Grimaud, les paradoxes du mérite

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- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 26 novembre 2010
- Mozart, Sonate n°8 en la mineur, KV. 310 - Berg, Sonate, op. 1 - Liszt, Sonate en si mineur, S. 178 - Bartók, Six Danses Folkloriques Roumaines, BB. 68, Sz. 56
- Hélène Grimaud, piano


    Tout le monde, à peu près, aime détester Hélène Grimaud. Avec des variantes : il y a la détestation, et peut-être plus souvent une forme de mépris, de façon très mondaine et étudiée de la prendre de haut pour signifier que l'on sait rester onctueux en bonne société mélomane sans perdre de vue que Grimaud, tout de même, c'est un peu commercial. C'est très frappant dans les discussions d'après-concert, sur les forums et, a fortiori, dans certains compte-rendus de concerts, dans la presse autorisée. Dans tous les cas, elle fait partie de ces quelques uns dont on ne parle pas, en principe, de la même manière que des autres pianistes, pour toute une série de bonnes et majoritairement de mauvaises raisons. Pour ma part, je n'ai jamais méprisé ou détesté Grimaud ; je conçois que l'on déteste un pianiste pour sa façon de jouer, et pour ce que représente sa façon de jouer. Aussi nombreuses soient les critiques que l'on peut faire à l'endroit du jeu de Grimaud, aucune ne me parait si schématiquement représentatives des maux les plus graves de la façon de jouer du piano et de la musique en général aujourd'hui. En particulier, je n'ai à peu près jamais cru que sa propension à mimer l'orgasme prolongé sur scène était artificielle, ni qu'elle n'avait d'impact négatif sur son jeu - il est curieux de voir, les rares fois où la critique évoque les conditions de possibilités du jeu pianistique,  comme cela peut relever de l'irrationnel : comme si jeter les cheveux en arrière et lever les yeux au septième ciel avait une quelconque influence sur le son ou l'articulation !
     Un paradoxe parmi bien d'autres est que, s'il est de bon ton de se boucher le nez à l'évocation de Grimaud, y compris chez les critiques bien-pensants, cela n'empêche nullement les mêmes de donner leur bénédiction plus ou moins affirmée à la publication de ses derniers disques DG, qui sont à peu près tous globalement ratés - alors qu'elle en avait fait de bien meilleurs, concertants surtout, pour Teldec. Il faut bien que le commerce survive et que les pleines pages de publicités d'Universal soient crédibles pour être rentables. C'est une très grande partie de l'hypocrisie extraordinaire du milieu qui est résumée. Autre paradoxe : la logique de ce gentil mépris veut que l'on reproche, au fond, à la pianiste de ne pas être à sa place, tout en exigeant d'elle d'être digne de son statut de porte-étendard du piano français - puisqu'elle est la soliste française internationale. Il faudrait savoir : ou elle peut, ou elle ne peut pas.


    Pour ma part, je ne suis pas plus choqué que cela par son statut, compte-tenu de la chienlit généralisée des valeurs musicales, bien sûr, mais aussi parce qu'il y a tellement pire, y compris voire surtout dans le club des pianistes étiquetés majors. Du reste, Grimaud n'a pas un jeu caricaturalement français, et si son piano n'a rien de transcendant, il gagne toujours à être entendu au concert plutôt qu'au disque, où il est parfaitement anonyme. Ce récital, exactement décalqué du programme de son dernier disque, l'a mieux illustré que le précédent à Paris (un Bach généreux et parfois intéressant, mais des Beethoven et Rachmaninov assez catastrophiques), et au moins aussi bien que sa dernière apparition concertante - un assez bon Schumann avec Jurowski. Mais encore d'une façon très contrastée voire déstabilisante. Du coup, moi aussi j'accorde ici un traitement différencié à Grimaud, en symbolisant en trois fois mon point de vue sur sa prestation. Le premier ∏ s'applique à la première partie, relativement homogène en qualité de piano et d'inspiration. Je n'attendais franchement pas grand' chose du Mozart de Grimaud et ait été assez agréablement surpris. Naturellement, on est bien loin d'un Mozart de maître, loin de l'évidence formelle et du jeu sans accents, loin des gammes immatérielles et des pianissimos denses. Mais au moins, il y a du discours, assez solide du moins dans les deux premiers mouvements. Grimaud opte on ne peut plus clairement pour une 310 beethovénienne, féroce et agitée, jouant sans ambiguïté la carte du déséquilibre - dans le bon sens du terme. Certains maniérismes ne sont pas absents mais pour moi, ne gênent pas l'écoute - et si l'on n'aime pas l'attitude qui les accompagne, il suffit de ne pas regarder. L'articulation est excessive, certes,  les doigts trop frappeurs, mais cela intègre au moins à une vision cohérente, qui reste perceptible dans la mesure où, même prosaïque, l'harmonie n'est pas trop appauvrie.
    Cette conduite hyper volontariste et chargée a aussi le mérite de permettre une gestion convaincante des reprises (toutes jouées). La caractérisation du développement de la seconde partie  (m. 58-78) fonctionne bien, avec une main gauche juste et sévère - à défaut d'élasticité. Le mouvement lent est à peu près aussi convaincant, là encore si l'on accepte une charge expressive envahissante du thème : mais de même, le grand moment de terreur sacrée (m. 43-53) a une certaine crédibilité, en dépit de la sècheresse du piano. Grimaud propose en outre une lecture intéressante de la transition entre les deux thèmes en maintenant résolument le forte jusqu'au bout de la main gauche, avec une caractérisation convaincante du legato-staccato. En revanche, ses trilles manquent sérieusement de distinction, mais ce n'est pas vraiment nouveau. Le presto est en revanche nettement moins gratifiant, car là la consistance du discours n'y est plus. Ce mouvement pose un problème plus général, ceci dit : je sais bien que c'est un presto, mais il n'est à peu près jamais convaincant joué strictement à ce tempo (ce que fait Grimaud). Il pourrait l'être avec un piano d'une élasticité et en même temps d'une densité, d'une longueur de notes exceptionnelles (celui de Koroliov, mettons) : mais si tous les plus grands pianistes russes (autant dire ici les plus grands interprètes de cette sonate) ont ralenti le tempo, il y a bien une raison... Quoi qu'il en soit, le mètre est ici trop bousculé et le contrôle harmonique trop aléatoire. Reste l'angoissant épisode majeur, assez droit et efficace, donc touchant. Un Mozart viril et hautain donc, marginal mais non dénué d'intérêt : sa principale faiblesse étant que Lise de la Salle le joue à peu près exactement de la même façon, avec un piano bien mieux armé pour le faire. Mozart joué ainsi peut être grand, mais s'il fait vraiment peur...


     La Sonate de Berg (qu'on n'entend jamais !) procède d'une logique très comparable, globale dans le discours, pas franchement subtile voire pas du tout, mais tellement vorace et énergique que l'on a envie d'y croire un peu. C'est tout de même difficile : la dynamique ne passe jamais en-dessous du mezzo piano, ce qui nuit à la caractérisation des thèmes en bien des endroits, et plus généralement aux progressions dramatiques. Aux deux exposés initiaux, le thème pointé manque terriblement de délicatesse. Même problème dans les mesures immédiatement précédentes et suivantes de la barre de reprise, ou encore à la transition précédant le dernier développement Rasch, ou tout simplement la coda. Reste que l'on peut s'accommoder du découpage assez métronomique des épisodes, et faire abstraction de l'absence de rubato expressif, du moins là où l'attend (dans les transitions plutôt que sur les thèmes). Dans ce cas, les climax revêtent un caractère assez touchant par leur sincérité, et l'ensemble peut prendre une certaine cohérence spirituelle. L'ennui étant que l'on a  moins affaire à une sonate qu'à une sorte de ballade, ou de bref poème symphonique transcrit pour piano.
    A l'inverse, après l'entracte, la Sonate de Liszt sera bien plus et mieux architecturée, et Grimaud s'y montrera davantage dans son piano qu'en première partie - aussi surprenant cela puisse-t-il paraître. L'étagement dynamique est beaucoup plus large et structuré, le lâcher-prise gestuel un cran plus avant et donc l'articulation moins mécanique. Cela ne commence pourtant pas de la meilleure des façons, avec une intonation fort aléatoire dans les triolets d'octaves. Mais une fois passées les deux premières pages, la première cascade d'octaves semble justement mettre Grimaud sur les bons rails, et la transition vers le Grandioso est réussie. A partir de là, on a pu la voir payer de sa personne à un point étonnant, mais non sans résultats, bien que certains traits lui échappent complètement (les croisements m. 385-390, et une bonne partie de l'articulation du prestissimo final, notamment). Ses réussites expressives ne se limitent pas au dépouillement du récitatif ou du thème lyrique : le choral de l'andante sostenuto, par exemple, ne manque ni de densité, ni de sens de l'avancée lyrique. La fugue, globalement, se tient. Et surtout, la forme est ici exhibée avec un certain bonheur, à peu près au même niveau de maîtrise que lors de la belle interprétation d'Angelich sur cette même scène il y a deux ans. Au même niveau, mais avec plus de prise de risques sans doute, et moins d'extrémités dans les différenciations de tempo - qui restent tout de même claires. Du coup, certains enchainements apparaissent d'une tension qui est loin d'être si courante : par exemple le climax menant au retour du premier thème, cette fois dominé et assez poignant (m. 286 et suivantes). Au-delà du thème, c'est la conduite des mesures précédentes qui surprend avec bonheur, par la clarté des différentes interventions de la main gauche, chose assez rare ici.
    Soit, il manquait plein de dimensions, dans le piano : de la grâce, de l'immatérialité, une dose de distinction supplémentaire. Mais là peut-on dire enfin franchement: l'essentiel de l'œuvre était là, ce qui, accessoirement, moins d'un an après son phénoménal massacre par Dalberto, faisait plaisir à entendre. Fallait-il après, vraiment, rajouter ces Danses Roumaines qui semblent totalement échapper à Grimaud ? Catégoriquement, non. D'abord parce qu'il est bien difficile de goûter la densité de ces dernières en les juxtaposant dans cet ordre au format de la Sonate en si. Et surtout parce que ce Bartók était caricatural de la vision d'Épinal du compositeur, folklo-percussif et involontairement superficiel au bout du compte - vision que l'on subira encore longtemps, tant que les enregistrements bartokiens d'un Kocsis resteront mieux considérés que ceux de de Fischer, Ránki ou Bartók lui-même. Si la tendance s'inverse un jour, peut-être entendra-t-on plus souvent dans cette musique l'élégance du rebond, la subtilité de caractérisation rythmique et la souplesse d'articulation qu'elle mérite. Fait inhabituel, je vais parler du bis, car il compensait un peu le raté de ce Bartók qui était déjà un peu un bis. Grimaud choisit la transcription de Sgambati de l'Orphée de Glück, et la joue, certes sans surprise, en tournant radicalement le dos à la glorieuse tradition d'exécution mozartienne immortalisée par Rachmaninov et Hoffmann. Sauf que l'on n'éprouve presque aucune gêne, cette fois, face au surinvestissement expressif de Grimaud, qui n'est absolument pas complaisant ici : c'est une vision émaciée, presque cruelle et un peu morbide, qu'il n'était pas désagréable de découvrir. Après de multiples tentatives peu concluantes, Grimaud aura au moins réussi, à sa manière, à rendre hommage à Rachmaninov. D'une certaine façon, un peu métaphorique, elle le méritait : car la principale raison pour laquelle j'ai un certain respect pour Grimaud est l'abnégation qu'elle met à continuer de jouer du mieux possible alors que ses producteurs et aficionados se contenteraient de dix fois moins, et que les autres n'en ont rien à faire.
    Et qui sait même si, à quarante ans, un second souffle ne peut naître ?
Théo Bélaud
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