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- Mahler, Symphonie n°4 en sol majeur ; Symphonie n°6 en la mineur
- Anastasia Kalagina, soprano
- Orchestre du Théâtre Mariinsky
- Valery Gergiev, direction
NB : ce sont des raisons éminemment musicales qui m'ont amené à manquer le second concert (symphonies n°1 et 5) de cette série, malgré mon enthousiasme pour la Résurrection donnée le 11. J'espère que j'aurai l'occasion de revenir sur ces raisons un jour, en attendant, je garde le mystère.
Les données de base de la 2e Symphonie donnée l'avant-veille (esprit chambriste mais plein d'aspérités, équilibre harmonique haut de l'orchestre, esprit cursif et allégé, rapidité) n'ayant en rien changé pour ce concert, je ne vais pas revenir dessus et renvois donc à l'article précédent. Ce quatrième concert de l'intégrale Mahler en cours de Gergiev aura été presque aussi intéressant que le second et donc nettement plus que le premier, avec, pour résumer, un avantage supplémentaire et quelques menues déceptions. Au rayon des gains, il y a... l'absence de problématique chorale, celle-ci n'étant pas la mieux maîtrisée par Gergiev. La forte personnalité du Mariinsky peut donc occuper seule la scène sonore durant ce plantureux programme de deux heures et quart de musique. Accessoirement, il y a une bonne surprise, qui est l'endurance des musiciens. On se souvient, il y a quatre ans, d'un autre mini-cycle Mahler de trois concerts (trois symphonies "seulement" mais aussi des concertos) par Barenboim et l'excellente Staatskapelle Berlin, qui avait vue l'orchestre perdre petit à petit en assurance et en énergie. Les petersbourgeois tiennent mieux la distance, ce qui surprend d'autant que Gergiev leur a laissé le pire (la 6e) pour la fin.
Du côté du passif, il y a principalement l'inversion des mouvements centraux de la 6e, mode persistante de ce début de siècle (et validée par la plus récente édition critique) que j'ai supporte bien mal. Le débat a eu lieu cent fois sur cette question et il ne s'agit pas de le refaire en profondeur. Je vais simplement énumérer ce que je pense des principaux arguments en présence de cette question. Le fait que Mahler ait pratiqué cette interversion dans tous ses concerts constitue-t-il un argument d'autorité ? Non, puisqu'il n'a jamais, à la fin de sa vie, tranché entre les deux édition. Faut-il accorder une importance décisive au fameux télégramme d'Alma à Mengelberg donnant instruction de rétablir l'ordre premier ? Non, pas davantage. Le débat ne se situe donc pas sur un plan bio-philologique, mais sur un plan musical. L'effet cumulatif de deux mouvements d'inspirations thématiques parentes et de mêmes tonalités est-il nécessaire ? Oui, absolument. Peut-il fonctionner avec le scherzo suivi du finale ? Non, pas du tout, parce que seule la tonalité, et de façon beaucoup plus relative, est commune. Est-ton mieux préparé au finale par l'andante ? Bien sûr que oui, car son exposé constitue un éveil progressif, et une reconquête pas à pas de l'énergie rythmique des deux mouvements rapides précédents. Et cela vaut aussi, évidemment, sur le plan harmonique, l'andante se terminant sur l'accord parfait de mi bémol majeur et le premier thème du finale étant exposé en ut mineur.
Ceci étant dit, cette 6e n'est pas loin de rééditer l'exploit de la Résurrection de l'avant-veille. Le geste global est à nouveau rapide, sans toutefois chercher la même ivresse quasi-satyrique et chostakovitchienne d'un Kondrashin. Il y a chez Gergiev une dimension plus inquiète et frissonnante, qui fuit une nouvelle fois le confort du "gros son" et des caractérisations appuyées. Son premier mouvement n'est pas pour autant indifférent ni indifférencié. Le premier thème reçoit en général un traitement appuyant l'aspérité des notes pointées, au profit de la finesse de trait des violons (et à défaut de puissance pure correspondant aux standards internationaux). Le second thème bénéficie naturellement des sonorités inconfortables mais franches et intenses de la petite harmonie, alors que Gergiev trouve une conduite remarquablement fine du troisième (violons) : à la fin de celui-ci, (13 à 14) les cordes graves accusent tout de même leur manque de volume et de densité, point faible général de l'orchestre. Le développement central est de superbe facture et rappelle beaucoup les passages les plus lyriques de la 2e, notamment dans le grazioso tristanien (avec une bonne dose de distanciation), de 22 à 25, illustré ci-dessus. Immédiatement après, le sehr energisch transitoire vers la réexposition souffre un peu de la carence en basses, mais pas d'une quelconque carence en pulsation, ce qui est extrêmement appréciable, ce passage posant souvent un problème d'inertie mécanique. Toute la progression vers la coda est très bien ménagée, au détail près de certaines insuffisances des cors, notamment dans la coda elle-même (à partir de 44, ce qui est plus qu'un détail). Surtout, la conduite convainc ici en dépit des menues faiblesses instrumentales, car Gergiev adopte le même procédé que dans le premier mouvement de la Résurrection, consistant à faire jouer tous les rappels du matériau initial plus vite que la première fois, sans jamais renoncer à une caractérisation claire : procédé produisant une impression des plus gratifiantes, et qui parvient à satisfaire, chose peu commune dans une symphonie de Mahler, l'exigence de pensée musicale avant l'envie de plaisir des tympans.
A l'image de bien des pans de ces concerts, l'andante, bien qu'en fâcheuse position, est bien mieux réussi que ceux laissés par Gergiev avec le LSO (quoique l'extrait ci-dessous d'un concert londonien de 2007 soit déjà loin d'être ridicule). Le sens de la progression dramatique de tout l'exposé est admirable, les dialogues de la petite harmonie superbes, le cor solo excellent, et tout cela culmine en un premier climax majeur d'un grand impact émotionnel... avec cette fois enfin le pupitre de cors bien en-dehors, heureusement (ci-contre). Pupitre qui sera en revanche un peu juste pour assumer la lourde responsabilité de la réexposition cathartique en ré bémol (avant 101 - j'utilise les chiffres allant avec l'ordre premier des mouvements...), mais c'est une frustration avec laquelle l'on pouvait composer. J'insiste sur la page ci-illustrée et celles qui la précède, car tout dans ce passage à l'image du reste est d'une rare finesse de trait, et surtout d'une vie intérieure rendant justice à la partition et ne se contenant pas d'effets de jaillissements et de surlignage thématique. Ce n'est pas pour autant du "bordel gergievien", ou alors son meilleur, à l'image, pour ce qui est du disque, du meilleur de ce qu'il a donné avec Vienne. Sans doute, compte-tenu de l'interversion, n'aies-je en revanche pas pleinement profité du scherzo, qui m'a davantage paru traîner en longueur et rencontrer des difficultés de relance, malgré de très beaux efforts d'une petite harmonie encore radicale et sans aucune concession au confort sonore. La conclusion rattrape bien ce relatif moment d'inertie, avec un superbe chromatisme flûtes-violons.
Le finale est... excellent. Là encore, pas en cherchant à impressionner (nonobstant certes un kolossal marteau). Mais en exhibant sans sophistication ni saucissonnage une force de pensée formelle (mais si, mais si...) réjouissante. D'emblée, le choral d'harmonie (106-107) donne le ton d'une interprétation absolument lyrique et en même temps prenant cette page, qui est l'une des deux ou trois plus fortes de Mahler à mon sens, comme une symphonie dans la symphonie, résolument tournée vers son modernisme (son futurisme ?). L'esthétique sonore st la même qu'ailleurs, mais Gergiev y ajoute une dimension non-théâtrale et cursive dans l'économie narrative. La partition, sans rien céder à l'expressivité, est rendue à sa dimension abstraite - au sens le plus noble -, sans complaisance ni grandiloquence. Il est ainsi rare que l'on puisse entendre le retour du second thème (cor et hautbois à partir de 117) en mode majeur comme ce qu'il est, un retour modulé, parce que la conduite standard, donne plutôt l'impression qu'un nouveau groupe thématique est exposé ici, l'accent étant mis sur le changement de climat ("oh, une soudaine éclaircie !") : c'est le genre de choses que Gergiev évite soigneusement. Il mène ainsi une progression continue mettant en évidence l'unité de traitement thématique jusqu'au premier coup de marteau, et à l'avenant ensuite, ce qui est loin d'être une chose "normale", et est pourtant bien souhaitable et efficace : le risque de chutes de tension est amoindri et à l'arrivée, les paliers successifs d'épuisement de la matière sont bien plus tangibles. Fidèle à sa logique, Gergiev adopte un tempo de base plus rapide à la suite du premier coup, emmenant notamment un kräftig puis un feurig endiablés (juste avant, Mahler indique : "battue à 4/4 mais sans traîner", ce qui n'empêche pas la plupart des chefs de transformer tout le passage en subito pesante). On regrettera simplement, encore, de petites carences instrumentales en projection, par exemple les violons à la suite du second coup de marteau, ou les cors dans le sublime dernier appel avant la coda (163), coda par ailleurs excellemment tenue.
La 4e aurait pu être du même niveau presque irrésistible, moyennant deux gros détails. Primo, c'est la symphonie qui a été le mieux servie à Paris ces dernières années, et c'est un euphémismes : deux concerts inoubliables d'Abbado (2006) et Boulez (2008), qui ont mis dans les oreilles, les miennes en tout cas, la barre à un niveau excessivement élevé, et passablement stratosphérique dans le Ruhevoll. Secundo, et cela tombe mal, le dit Ruhevoll aura peut-être été le mouvement le plus faible des trois symphonies que j'ai écoutées dans ce mini-cycle. Le Mariinsky n'y aura pas été ridicule, loin s'en faut, mais ici quelque chose n'a pas pris, dans la relation de l'atypisme sonore au discours. Et ce dès le début du mouvement, tout comme dans sa conclusion, difficilement tenue par des violons ici aux abois : de même tous les contrechants d'altos et de violoncelles qui font pour bonne part le prix des grandes exécutions du Ruhevoll ont fait défaut. Enfin, c'est dans ce mouvement que le manque de profondeur des cordes graves se révèle l plus rédhibitoire, hypothéquant la richesse de climat des climax - les sortis de glissandos. C'est bien dommage, car le reste était presque en tous points remarquable... et ce dès le début de la symphonie, parfaitement dénué de trivialité et donnant la part belle à la totalité de la phrase de clarinettes. Ceci dit, le léger point faible instrumental récurrent de ce premier mouvement sera précisément ce morif chromatique caractéristique, à cause de son manque de clarté d'articulation aux cordes graves. Gergiev se montre un peu plus ordinaire de tempo qu'ailleurs dans ce premier mouvement comme partout ailleurs, mais aucune inertie ne vient perturber l'avancée avant le Ruhevoll. Certains passages sont d'une poésie, répétons-nous, toute stravinskienne ou rimskienne, comme la section en mi mineur précédant la montée vers le climax (10 à 12).
A la suite de celui-ci (que l'on a certes entendu plus classieux), la réexposition évite toute complaisance et se conclue avec une attention très gratifiante portée au wild ponctuant la dernière phrase : le grand chant de tout l'orchestre qui suit., de 20 à 21 n'a rien de ronflant ou d'appuyé, mais une liberté et une souplesse d'articulation très séduisantes. Le scherzo est bien tenu, avec un violon scordature très correct (évidemment, ce n'est pas Raphael Christ, mais c'était en revanche aussi l'un des rares points faibles de Boulez), et un cor solo parfait, certes jamais rond, mais audacieux à souhait. Les trios manquent légèrement de densité harmonique aux cordes et de présence en harpe, mais les clarinettes font très bien le travail, même si l'on n'est pas ici bouleversé... sauf peut-être à l'entame de l'extraordinaire troisième trio (à 11), ce qui n'est pas le moindre des paradoxes. Mais quelle poésie alors dans la dimension improvisée du jeu, pas seulement des clarinettes, mais de tout l'orchestre, y compris et surtout les glissandos, presque immatériels : c'est une force rare de Gergiev, avec des musiciens le connaissant par cœur et lui faisant confiance, que d'arriver à ce point de lâcher-prise contrôlé.
Mais je garde la divine surprise pour la fin : Anastasia Kalagina, plutôt discrète dans les 8e et 2e symphonies, se montre épatante dans le plus meurtrier mouvement symphonique vocal jamais composé ! La raison en est on ne peut plus simple, et désarmante, c'est le cas de le dire : elle a la voix. Et combien sont-elles ? Combien à posséder ce timbre enfantin, mais sans rien de coquet ? Combien à ne pas pousser le médium pour forcer l'expression ("... die Köchin muss sein") ? Combien à ne pas compliquer les intonations de la dernière strophe ? On peut redire ici et là sur la diction, quelle importance face à la rareté si précieuse d'une soprane adéquate ici ? En grand chef d'opéra, Gergiev renoue là avec la réussite du la scène de Faust de sa 8e, avec plus de bonheur encore : le cadre est léger au possible, le contenu aussi riche que désirable, et surtout caractérisé et savamment intégré - le mouvement ne redémarre pas trois ou quatre fois. Une très heureuse surprise, mais finalement, cela vaut pour ces deux concerts : s'il ne fait aucune doute que le LSO maintiendra, et probablement haussera le niveau technique d'exécution du cycle en avril, il est loin d'être évident que l'on y retrouve le vrai Mahler de Gergiev. Wait and hear.
le petit concertorialiste by Théo Bélaud est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.
A l'image de bien des pans de ces concerts, l'andante, bien qu'en fâcheuse position, est bien mieux réussi que ceux laissés par Gergiev avec le LSO (quoique l'extrait ci-dessous d'un concert londonien de 2007 soit déjà loin d'être ridicule). Le sens de la progression dramatique de tout l'exposé est admirable, les dialogues de la petite harmonie superbes, le cor solo excellent, et tout cela culmine en un premier climax majeur d'un grand impact émotionnel... avec cette fois enfin le pupitre de cors bien en-dehors, heureusement (ci-contre). Pupitre qui sera en revanche un peu juste pour assumer la lourde responsabilité de la réexposition cathartique en ré bémol (avant 101 - j'utilise les chiffres allant avec l'ordre premier des mouvements...), mais c'est une frustration avec laquelle l'on pouvait composer. J'insiste sur la page ci-illustrée et celles qui la précède, car tout dans ce passage à l'image du reste est d'une rare finesse de trait, et surtout d'une vie intérieure rendant justice à la partition et ne se contenant pas d'effets de jaillissements et de surlignage thématique. Ce n'est pas pour autant du "bordel gergievien", ou alors son meilleur, à l'image, pour ce qui est du disque, du meilleur de ce qu'il a donné avec Vienne. Sans doute, compte-tenu de l'interversion, n'aies-je en revanche pas pleinement profité du scherzo, qui m'a davantage paru traîner en longueur et rencontrer des difficultés de relance, malgré de très beaux efforts d'une petite harmonie encore radicale et sans aucune concession au confort sonore. La conclusion rattrape bien ce relatif moment d'inertie, avec un superbe chromatisme flûtes-violons.
Le finale est... excellent. Là encore, pas en cherchant à impressionner (nonobstant certes un kolossal marteau). Mais en exhibant sans sophistication ni saucissonnage une force de pensée formelle (mais si, mais si...) réjouissante. D'emblée, le choral d'harmonie (106-107) donne le ton d'une interprétation absolument lyrique et en même temps prenant cette page, qui est l'une des deux ou trois plus fortes de Mahler à mon sens, comme une symphonie dans la symphonie, résolument tournée vers son modernisme (son futurisme ?). L'esthétique sonore st la même qu'ailleurs, mais Gergiev y ajoute une dimension non-théâtrale et cursive dans l'économie narrative. La partition, sans rien céder à l'expressivité, est rendue à sa dimension abstraite - au sens le plus noble -, sans complaisance ni grandiloquence. Il est ainsi rare que l'on puisse entendre le retour du second thème (cor et hautbois à partir de 117) en mode majeur comme ce qu'il est, un retour modulé, parce que la conduite standard, donne plutôt l'impression qu'un nouveau groupe thématique est exposé ici, l'accent étant mis sur le changement de climat ("oh, une soudaine éclaircie !") : c'est le genre de choses que Gergiev évite soigneusement. Il mène ainsi une progression continue mettant en évidence l'unité de traitement thématique jusqu'au premier coup de marteau, et à l'avenant ensuite, ce qui est loin d'être une chose "normale", et est pourtant bien souhaitable et efficace : le risque de chutes de tension est amoindri et à l'arrivée, les paliers successifs d'épuisement de la matière sont bien plus tangibles. Fidèle à sa logique, Gergiev adopte un tempo de base plus rapide à la suite du premier coup, emmenant notamment un kräftig puis un feurig endiablés (juste avant, Mahler indique : "battue à 4/4 mais sans traîner", ce qui n'empêche pas la plupart des chefs de transformer tout le passage en subito pesante). On regrettera simplement, encore, de petites carences instrumentales en projection, par exemple les violons à la suite du second coup de marteau, ou les cors dans le sublime dernier appel avant la coda (163), coda par ailleurs excellemment tenue.
La 4e aurait pu être du même niveau presque irrésistible, moyennant deux gros détails. Primo, c'est la symphonie qui a été le mieux servie à Paris ces dernières années, et c'est un euphémismes : deux concerts inoubliables d'Abbado (2006) et Boulez (2008), qui ont mis dans les oreilles, les miennes en tout cas, la barre à un niveau excessivement élevé, et passablement stratosphérique dans le Ruhevoll. Secundo, et cela tombe mal, le dit Ruhevoll aura peut-être été le mouvement le plus faible des trois symphonies que j'ai écoutées dans ce mini-cycle. Le Mariinsky n'y aura pas été ridicule, loin s'en faut, mais ici quelque chose n'a pas pris, dans la relation de l'atypisme sonore au discours. Et ce dès le début du mouvement, tout comme dans sa conclusion, difficilement tenue par des violons ici aux abois : de même tous les contrechants d'altos et de violoncelles qui font pour bonne part le prix des grandes exécutions du Ruhevoll ont fait défaut. Enfin, c'est dans ce mouvement que le manque de profondeur des cordes graves se révèle l plus rédhibitoire, hypothéquant la richesse de climat des climax - les sortis de glissandos. C'est bien dommage, car le reste était presque en tous points remarquable... et ce dès le début de la symphonie, parfaitement dénué de trivialité et donnant la part belle à la totalité de la phrase de clarinettes. Ceci dit, le léger point faible instrumental récurrent de ce premier mouvement sera précisément ce morif chromatique caractéristique, à cause de son manque de clarté d'articulation aux cordes graves. Gergiev se montre un peu plus ordinaire de tempo qu'ailleurs dans ce premier mouvement comme partout ailleurs, mais aucune inertie ne vient perturber l'avancée avant le Ruhevoll. Certains passages sont d'une poésie, répétons-nous, toute stravinskienne ou rimskienne, comme la section en mi mineur précédant la montée vers le climax (10 à 12).
A la suite de celui-ci (que l'on a certes entendu plus classieux), la réexposition évite toute complaisance et se conclue avec une attention très gratifiante portée au wild ponctuant la dernière phrase : le grand chant de tout l'orchestre qui suit., de 20 à 21 n'a rien de ronflant ou d'appuyé, mais une liberté et une souplesse d'articulation très séduisantes. Le scherzo est bien tenu, avec un violon scordature très correct (évidemment, ce n'est pas Raphael Christ, mais c'était en revanche aussi l'un des rares points faibles de Boulez), et un cor solo parfait, certes jamais rond, mais audacieux à souhait. Les trios manquent légèrement de densité harmonique aux cordes et de présence en harpe, mais les clarinettes font très bien le travail, même si l'on n'est pas ici bouleversé... sauf peut-être à l'entame de l'extraordinaire troisième trio (à 11), ce qui n'est pas le moindre des paradoxes. Mais quelle poésie alors dans la dimension improvisée du jeu, pas seulement des clarinettes, mais de tout l'orchestre, y compris et surtout les glissandos, presque immatériels : c'est une force rare de Gergiev, avec des musiciens le connaissant par cœur et lui faisant confiance, que d'arriver à ce point de lâcher-prise contrôlé.
Mais je garde la divine surprise pour la fin : Anastasia Kalagina, plutôt discrète dans les 8e et 2e symphonies, se montre épatante dans le plus meurtrier mouvement symphonique vocal jamais composé ! La raison en est on ne peut plus simple, et désarmante, c'est le cas de le dire : elle a la voix. Et combien sont-elles ? Combien à posséder ce timbre enfantin, mais sans rien de coquet ? Combien à ne pas pousser le médium pour forcer l'expression ("... die Köchin muss sein") ? Combien à ne pas compliquer les intonations de la dernière strophe ? On peut redire ici et là sur la diction, quelle importance face à la rareté si précieuse d'une soprane adéquate ici ? En grand chef d'opéra, Gergiev renoue là avec la réussite du la scène de Faust de sa 8e, avec plus de bonheur encore : le cadre est léger au possible, le contenu aussi riche que désirable, et surtout caractérisé et savamment intégré - le mouvement ne redémarre pas trois ou quatre fois. Une très heureuse surprise, mais finalement, cela vaut pour ces deux concerts : s'il ne fait aucune doute que le LSO maintiendra, et probablement haussera le niveau technique d'exécution du cycle en avril, il est loin d'être évident que l'on y retrouve le vrai Mahler de Gergiev. Wait and hear.
Théo Bélaud
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