- Paris, Auditorium du Louvre, le 24 novembre 2010
- Beethoven, Sonate n°30 en mi majeur, op. 109 ;
Sonate n°31 en la bémol majeur, op. 110 ;
Sonate n°32 en ut mineur, op. 111
Sonate n°31 en la bémol majeur, op. 110 ;
Sonate n°32 en ut mineur, op. 111
- Elisabeth Leonskaja, piano
Bien sûr, quand je parle de "contre-culturel", je n'entends pas "contre-culture" - l'idée de contre-culture, c'est par excellence le truc de cultureux content de lui qui se réalise glorieusement en son narcissisme en créant son esthétisme de rebelle petit-bourgeois. Non, je veux tout simplement parler d'art pur contre l'art culturel, qui empoisonne la pratique de la musique savante aujourd'hui : en quelque sorte, dans la continuité de l'article volontairement hors-sujet (ou en plein dans le sujet, qui sait) que je viens de consacrer à un autre Beethoven, plus culturel, celui de Thielemann/Vienne. Bien que personne n'ait consenti à voir autant d'enjeux dans le récital de Leonskaja que dans le cycle de Thielemann, il y en avait pourtant clairement davantage. En particulier pour la raison que, pour glorieuse, syncrétique/idiosyncratique et finalement à sa manière universaliste qu'est l'histoire du piano russe, les interprètes qui ont attaché leur nom à de légendaires témoignages beethovéniens ne sont pas si nombreux ; ils le sont encore moins quand on restreint l'enjeu au dernier Beethoven, et là il ne reste alors que les très saints - Grinberg par-dessus tout, puis Richter, pour toutes les dernières sonates ; Guilels (sauf 111), Neuhaus (idem), Yudina (pour la seule 111) et Nikolayeva (idem). Et c'est (à peu près) tout. Héritière à bien des égards, Leonskaja joue avec le poids de ce passé sur les épaules - qu'elle ne crispe pourtant jamais : je pense surtout à l'héritage spirituel de Richter, celui du jeu non pas objectif, ce qui ne veut rien dire, mais désintentionné, où le pianiste est conduit plutôt qu'interprète, grand par la dimension morale plutôt que par l'artistique. Elle partage cela avec Virsaladze, dans Schubert notamment, mais pour Beethoven le terrain lui est laissé en total usufruit.
Peut-on relier ce que Leonskaja fait dans la triade finale à un ou des précédents, soviétiques ou autres ? D'une certaine manière, on pourrait le relier à quantité d'interprètes d'un passé, disons, plutôt lointain. Car, plus encore en récital qu'en concerto, Leonskaja est peut-être le pianiste renvoyant à une époque révolue de l'instrument, où rien ne transige avec le devoir de spontanéité, de naturel, de confiance en la partition : et donc d'absence de concessions à une concentration plus prosaïque, dédiée à l'exactitude, servant à donner le change. C'est d'autant plus beau et courageux qu'elle n'est pas le mieux armé pour cela, compte-tenu des fragilités assez systématiques de sa mémoire. Qu'importe, elle fait confiance à la respiration que portent les oeuvres pour avancer, quoi qu'il arrive, quels que soient les accidents de parcours. Et c'est presque toujours touchant, et surtout profondément vrai.
On pourrait se dire que cette façon de faire (en fait très exactement de ne pas faire, de ne surtout pas être faiseuse) convient surtout à l'opus 109, la sonate qui a priori n'admet pas la plus petite dose de volontarisme - du moins de volontarisme grossier. C'est vrai et faux à la foi. Certes, dans le I, une dimension d'évidence se pose là, tranquillement, particulièrement en ce qui concerne les relations de tempo entre les thèmes, et tout spécialement le dernier retour du premier thème, que l'on entend rarement avec cette nécessité du tempo primo, nécessité toute simple, sorte d'humor schumanienne mais apaisée. Comme presque toujours avec Leonskaja, le piano est doux, aussi amorti que possible, suffisamment dense quoique l'aigu soit un peu juste en longueur de notes, parfois. Le II est plus problématique, comme souvent. La faute semble ici revenir à un manque de rebond à la main droite : comme Leonskaja refuse catégoriquement toute crispation dans ses gestes pour compenser le déficit d'articulation, le mouvement perd globalement en lisibilité rythmique et en force d'avancée. Presque trop neutre (mais cela se défend, au plan théorique, aisément), le thème des variations a le mérite, outre d'être parfaitement équilibré harmoniquement, d'être uni dans son déroulement. Leonskaja prend la première variation au même tempo - je crois que j'aime quand elle est un peu plus lente que le thème -, et là, clairement, il se passe pour la première fois quelque chose de grand : la ligne est profondément unifiée, et la simplicité d'intonation est absolue. Le lyrisme qui en ressort est d'une grande puissance, sans aucune dramatisation, dolorisme superflus.
La seconde variation est peut-être encore meilleure, proche d'une certaine perfection dans la qualité d'écoute et la conduite limpide qui en ressort. On peut certes préférer la vision, assez courante, plus abstraite et fragmentée, avec davantage de dissociation, d'inégalité d'attaque des notes, mais cette optique de prolongement posibile du chant précédent est largement aussi valable. Et du reste, il est encore plus défendable de privilégier la cohérence interne de la variation (l'articulation avec les deux sublimes épisodes secondaires). La troisième séduit par son... absence de caractérisation : c'est bien cette dimension si spéciale, certes marginale aujourd'hui, qui fait le prix de Leonskaja. On peut être frustré, surtout, une fois, en regard des habitudes d'écoutes contemporaines : mais c'est une économie de moyens expressifs qui pourtant n'a pas de prix. De la même manière, l'absence de surligage dramatique dans la quatrième variation peut faire croire à l'anecdote, de façon trompeuse. Je serai un peu plus réservé sur le fugato, à nouveau pour un problème de relative inertie, notamment à la main gauche : le refus de mettre en scène les plans sonores est ici comme partout assumé, et part intégrante de cette démarche totalement épuré, mais la musique perd ici en force discursive, faute de mains assez solides. La sixième variation sera en revanche superbe au possible, et, chose assez rare, jusqu'au bout, avec une descente finale égrenée dans une merveilleuse lumière, pudique mais intense : la descente qu'il faut pour que l'on écoute le thème radicalement différemment de sa première apparition. Un III légèrement imparfait et frustré de tension, donc, mais d'une cohérence totale, et cela, peu peuvent prétendre y atteindre.
Je pense que c'est l'opus 110 qui m'a le plus ému dans ce récital. Rien ne change et tout change par rapport à 109 : rien dans la manière de s'y prendre, mais un presque rien qui est presque tout dans le degré de pénétration supérieur que Leonskaja atteint ici. Je ne vais pas cacher les incidents de parcours, du moins le plus spectaculaire - un oubli harmonique complet de la main gauche au début de la dernière page, sur au moins deux mesures. Spectaculaire, mais ô combien anecdotique dans une exécution de cette dimension. Il y a bien eu, encore, ce petit manque de force et d'élasticité dans l'allegro, mais cette fois compensé par un superbe développement, presque irréel, onirique dans son caractère improvisé. Le premier mouvement aura été un très grand moment d'authentique sentiment beethovénien. Je n'aime guère user de ce genre de représentation, mais la formidable sincérité dans le dépouillement ici mis en œuvre force cette impression. On ne peut presque pas mieux jouer ce mouvement, en tout cas dans l'esprit, avec cette ductilité totale de la forme et autant de tension strictement sous-jacente. On peut un peu mieux jouer du piano, oui, mais c'est tout. Et encore, est-ce nécessaire ? Dès lors que, dans cette logique, aucune note ne parle plus haut qu'une autre, aucune n'est timbrée de façon particulière, pas forcément, sinon pour avoir des sections arpégées un peu plus claires. Mais dès lors que le piano est suffisant, plus qu'ailleurs dans cette si brève merveille, c'est l'émotion brute qui compte, et, par exemple et surtout dans la page ci-dessus, l'émotion est très, très profonde - surtout en bas de la page. C'est le miracle qui parfois survient quand on touche au non-phrasé, à la non-interprétation, au pur mouvement harmonique, transversal, révélateur.
Le récitatif et l'arioso sont peu ou prou du même niveau de concentration et de beauté de réalisation : il faut voir Leonskaja ne rien céder à sa gestuelle d'un autre âge, main affaissée, tout tombant du bras - elle se rapproche étonnamment de celle de Lupu, l'adossement en moins - et parvenir pourtant à assurer l'imperturbabilité discrète mais inquiétante de la main gauche. Mais le plus grand frisson de ce concert, pour moi, aura été les fugues, exceptionnelles. Exceptionnelles d'abord, pour une fois, dans le choix radical d'interprétation (la lenteur : la noire pointée est presque égale à la noire de l'arioso, qui était certes relativement allant). Une option qui prend bien sûr du sens quand l'arioso revient, et que tout est relativisé à la mesure du tout du mouvement - le crescendo sur l'accord répété est minimal, et est on ne peut clairement une réminiscence non-théâtrale du récitatif originel. Au-delà de cette heureuse singularité, c'est le degré d'intimité avec le texte auquel Leonskaja parvient ici, et la tendresse qui en ressort. Le tempo lent semble être ici le cadre qui rappelle l'enjeu héroïco-tragique de ces fugues, mais à l'intérieur du cadre, c'est la même respiration aussi discrète qu'il se peut mais débordante d'amour que celle entendue dans le premier mouvement. Quand on touche à ces enjeux fondamentaux de l'œuvre, qu'est-ce qu'un trou de mémoire peut bien faire ?
L'opus 111 ? Il m'est un peu difficile d'être sûr de mon impression. Je me suis rappelé que j'avais écouté très peu d'opus 111 en concert : Zimerman et Angelich, tous deux corrects mais en retrait de la dimension des enjeux. A cette mesure limitée, Leonskaja restera sans doute un bien meilleur souvenir. L'ennui étant que je ne suis pas certain de l'avoir aussi bien écoutée que les sonates précédentes : sans entracte cela aurait sans doute été plus facile, car j'avais envie de rester sur cette superbe 110. On s'en doutait, le premier mouvement n'est pas vraiment le terrain où Leonskaja est à son avantage le plus évident. En matière de propreté, rien de déshonorant certes, mais la conduite, outre le manque d'aspérité, semble assez éloignée de son objet, comme si (on le ressent presque exactement ainsi) la pianiste était impatiente d'être dans l'arietta. L'introduction est noble et clairement structurée, sans artifices, mais le trille manque sa montée en tension. Le tempo manque ensuite de stabilité, ce qui confère au mouvement un caractère fragmentaire qui n'est pas absurde, mais le piano n'est pas ici assez fulgurant, prenant, pour que cette possibilité d'éclairage se réalise : de façon générale, le manque de dynamiques franches pose ici plus problème qu'ailleurs - à nouveau, on se retrouve face au dilemme d'écoute qu'impose parfois Lupu, mais du mauvais côté en quelque sorte. L'arietta sera bien plus réussie, mais après l'opus 110, je rêvais de quelque chose de plus grand, en particulier dans la seconde moitié. Il y a quantité de choses superbes, de détails intensément touchants, mais je ne suis pas certain qu'une vision absolument claire de l'arietta ressorte en dernière instance. Cela se finit-il dans la réconciliation ou dans la terreur ? L'avant-dernière variation lutte-t-elle où se résout-elle à quitter le monde ? Leonskaja veut-elle ou non y marquer la répétition obsessionnelle du sol ? Les trilles sont-ils une asphyxie ou une vision du paradis ? Ici, je ne sais pas, et ce n'est pas faute d'être désireux de découvrir d'autres catégories possibles de la réception du monument. Ce n'est pas tant un problème de neutralité ou de prudence, de refus de lâcher prise (c'était celui de Zimerman), que celui d'une évidence qui devrait sortir mais ne sort pas tout à fait. Le non-volontarisme entrevoit sa signification sans s'en saisir. Mais tout de même, je veux bien écouter des ariettes casuelles comme cela toutes les semaines.
Un récital légèrement moins bouleversant, et inoubliable, que son Schubert de juin dernier à Bastille. Mais légèrement seulement.
Théo Bélaud
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