- Paris, Salle Pleyel, le 11 décembre 2010
- Mahler, Symphonie n°2 en ut mineur
- Anastasia Kalagina, soprano
- Olga Borodina, contralto
- Chœur de Radio-France
- Orchestre du Théâtre Mariinsky
- Valery Gergiev, direction
Add. 06/2011 : la bande intégrale du concert du 11 décembre.
Cela prend forme. Quoi ? C'est un peu la question : ce cycle Mahler parisien, ou le Mahler de Gergiev en général ? Bien malin celui qui saura le dire. Le problème me semble être le suivant : ce Mahler est aussi protéiforme et imprévisible que le sont les prestations du chef d'une part, les orchestres (et leurs états de forme) qu'il dirige de l'autre. Si l'on s'en tient à l'intégrale en cours à Pleyel (ne restent plus que les symphonies n° 3, 7 et 9 avec le LSO), il est en tout clair qu'une bonne vitesse de croisière a été trouvée, et ce parce qu'un style, une manière, et notamment un son ont été trouvés. Pourquoi n'était-ce pas le cas dès la 8e que j'ai commentée ici ? Je ne sais pas vraiment. L'œuvre, dans son premier mouvement du moins, ne se prêtait sans doute pas assez à l'esthétique singulière développée par Gergiev. Surtout, il semble que le Mariinsky se soit présenté pour ce semi-marathon en bien meilleure forme qu'en septembre dernier. A son meilleur, cet orchestre typique dans l'atypique atteint une singularité plastique dont son directeur peut tirer profit, en ce sens que ses qualités comme ses faiblesses prennent un sens cohérent. Difficile de prévoir que la Résurrection se prêterait mieux à l'expérience, pourtant. C'est tout l'intérêt - mais oui, l'intérêt, dans une intégrale Mahler... - de ce qu'a proposé Gergiev dans cette séquence hivernale : remettre assez radicalement en cause un "Mahler Klang mainstream" dont une bonne partie des tics interprétatifs, des facilités convenues peuvent découler, après quarante ans de lente standardisation germano-américaine. Il ne s'agit pas de jeter aux orties les meilleurs rejetons de cette évolution, car l'univocité sonore ne signifie pas, évidemment, le nivellement d'inspiration (quoiqu'à long terme la question se pose). Mais depuis combien de temps n'a-t-on pas entendu, par exemple, un Mahler russe intéressant ? En-dehors de l'intégrale de Kondrashin, et d'essais semi-concluants de Svetlanov, la terre reste à peu près vierge.
Un Mahler russe, c'est bien sûr, en représentations du moins, un certain son, plus émacié, inconfortable et en même temps allégé que l'esthétique Rolls-Royce quasi-obligatoire de Berlin à Chicago, d'Amsterdam à Cleveland, de Munich à New-York. C'est aussi peut-être un esprit de caractérisation plus incisif, porté sur l'individualité expressive des pupitres plutôt que sur une logique de blocs - grand et puissant tapis de cordes, basses ronflantes, bois capiteux et cuivres XXL. C'est, qui sait, une forme d'émancipation pour des musiciens dont l'esprit de discipline s'applique, par la formation et l'habitude, à filer droit pour jouer leur musique, et à chercher autre chose dans les autres musiques. Cette tendance à l'éclatement et au fourmillement ce traduit d'autant mieux si le chef a une vision chambriste à défendre, ce qui est le cas, à mon sens, de Gergiev. Un Mahler chambriste : tout le monde pense à la dernière manière d'Abbado. Mais cela n'a pas grand chose à voir. D'abord parce que la dimension de luxe sonore (et donc d'un certain confort d'écoute facilitant la concentration sur le discours) est ici absente. Ensuite parce que Gergiev ne gomme pas du tout les aspérités, voire les accentue en jouant des déséquilibres naturels du Mariinsky. Orchestre dont les cors manquent d'ampleur, dont les cordes graves sont lyriques mais sans grand impact physique, dont les bois sont capables d'un très grand engagement mais en aucun cas de chaleur plastique.
Or, la 2e est l'une des deux ou trois symphonies de Mahler qui se sont vues chargées en standards mastocs, grandiloquents et sur-théâtralisés à un point annihilant le théâtre. Et c'est peut-être pour cela que Gergiev y surprend le plus agréablement, ce qui ne serait probablement arrivé avec le pourtant bien plus infaillible et musclé LSO. En matière de dynamiques, d'abord, on doit s'habituer d'entrée à un niveau, notamment chez le quintette, nettement inférieur à ce que proposent les orchestres occidentaux dans Mahler - même les orchestres parisiens. Gergiev évite d'ailleurs de pousser ses cordes en permanence dans leurs retranchements, ménageant le maximum dynamique pour une toute petite liste d'endroits stratégiques : le climax du I bien sûr (m. 335-330), le dernier du III (m. 465-468) et l'entame du finale. Je n'ajouterais même pas d'autres pans du finale, étant donné que Gergiev y a presque réussi à trouver bon nombre d'alternatives à la surenchère s'y pratiquant couramment. C'est cependant dans les mouvements instrumentaux que se trouvent les choses les plus passionnantes. Cette 2e est globalement rapide, et assez peu sujette aux changements extrêmes de tempos, mis à part dans l'exposé du second thème, où Mahler ne laisse en fait guère le choix ; en revanche, et c'est hautement exemplaire, le climax n'ajoute aucune théâtralité à celle déjà écrite. Plus intéressantes sont les relations formelles à l'intérieur du mouvement, notamment dans les impairs : Gergiev fait systématiquement jouer les réexpositions nettement plus vite que les exposés, poussant assez spontanément (vu qu'il répète peu, on imagine, du moins) l'orchestre à une caractérisation subtilement altérée. Il est à mon avis courant d'observer une baisse de tension à la suite du monumental climax du premier mouvement, et ce n'est pas le cas ici. La remarque s'applique aux dernières mesures, très réussies. Surtout, les épisodes lyriques trouvent ici une lumière très originale, qui est le cœur de la personnalité de cette interprétation : un exemple très représentatif est celui qui précède la première réexposition (m. 208-243, les solos de flûte et violon, excellents), qui le premier laissait voir le curieux mais très plaisant tropisme de ce Mahler : Rimsky-Korsakov ! Si vous avez dans l'oreille les merveilleux enregistrements des opéras de celui-ci qu'a laissé Gergiev (prenez le sublime premier acte de Kitèje) avec le même orchestre, (enfin, le Kirov) vous avez une idée du climat, de l'imaginaire sonore qui habitait ce passage et quantité d'autres.
L'andante est certainement plus dérangeant encore, semblant abuser d'un second (ou troisième) degré viennois : l'amusant est que la trivialité est évitée, semble-t-il, par... l'absence de "beauté", au sens du standard opulent et chaleureux, des cordes. Non qu'elles soient laides : mais leur extrême finesse confine à une amertume et un inconfort qui force à une écoute moins naïve et sentimentale que celle vers laquelle on incline naturellement. Il est frappant de noter combien des logiques contraires peuvent ici fonctionner : qu'on repense au fameux concert d'Abbado à Lucerne, dans ce mouvement, où l'élégance sonore est poussée à un point qui n'admet qu'une simplification, une décharge en sophistication du discours pour ne pas être complaisante - inversez maintenant radicalement le schéma. Cela ne fonctionne certes qu'à force d'une discipline réelle, même si elle se cache assez bien : il en faut pourtant pour réussir aussi bien le second épisode de ce mouvement, tricoté avec une rare finesse par les triolets des premiers violons et un remarquable cor solo, et créant un climat malsain, morbide au possible. Rien de malicieux ou de faussement innocent dans la réexposition en pizz : on va plus avant dans ce déniaisement douloureux et sarcastique, harpes et flûtes agressives - soit, c'est le contraire de ce qui est écrit...
C'est sans doute le troisième mouvement de cette Résurrection qui ressemblait le plus aux témoignages (disque et vidéo) laissés par Gergiev avec le LSO, essentiellement parce que son premier trait distinctif et d'aller un peu plus vite que la normale d'abord, et petit à petit beaucoup plus vite ensuite. Cette avancée qui assume de davantage marquer la pulsation que d'ordinaire a sans doute pour effet de limiter la portée spirituelle du ruhig fliessender. Mais a l'avantage de faire gagner en ivresse des jeux motiviques ce qu'on perd en plaisir des jeux de timbres - encore que : il faut ici encore plus qu'ailleurs accepter le déroutant équilibre haut-juché du Marrinsky, qui reposer presque tout entier sur ses piccolos plutôt que ses trombones et contrebasses. Surtout, ici comme dans ce qui précédait, la vitesse ne semble pas un pis-aller à la une vacuité de propos. Gergiev emmène bien d'un point à un autre, dans cette épine dorsale de la symphonie, qui contient autant de réminiscences des mouvements précédents que de prémonitions du finale. Tout s'entrechoque ici dans un chaos qui n'est pas le magma organisé des esthètes du bazar orchestral - auxquels Gergiev donne parfois satisfaction, il est vrai : mais, dans la mesure où tout est joué à peu près rigoureusement et en mesure, un chaos spirituel, une indétermination de sens inquiétante et tendue, qui est justement pleine de sens : d'abord parce que la conduite rebondit, respire malgré la fuite haletante en avant, et ensuite parce que la personnalité aigre-douce de la petite harmonie trouve encore matière à une belle remise en question des habitudes d'écoute. Dans le premier climax, ce n'est pas tant l'éclat des trompettes qui importe que le maintien, voire l'augmentation de la tension chez les bois à leur suite. La finalité du mouvement ne se trouve ni dans cette fanfare, ni dans la suivante, mais bien plutôt dans le fugato précédant immédiatement la première fanfare, entamée sous d'angoissants, désagréables flûte et piccolo (ci-dessus), ou dans le fantomatique passage introduisant la réexposition (m. 338-348), et a fortiori dans les cinq dernières pages, que l'on a rarement entendues aussi tendues, haletantes et significatives (en fait, nettement plus encore que dans ce concert au Barbican).
Olga Borodina attaque son "O röschen Rot" sur... un do. Ceci mis à part, son Urlicht est de très belle facture vocale et d'appréciable sobriété expressive. Il est surtout en harmonie avec l'esprit général de la symphonie ainsi jouée, qui ne va guère du funèbre à la lumière mais plutôt du morbide au funèbre assaini. Aucune illusion béate ni de fausse naïveté ici, mais une rêverie dépressive sans apprêts, soulignée par un excellent violon solo, et des trompettes à la limite de la rupture, mais en fait idéalement fragiles. Gergiev ne force pas l'entame du finale, qui n'en sera pas moins remarquable, du moins pour sa partie instrumentale, là encore menée plus vite que la moyenne. Le point culminant du premier épisode (Wieder breit, m. 162) est garanti 100% anti-Hollywood (cela, même Abbado n'y était pas parvenu avec Lucerne). On pourrait évidemment dire que c'est seulement parce que les cors manquent de puissance ici. Oui et non : après tout, le thème est ici un motif déjà annoncé, avec une douceur onirique malhonnête (m. 77 et suiv.). Les trilles empilés qui suivent son occurrence supposée triomphale sont-ils ceux que Mahler aurait écrit pour une fanfare effectivement triomphale avant l'heure ? En tout cas, il n'y a ici nulle rupture de continuité jusqu'à l'allegro marcato, et c'est bien l'essentiel, car il est préférable de ne pas avoir l'impression qu'un nouveau mouvement commence ici. Le dit allegro est mené tambour battant : les cordes y accusent un peu plus qu'ailleurs (sinon à l'entame de la symphonie) leur manque de densité (notamment à l'entame du Kräftig), m. 220, mais se montrent extrêmement vaillantes cependant. Toute la dernière section instrumentale menant au chœur est quant à elle supérieurement bien tenue, et est peut-être celle qui résume le mieux le lyrisme, mieux, l'esprit du lyrisme de cette interprétation.
Le chœur en question est au fond la principale réserve que j'ai ressentie. Pas tant à cause des forces de Radio-France, honorables quoique manifestement pas à leur meilleur et peut-être un peu échaudées par le pesant Requiem Allemand donné deux jours plus tôt. L'énergie et l'impact sonore auront notamment à l'entame du sublime canon sur "Mit Flügeln, die ich mir errungen". Mais si l'on peut arguer du fait que l'équilibre peu favorable aux voix masculines était cohérent avec la personnalité de l'orchestre, je reste sceptique, dans la continuité de la 8e, quant aux qualités de chef de chœur de Gergiev. Si les entrées ne posent pas de problèmes (elles sont difficiles à rater, il faut dire), l'ensemble ne respire pas d'une franche assurance, et une dimension magnétique et unitaire fait défaut. Borodina et Kalagina sont à leur affaire sans toutefois se couvrir de gloire dans le duo final (dont la descente finale manque de lyrisme et de cohésion), ce qui est forcément un peu frustrant. Mais aussi assez marginal en proportion de la somme de fraîcheur et d'envie d'un Mahler original offerte par Gergiev et le Mariinsky. C'est même un petit événement qu'il faut souligner compte-tenu du relatif anonymat interprétatif du cycle discographique qui s'achève avec le LSO. On se doute que si Gergiev ne l'a pas fait avec ses petersbourgeois, c'est que la barque financière de ces derniers est déjà bien assez difficile à maintenir à flot, alors que les londoniens peuvent se payer le luxe d'une auto-production et édition. Avec toute l'affection que j'ai pour le LSO, c'est bien dommage, car il ne fait à peu près aucun doute que la vraie personnalité du Mahler gergievien (qui finalement existe !) est conditionnée à ce cadre rimsko-stravinskien qui permet d'autres perspectives narratives et spirituelles que dans le carcan du Mahler Klang international.
Peut-être pourra-t-on un jour voir, je l'espère du moins, cette singularité documentée. Nul doute que cela offrira aux symphomanes en mal de polémiques passionnées un bel objet d'intérêt... à en juger par la réception elle-même singulière d'une Salle Pleyel comble : aux derniers rappels, une moitié du public donnait une vigoureuse claque debout, l'autre s'avachissant sans applaudir ou se frayant une fuite au-dehors, leur Mahler "normal" étant porté disparu depuis une heure et quart. J'ai choisi de rester, et debout : parce que juge qu'il faut saluer une forme de courage consistant à proposer un Mahler qui dérangera une bonne partie de ceux pour qui Mahler est une drogue, et n'intéressera pas ceux qui ont décrété depuis longtemps que, de toute façon, donner une intégrale Mahler était le plus scandaleux des conservatismes...