la plus réussie, Madzar y réussissant l'exploit de donner de l'ampleur orchestrale à ses octaves basses en restant, encore et toujours, à la lisière du forte simple. Il y restera toujours à l'exception du début de Catacombes. Baba Yaga, c'est sûr, laisse à désirer en force de décision et de caractérisation rythmique - ou arythmique. L'absence de choix "exprimé" est moins gênant dans la Grande Porte, qui n'est peut-être pas très grande, mais à coup sûr lyrique, intelligible jusque dans les jeux de cloches, et convaincante dans la gestion des fausses conclusions et nouveaux départs. 

    Pas d'enthousiasme délirant, certes, mais une vraie admiration de cet aboutissement d'une manière qui mérite le terme si galvaudé de style. La preuve la plus belle en était le rappel. La saison est encore longue, et Lugansky, qui est un spécialiste, n'a pas encore joué : en attendant, Madzar tient le premier la corde pour le titre de plus beau bis de piano de l'année, avec son premier impromptu de Chopin, tout à fait éblouissant d'absence d'intentions et d'intériorisation absolue des logiques d'écriture et de caractère. Et un Chopin classe, un ! On en a trois par an, maximum, quand tout va bien et qu'on ne rate aucun récital Chopin (si si) de toute une saison. Même si c'est quatre minutes, on repart très content.

NB : on est bien partout au Théâtre de la Ville du fait de l'inclinaison continue, mais à certains endroits mieux que d'autres. Je pense que j'aurais davantage profité de la première partie - j'étais au 7e rang à peu près - en me reculant vers le 25e comme je l'ai fait pour les Tableaux. La sonorité y est tout de même nettement plus riche, y compris voire surtout dans les dynamiques réduites. La règle reste d'or même quand le théâtre n'est pas à l'italienne : la hauteur embellit...
Théo Bélaud
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