Les dossiers lpc - Sibelius : Kullervo, op. 7

par Vincent Haegele

    La récente reprise du Kullervo à Paris par Paavo Järvi nous donne l’occasion de revenir plus en avant sur une œuvre mythique dans tous les sens du terme. 
     Nous proposons une traduction inédite du poème adapté par Sibelius du Kalevala (traduction de l'auteur de ce dossier).

I. Jean Sibelius, l'art national et le Kalevala
II. Kullervo, genèse et développement
III. Kullervo au disque
IV. Kullervo ailleurs 
V. Kullervo, une traduction





Jean Sibelius, l’art national et le Kalevala

Jean Sibelius, que l’on ne saurait plus présenter autrement que comme le père de l’art national finlandais, un art longtemps assoupi et remis au goût du jour à la fin du XIXe siècle avec tout ce que cela suppose de relectures et de parti pris nationaliste, a toujours dû composer avec deux ou trois natures contradictoires : Finnois de langue suédoise, longtemps sujet du tsar de Russie, musicien à la culture toute germanique pétri d’influences russes. Voyageur infatigable, homme invraisemblablement cultivé mais piètre régisseur de ses affaires, nature ombrageuse et instable, le compositeur offre à nos regards contemporains un tableau multidimensionnel. Sa musique, du reste, est grandement façonnée à cette image : entre la sage et presque brahmsienne Sonate pour violon de 1884 et Tapiola, ultime poème symphonique à la forme hallucinée, le gouffre stylistique qui sépare les deux opus donne un sentiment de vertige. Sibelius est indiscutablement un homme de son temps qui sut, à un moment donné crucial de sa vie (1927), renoncer à l’art après avoir estimé qu’il n’avait plus rien de nouveau à confier à son public. Aino Sibelius, qui fut son épouse pendant plus de cinquante années, rapporta un jour que le compositeur s’était livré à plusieurs reprises à de grands feux de joie de partitions, cédant à la fois à un désir compréhensible d’éliminer tout ce qu’il ne souhaitait pas voir associer à son nom et à de véritables crises morales sur la valeur de son œuvre. Parmi les feuillets irrémédiablement détruits, les esquisses de la Huitième et ultime symphonie, jamais achevée et objet de toutes les supputations. Les amateurs de symbolique remarqueront que cette Huitième symphonie aurait pu s’appeler Neuvième, si Sibelius avait choisi de baptiser « symphonie » le long cycle de Kullervo. Dans les faits, la suite consacrée au personnage de Lemminkäinen, autre personnage central du Kalevala, s’apparente elle aussi à une symphonie en quatre mouvements, de par la force de ses thèmes et de par l’ampleur de son contenu esthétique. Sibelius aurait donc composé dans les faits neuf symphonies et sacrifié de la sorte au rituel numérologique connu.
Il est cependant une constante dans la production sibelienne que nous ne pouvons évacuer : les œuvres qui reçoivent le titre de symphonie sont toutes des œuvres de musique pure, sans programme défini et, à l’exception de la Première et dans une moindre mesure la Deuxième, recourent toutes à une orchestration peu étoffée, proche de celle des auteurs plus classiques. Ce n’est ni le cas pour Kullervo et encore moins pour Lemminkäinen dont les effectifs sont nettement plus chargés. Signe d’une jeunesse encore exubérante ? Peut-être, mais on distinguera avant tout que Sibelius a abordé la question de l’art national de différente manière, la toute première en payant son tribut aux légendes du passé, la deuxième en créant son propre univers, plus symbolique que programmatique. Kullervo relève de la première catégorie.
Première édition (parcellaire) du Kalevala (1835)
Rappelons brièvement que l’art national finlandais émerge au courant des années 1830-1850, sous l’impulsion de quelques membres de l’élite cultivée du pays, bien souvent des Finnois d’origine suédoise désireux de se démarquer du pouvoir politique tsariste. Le Kalevala est ainsi forgé par Elias Lönnrot (1804-1884), génial compilateur d’un grand nombre de légendes locales, subsistant parfois sous la forme de fragments isolés : faisant preuve d’un esprit de synthèse remarquable et contribuant sans nul doute à la véritable renaissance de la langue finnoise, Lönnrot parvient à recréer une histoire cohérente à partir des multiples références qu’il glane d’une région à l’autre. Le succès de son œuvre, rapidement diffusée en Europe et faisant l’objet de traductions, ne se dément plus tout au long des années qui suivent.
La musicalité intrinsèque de la langue finnoise, où prime l’élément liquide et doux, saute à l’oreille de n’importe quel compositeur. Sibelius, bilingue difficilement accompli, partage ainsi son œuvre mélodique entre le suédois (sa langue maternelle) et le finnois, langue de cœur et d’adoption, et dès la fin des années 1880, projette plusieurs grandes fresques symphoniques et chorales tirées des runes retravaillées du Kalevala. Parmi les projets les plus marquants et les plus réussis, figure le poème En Saga, composé entre 1892 et 1901, dont de nombreuses formules se rapprochent de l’univers de Kullervo, son épigone en quelque sorte. En Saga et Kullervo racontent tous deux les péripéties de héros otages de leur destin (le héros du premier poème est anonyme mais sa destinée est tout aussi tragique), personnifié par un orchestre omniscient, envahissant et menaçant.

Kullervo, genèse et développement

De façon plus générale, il est sans doute utile de ramener Kullervo et les thèmes que cette légende aborde, aux thèmes généraux en vogue à l’époque de sa composition, notamment celui de l’inceste. Longtemps demeuré à l’écart, à peine commenté à travers les Métamorphoses d’Ovide et la tragédie d’Œdipe, soigneusement expurgés du reste, l’inceste a été peu évoqué à l’opéra, si ce n’est par Richard Wagner, qui frappe un grand coup avec Die Walküre. Encore s’agit-il ici d’un inceste consenti entre frère et sœur, ce qui n’est nullement le cas dans Kullervo, où tout comme Œdipe, le héros principal, sorte de brute au grand cœur séparée de sa famille au cours de plusieurs affrontements tribaux, finit par commettre l’irréparable inconsciemment. La tragédie que conte Sibelius est de ce fait d’un classicisme plutôt convenu, d’un premier abord, et le suicide du héros apporte une touche morale. Celle-ci, du reste, était-elle évitable ? Certes, pas.
La lecture du Kalevala nous renseigne assez bien sur le destin de Kullervo, qui n’est plus ni moins celui d’un jeune guerrier finnois ayant vécu à une époque mal définie mais que l’on peut rapprocher assez facilement du haut Moyen-Age. Séparé très jeune des siens à l’issue d’un conflit entre clans, il finit par se venger de ses ravisseurs en réduisant à néant toute leur fortune, c’est-à-dire leurs troupeaux de bétail et finit par retrouver son père, Kalervo. Ses frasques et son caractère turbulents contraignent ce dernier à lui demander d’aller régler le cens seigneurial. C’est au cours du voyage de retour qu’il fait la connaissance, fortuite, de celle qui n’est autre que sa sœur, disparue longtemps auparavant. Le destin de Kullervo se confond sous beaucoup d’aspects avec celui d’autres héros malchanceux des légendes finnoises, ayant également inspiré Sibelius : Väinämoinen (héros de La Fille de Pohjola), incapable de reconnaître l’enfant qu’il a engendré et qu’il voue à une mort certaine, Lemminkäinen, l’éternel errant, lui aussi en butte à une généalogie capricieuse ; ou encore cet Orjan poika, « le fils de l’esclave », héros anonyme d’une légende millénaire imaginée par Eino Leino, que mettra en musique, quelques années plus tard, Toivo Kuula, autre défricheur d’espaces sonores.
Il faut reconnaître, sans tomber dans le psychologisme de bazar, que l’angoisse de la filiation ou plutôt de l’absence de filiation, est sans conteste le thème le plus présent dans les récits de la tradition orale finnoise. Les enfants trouvés étaient promis à une mort atroce, justifiée par le seul fait de leur isolement : aucune identité sans filiation, telle est la règle. Au vu de la catastrophe engendrée par l’enlèvement de la sœur de Kullervo et leurs retrouvailles fortuites vingt ans plus tard, l’on comprend peut-être mieux ces coutumes pour le peu barbares. Dans tous les cas de figure, vaut mieux être fils d’esclave que de rien du tout, et c’est ce qui permet justement au héros du poème d’Eino Leino de rêver une vie meilleure au moment où il est envoyé de vie à trépas.
L’origine est au cœur de la réflexion musicale de Sibelius : dans Kullervo, il pose le problème de la morale originelle, de l’interdit fait aux hommes de se perpétuer à travers leur propre sang. Dans Luonnatar, il en vient à évoquer l’origine sexuée du monde, ce qui constitue un cheminement logique et imperturbable.

Manifestement esquissée à partir de la fin des années 1880, écrite entre 1891 et 1892, créée cette même année, la symphonie chorale Kullervo possède une histoire particulière dans le catalogue des œuvres de Jean Sibelius. Á la fois essai et coup de maître, la symphonie suscita l’intérêt du public dès sa création et le rejet du compositeur qui, sa vie durant, refusa de confier le manuscrit à ses éditeurs. Lorsque l’on connaît les difficultés économiques du ménage, cette décision n’est pas anodine et incite à une réflexion générale sur l’artiste et le regard qu’il porte sur la production de sa jeunesse. Car en dépit de la profusion de ses thèmes, de la maîtrise apparente de l’orchestre et du chœur d’hommes convoqués pour l’occasion, Kullervo n’est pas exempt de « péchés de jeunesse » qui conduiront le compositeur à procéder à des révisions à la fin de sa vie.
Pour illustrer le destin de Kullervo, Sibelius ne conçoit pas moins de cinq mouvements, dont le plus court (Alla Marcia) dure près de dix minutes. La multiplicité des thèmes musicaux, déroulés sur le fond d’une intrigue simple donne une idée très juste de l’imagination débordante du jeune compositeur, lequel cherche encore ses marques à cette époque. Kullervo tient donc tout à la fois de la cantate (genre académique obligé auquel Sibelius sacrifiera à de nombreuses reprises, de façon plus ou moins inspirée), de la symphonie programmatique à grand spectacle, de l’opéra et de la musique de circonstance (la marche militaire du quatrième mouvement est un modèle du genre). Les références musicales apparaissent de façon évidente (Rimski-Korsakov, Borodine, Wagner, Brahms et Bruckner, ce dernier dans une très moindre mesure) mais le compositeur a suffisamment de personnalité et de métier pour éviter de tomber dans la citation pure et simple. Que l’on ne s’y trompe pas, Kullervo est du Sibelius de la première à la dernière note.
L’histoire aurait très bien pu être traitée sur un plan théâtral et opératique, mais Sibelius choisit avec beaucoup de tact de se limiter au seul texte mis en forme par Lönnrot (bien qu’abondamment remanié, de nombreux épisodes de la trame originale sont purement gommés) et ménage ainsi commentaires chantés et longues plages orchestrales descriptives, ayant été toujours beaucoup plus à l’aise dans ce domaine. La grandeur des paysages dans lesquels le héros évolue, ses tourments intérieurs et la fin tragique de l’histoire sont ainsi magnifiés à l’extrême.


Début de l'autographe (Bibliothèque Nationale de Finlande)
I. Johdanto (Introduction). Poème symphonique d’un quart d’heure, l’introduction orchestrale de Kullervo est à la fois la description toute monolithique des forêts et lacs de Finlande et l’évocation sinueuse du drame à venir, comme si celui-ci était inscrit à l’avance dans le cadre naturel. Les cordes, dans le grave, entament de sinistres accords en mode mineur, puis à la suite d’une fanfare des cors, le thème principal, énoncé aux bois (hautbois et clarinettes) fait son apparition, rapidement développé par les cordes. À la fois sévère et majestueux, ce thème, qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres de Tchaïkovski et Borodine, ne fait que poser fugitivement la silhouette du héros. Il cède rapidement la place à une évocation bucolique de la nature et à un développement musical plus conséquent, rythmiquement audacieux et entrecoupé de longues plages de méditation confiées à des instruments solistes (cor, flûte, notamment). Sibelius recourt volontairement à une forme délibérément libre, assez éloignée des canons habituels de la sonate et ménage de grands effets spectaculaires à base d’accords de cuivres graves (trombones et tuba), mais fait néanmoins appel à une réexposition et à un développement contrapuntique des plus classiques. Modernité et classicisme se mêlent de façon étroite et la partition laisse entendre à plusieurs reprises des bribes de mélodie d’intonation populaire avant de laisser place à la tragédie la plus sombre passée la réexposition (pédale de tuba et de timbales encadrant une phrase de cordes à l’unisson proche de la thrène). L’ensemble, qui annonce le suicide de Kullervo, alors encore absent de la scène, culmine plusieurs fois (fanfare martiale et tragique), puis s’éteint paisiblement.
La symphonie toute entière tourne autour de la tonalité de mi mineur, manifestement très prisée par Sibelius à cette époque : l’on rappelle fortuitement qu’il s’agit de la tonalité principale de la Première symphonie, composée peu de temps après. En Saga, poème symphonique contemporain de Kullervo, s’achève quant à lui en mi bémol mineur au cours d’une longue séquence rythmique dont le balancement n’est pas sans rappeler le rythme de la section centrale du premier mouvement de Kullervo. Cette recherche autour de la tonalité de Mi culminera à la fin des années 1890 dans le Retour de Lemminkäinen, mouvement en mi bémol majeur à la conclusion triomphale : Sibelius aura trouvé le moyen de mener à bien un cycle entier dédié aux légendes finnoises en le plaçant sous le signe d’une seule et même tonalité.

II. Kullervon nuorrus (La jeunesse de Kullervo). Le deuxième poème symphonique s’ouvre sur une séquence de cordes similaires à celle de l’introduction mais s’oriente vers un climat plus serein et plus détaché en dépit de la menace que laissent planer les violoncelles et contrebasses confinés dans l’extrême grave de leur registre. Le ton général se fait moins pesant et l’atmosphère moins lourde : Sibelius évoque la jeunesse du héros et sa vigueur en usant d’une grande économie de moyens : une sérénade très nostalgique, soulignée par les pizzicati des basses apparaît, presque fantomatique. Une place très large est laissée aux cordes jusqu’à ce qu’une timide sonnerie se fait entendre, laissant entrevoir le futur destin guerrier de Kullervo ; à plusieurs reprises, l’auditeur est frappé par la très grande modernité des thèmes et des harmonies utilisés par le jeune compositeur. La mesure est souvent irrégulière, et les interventions des bois solistes s’effectuent sous le « feuillage » délicat des cordes, symbolisant à elles seules l’appel de la nature. L’orchestre tout entier n’intervient qu’à de rares épisodes, mais toujours de manière efficace et motorique. Sibelius n’hésite pas à abuser de la répétition de cellules simples pour symboliser, mais avec un rare bonheur, les temps païens et leurs rituels. La parenté avec Le Sacre du Printemps, sans être évidente, se fait ainsi jour à quelques moments précis du développement.

III. Kullervo ja hänen sisarensa (Kullervo et sa sœur). Le troisième mouvement est le premier à faire intervenir des solistes. Centre même de la symphonie et du drame (c’est à ce moment que l’irréparable est commis), le mouvement est aussi le plus long de tout le cycle, s’étirant sur près de 25 minutes. Son introduction débute de manière festive et joyeuse (première utilisation permanente du mode majeur), puis le chœur entonne de manière vigoureuse et monodique les premières runes du cycle. La légende débute, décrivant Kullervo sur son traîneau, revenant de chez le percepteur d’impôt et tentant de séduire toutes les jeunes filles que sa route croise. Le chœur décrit la scène, laisse planer les premiers doutes sur le drame à venir et cède la parole au héros et à ses proies qui entament un dialogue violent. Ces dernières n’entendent pas se laisser corrompre si facilement et Kullervo doit déployer toutes ses ruses pour parvenir à ses fins. Ce n’est qu’après avoir commis l’irréparable (l’enlèvement de la troisième qu’il rencontre), qu’il se met à questionner la jeune fille sur son identité et découvre qu’il s’agit de sa propre sœur, séparée de lui par les aléas de la vie des tribus. Le choc est terrible et le ton joyeux et entraînant que l’orchestre s’était efforcé de conserver en dépit de toutes les inflexions apportées par le compositeur s’effondre d’un seul tenant. La scène de séduction, la scène d’amour et la découverte de la vérité (monologue très expressif de la soprano solo, lamentation de Kullervo) sont traitées avec un réalisme tout cinématographique par Sibelius, peu avare de détails, mais également fin contrapuntiste, parvenant à éviter les écueils du wagnérisme outré avec la seule couleur de son orchestre, tour à tour uniforme et translucide.

IV. Kullervon sotaaniähtö (Les combats de Kullervo). Court intermède martial réservé aux seules forces de l’orchestre, ce mouvement donne l’occasion à Sibelius de mettre en valeur cuivres et percussions, mais en aucun cas pour se livrer à un exercice de forme. Le ton de la marche, contraint et forcé, symbolise à la perfection les sentiments du héros, valeureux guerrier qui cherche la mort sans la trouver sur les champs de bataille. La conclusion, terrifiante, du mouvement (très proche de celle du mouvement précédent), répétitions d’accords non totalement résolus, n’est pas sans appeler un autre cycle de poèmes symphoniques à venir, celui des Planètes de Gustav Holst, composé près de vingt ans plus tard.

V. Kullervon kuolema (la mort de Kullervo). Sibelius réserve à la mort de son héros le plus efficace de ses mouvements : le chœur se fait le commentateur résigné et supralucide de la scène finale du suicide, décrit avec force et conviction la forêt étrangement anthropomorphe dans laquelle Kullervo met fin à ses jours au moyen de son glaive, dernier de ses compagnons à l’écouter. Le mouvement s’ouvre sur le chœur seul, descendus dans les tréfonds des nuances pianissimo puis, au prix d’une très lente gradation, aboutit sur un climax saisissant. Le tempo, extrêmement ample, ménage de grands espaces au chœur soliste dont la partition, tout sauf virtuose, n’en est pas moins spectaculaire. Le cycle s’achève sur la reprise des thèmes de l’introduction, majestueusement amplifiée par les répétitions de cellules rythmiques obsédantes des cordes ; les timbales seules accroissent encore la dimension de cataclysme. Kullervo termine son existence dans une forêt de légende : moins de quarante ans plus tard, Sibelius clôt son œuvre musicale avec Tapiola, poème de la forêt finnoise, dans lequel quelques timides réminiscences de ce premier essai se font entendre. Pour Kullervo, comme pour son créateur, la boucle est ainsi bouclée.

Kullervo au disque
 
S’ils ne se bousculent pas encore au portillon, nombreux sont les enregistrements qui peuvent prétendre au titre de référence. Bien que non exhaustif, ce petit panorama se propose d’y voir un peu plus clair dans le catalogue.
On pense évidemment aux premières réalisations, confiées à ces deux géants qu’étaient Paavo Berglund (1970 puis 1985) et Jorma Panula (1997). Nul doute que la version Panula (Naxos, Philharmonie de Turku) est de loin la plus satisfaisante de toutes, pour la bonne raison que le chef développe une vision en tous points personnelle et peu stylisée. Panula, c’est une bête fauve lâchée devant un orchestre et bien que ses choix ne peuvent faire toujours l’unanimité, il faut lui reconnaître cette liberté de ton unique, notamment dans l’emploi des tempi, liberté de ton qu’emploie moins Paavo Berglund (EMI, Bournemouth), lequel semble ne jamais cesser de penser à son legs sibélien et emploie des précautions d’archéologue pour ne pas saccager son champ de fouille. Beau mais un peu lisse, à l’image de l’ensemble de sa discographie, qui compte cependant de bien meilleures réalisations. La preuve ? Berglund ne semble guère satisfait de sa première de 1970 et réédite la chose (édition augmentée et complétée dirait-on en langage littéraire) quinze ans plus tard, toujours pour EMI, avec la Philharmonie d’Helsinki et avec, il faut le reconnaître, plus de bonheur. Sa vision de l’œuvre a considérablement mûri entre les deux. Ses solistes sont par ailleurs bien meilleurs que ceux employés par Panula.
Plus près de nous, et certainement plus satisfaisant, les versions Segerstam, Salonen, Vänskä et Spano se partagent le haut du panier et c’est à eux que vont notre préférence. De loin la plus hallucinée et la plus dévastatrice, la version Segerstam (Ondine, Helsinki Philharmonic : à ne pas confondre avec sa précédente version enregistrée pour Chandos et l’orchestre de la Radio danoise), aidée par la présence de la magnifique Soile Isokoski, se place en tête et restera sans aucun doute pour longtemps encore indétrônable. Tout est magnifique dans cet enregistrement : la prise de son, boisée à souhait, l’orchestre, le chef, les chœurs. On y croit de bout en bout et l’aspect légendaire du texte est encore rehaussé par la brillante diction des chanteurs.
Souvent oubliée, car relevant de la catégorie des premiers enregistrements, la version Salonen (Sony, Los Angeles Philharmonic), réalisée en 1992, conserve toute sa verdeur et sa sève près de vingt ans plus tard. Là aussi, tout est magnifique dans cette version : l’orchestre, à moitié dompté par un chef radieux, mais aussi aidé par la présence du chœur YL d’Helsinki. La prise de son est somptueuse, sans agressivité et d’un grand naturel (naturalisme ?) ; seul défaut majeur à relever, une petite baisse de régime dans le labyrinthique troisième mouvement, où la fatigue n’est pas loin de se sentir. Indispensable, tout comme le disque de complément que Salonen enregistre en parallèle et regroupant les quatre Légendes de Lemminkaïnen et En Saga.
Vänskä (BIS, Lahti Symphony), de son côté, réédité dans l’intégrale Bis, n’est pas loin de faire aussi bien, mais compte d’avantage sur une prise de son spectaculaire pour faire passer la pilule de ses propres passages à vide. Cette version vaut avant tout pour son final, qu’il est décidément impossible de rater.
De son côté, plus surprenante, la version de Robert Spano (Telarc, Atlanta Symphony), enregistrée à Atlanta, cultive sa différence et son improbabilité en se plaçant en outsider sérieux des chefs finnois : certes, c’est exotique, mais plutôt bien joué et surtout admirablement chanté. L’on ne saurait faire l’impasse de cette version si l’on aime suffisamment Sibelius.
Enfin, il convient de citer les deux Kullervo enregistrés par les Järvi père et fils (Paavo en l’occurrence) : le marathonien Neeme Järvi (Bis, Gothenburg Symphony Orchestra) ne pouvait décemment pas passer à côté d’une telle partition sans résister à la tentation de la passer au disque , d’autant plus qu’en 1994, la pièce reste rare. Le résultat est franc, sans ambivalence, rehaussé par la présence de la radieuse Karita Mattila, au sommet de sa carrière.
Treize ans plus tard, son fils Paavo (Emi, Royal Stockholm Philharmonic Orchestra), reprend le chantier sans plus le lâcher et intègre la partition à son répertoire. Nous émettons quelques réserves de principe sur ce disque, notamment pour ce qui concerne les tempi, excessivement lents et le ton très théâtral du chœur. Il n’en reste pas moins que Järvi le fils connaît son affaire et que son orchestre est un modèle d’équilibre.

Grosse déception, immense méprise, en revanche pour ce qui concerne la version Davis, à la tête du LSO (LSO Records). Bien que disposant d’une critique largement favorable, l’on est en droit de penser que Davis s’est fourvoyé dans cette nouvelle production, donnée quelques années plus tard après un premier ratage chez RCA. Certes, la prise de son est intéressante et l’orchestre ne ménage pas sa peine, mais à l’exception du final, tout paraît forcé, du ton général au plus petit détail. On regrettera généralement le manque d’impact des cuivres (pourtant parmi les meilleurs du monde) et la tentative de Davis de faire « sauvage » là où l’on n’entendra qu’une description assez convenue de la nature et de la forêt.

Fermant la marche, l’intéressante mais assez convenue version enregistrée par Ari Rasilainen (Cpo, Staatsphilharmonie Rheinland-Pfalz) : ce déjà grand chef, spécialiste du répertoire contemporain scandinave et finlandais (extraordinaires intégrales Atterberg et Salinen) tente ici crânement sa chance avec un « petit » orchestre allemand et parvient à ses fins, sans toutefois toucher la fibre émotionnelle : prise de son exceptionnelle, bien entendu.

Pour résumer, le quarté gagnant pour tout sibélien qui se respecte se présente ainsi : Segerstam (Ondine), Salonen (Sony), Vänskä (Bis), Berglund II (EMI), car il convient néanmoins de citer le premier défenseur de Kullervo parmi ses grands interprètes.

Kullervo ailleurs


Il va de soi que le retrait volontaire de la partition par Sibelius, qui envisagea sa destruction durant un temps, devait être perçu comme un encouragement à reprendre le sujet, et c’est ce que fit dès les années 1910 Leevi Madetoja, jeune compositeur né en 1887. Madetoja figure parmi les grands oubliés de l’histoire de la musique et c’est bien là toute l’injustice qui le frappe : tenu tout le long de sa vie dans l’ombre du géant Sibelius, né avant lui et décédé dix ans après lui, Madetoja doit avec quelques compositeurs de sa génération, dont le très doué Toivo Kuula, tragiquement disparu en 1918, l’exploit d’avoir développé un langage personnel à l’écart des traditions germaniques et françaises, tout en considérant d’un œil méfiant le legs de leur envahissant et génial prédécesseur. C’est ainsi que l’on doit à Madetoja Les Ostrobothniens (Pohjailaisia), premier véritable opéra finnois et succès d’écriture incroyable, démontrant qu’il était possible au XXe siècle d’écrire un opéra original sans qu’il soit nécessaire de faire la comparaison avec Wagner, Berg ou Debussy. Succès d’écriture bien évidemment totalement ignoré du côté de nos frontières, ce qui ne laisse pas de démontrer une fois encore l’incroyable ignorance des programmateurs mais aussi de la plupart des enseignants de l’histoire de la musique. Fermons la parenthèse, pour mieux l’ouvrir, car c’est en France même que Madetoja acquit l’essentiel de sa formation, élève de Vincent d’Indy à la Schola Cantorum, mais surtout disciple discret et sincère de Paul Dukas, dont les influences se font encore nettement ressentir dans ce poème symphonique, opus 15. Écrit en 1913, Kullervo est une œuvre de jeunesse d’un quart d’heure, toute pétrie de wagnérisme chromatique et de flamboyance orchestrale : Madetoja est un adepte de la ligne claire (ce qui transparaîtra encore plus dans ses symphonies à venir, chefs-d’œuvre d’expression lyrique), là où Sibélius privilégie un climat bien plus pesant. Son Kullervo détonne par sa grande expressivité et la richesse des lignes mélodiques étroitement imbriquées là où Sibélius préférait des cellules rythmiques parfois réduites à leur plus simple expression. La fougue de la jeunesse fait évidemment le reste, mais l’on sent encore un besoin d’émancipation chez le jeune compositeur : cette émancipation ne survient que dans l’unisson final des cordes, véritable libération de l’écriture après le paiement obligé des dettes contractées auprès des grands ancêtres que sont Wagner et Dukas. Comme pour Sibelius, Kullervo est en quelque sorte pour Madetoja le moyen idéal de revenir à ses racines finnoises et de revendiquer sa propre personnalité.

Si les Ostrobothniens sont scandaleusement méconnus chez nous, il est probable qu’Aulis Sallinen les connaisse parfaitement : né en 1935 et toujours de ce monde, cet étonnant compositeur figure parmi les personnalités les plus libres et les plus imaginatives de ces dernières décennies. Ayant tourné le dos aux postures de plus en plus ridicules d’une avant-garde d’opérette crépusculaire, Sallinen renoue avec une expression musicale large et généreuse, sans pour autant renoncer à l’inventivité harmonique et rythmique. Autant dire un dangereux subversif qu’il est obligatoire de cantonner aux salles incultes de son pays, d’Allemagne et d’Outre-Atlantique. D’autant que le bonhomme s’y entend pour écrire des opéras, chantables qui plus est, dotés de livrets intelligents et bien écrits et non dépourvus d’humour (si on cherche bien on doit même entendre un accord majeur quelque part, ce qui prouve à l’envi la dangerosité d’un tel illuminé).
Il se trouve que Sallinen a consacré un opéra entier à Kullervo (sans points de suspension) : un peu d’électronique, mais aussi beaucoup de musique, symbolisée par un orchestre symphonique au complet dans la fosse. Sallinen laisse de côté bien des aspects de la légende pour s’attacher à décrire divers états plus prosaïques, insistant avec beaucoup de légèreté sur l’ironie des situations. Cette ironie se retrouve naturellement dans la musique, avec ses ritournelles entêtantes proches des comédies musicales (mais subtilement encadrées par une orchestration débridée et des ruptures harmoniques jamais gratuites). En tournant le dos de la sorte à l’imagerie légendaire de Sibelius, Sallinen prouve avec un rare bonheur qu’il est possible de se réapproprier, sans grands discours esthétiques ridicules, ni vaine posture de rebelle consensuel, les grands mythes et de les traiter de façon personnelle. Essentiel à entendre et à découvrir !

Kullervo : une traduction

Il est de coutume de reprendre directement le texte du Kalevala (runes 31 à 36 et surtout 34 et 35 dans le cadre du texte retravaillé par Sibelius) pour illustrer les notes de programme. Nous présentons ici dans une traduction originale le texte tel que Sibelius le conçut en vue de sa mise en musique.
Quelques pistes de lecture : la forme des vers du Kalevala, comme ceux de la Kanteletar, l’autre grand cycle populaire dont la trame est également reconstituée par Elias Lönnrot, est celle de l’octosyllabe, parfois perturbé par l’insertion de vers irréguliers.
Il est évidemment assez difficile de rendre en français toutes les inflexions du texte original finnois : le finlandais étant une langue avant tout agrégative, pratiquant avec un rare bonheur l’économie de moyens. Les premières difficultés se posent dès l’apparition du héros sinisukka äijön lapsi, enfant tout vêtu de bleu : (sukka : bas ; sininen : bleu). Là où trois mots suffisent en finnois pour constituer un vers entier, il faudra un certain nombre de contorsions linguistiques pour donner un sens à la phrase française. Il est évident que certains vers sont autant de propositions, sans pour autant de réponses définitives. Nous sommes ainsi toujours à la recherche de la meilleure traduction possible pour les vers : kautokenkä kaaloavi,/Slevällä meren selällä/, alapalla aukealla, phrases de description éminemment elliptiques censées décrire plusieurs faits conjoints (lieu, manière, objet).

Kullervo rencontre sa sœur

Kullervo, fils de Kalervo
Vêtu des chausses les plus bleues
Paré des cheveux blonds les plus fins,
Chaussé des souliers du meilleur cuir,
S’en allait payer ses impôts
S’en allait payer ses redevances.

Quand il eut payé ses impôts,
Et quand il eut aussi payé ses redevances,
Il bondit en son traîneau,
Et juché sur son traineau
Commença son périple à travers le pays
Pour s’en retourner en sa contrée.

Et il mena son attelage en avant
Regagna sa contrée
En traversant la bruyère de Väinö
Qu’il franchit en moins de temps qu’il n’en faut.

Et c’est alors qu’il croisa une jeune fille
Ses cheveux blonds flottaient au vent
Elle était là, sur la lande de Väinö
Qu’il franchissait en moins de temps qu’il n’en faut.

Kullervo, fils de Kalervo,
Arrêta la course de son traîneau au même instant,
Entama la conversation
Se mit à parler d’un ton patelin :
« Viens dans mon traîneau, jeune fille,
Repose un moment sur les fourrures que j’y ai mises ».
« Que la Mort entre plutôt dans ce traîneau,
Que la peste s’assoie plutôt sur ces fourrures ».

Kullervo, fils de Kalervo,
Vêtu des chausses les plus bleues,
Fouette son coursier
Le cingle de son fouet orné,
Lance le cheval sur la voie,
Le traîneau balança, la route fut franchie.

Et c’est alors qu’il croisa une jeune fille,
Marchant, du cuir à ses pieds,
Sur la surface étendue du lac,
À travers les eaux.

Kullervo, fils de Kalervo,
Arrêta la course de son cheval au même instant,
Ouvrit la bouche
Et fit entendre ces paroles :
« Viens dans mon traîneau, ma jolie,
Fierté de la terre, et voyage en ma compagnie ».
« Dans ton traîneau invite plutôt Tuoni,
Que Manalainen voyage donc en ta compagnie ».

Kullervo, fils de Kalervo,
Vêtu des chausses les plus bleues
Fouette son coursier
Le cingle de son fouet orné,
Lance le cheval sur la voie,
Le traîneau balança, la route fut franchie.

Et c’est alors qu’il croisa une jeune fille,
Portant une broche d’étain, qui chantait,
Par delà les bruyères de Pohja
Et les confins déserts de Laponie.

Kullervo, fils de Kalervo,
Arrêta la course de son cheval au même instant,
Ouvrit la bouche
Et fit entendre ces paroles :
« Viens dans mon traîneau, jeune fille,
Sous ma couverture, ma chérie,
Et bien au chaud tu pourras manger mes pommes,
Et faire craquer mes noix ».
« Je crache sur ton traîneau, malappris,
Pour rien au monde dans ton traîneau, canaille,
Il fait froid sous ta couverture,
Il fait sombre dans ton traîneau ».

Kullervo, fils de Kalervo,
Vêtu des chausses les plus bleues,
Par la force emmène la jeune fille jusqu’à son traîneau,
La jette à l’intérieur,
La couche sur les fourrures
La pousse sous les couvertures.

« De ce traîneau relâche-moi,
Laisse moi, moi qui suis libre,
Qui n’ai jamais entendu rien de mauvais,
Ni de paroles mauvaises et corrompues,
Sinon je saute à terre,
Et je briserai ton traîneau en morceaux,
Je le briserai jusqu’à ce qu’il n’en reste rien,
Je mettrai en pièces ton maudit traîneau ».

Kullervo, fils de Kalervo,
Vêtu des chausses les plus bleues,
Ouvrit alors le coffre dissimulé,
Fit tinter l’ouverture ornée
Et mit sous ses yeux tout son argent,
Il étendit les tissus de choix,
Les chausses, toutes tissées de fil d’or,
Les ceintures toutes zébrées d’argent.

Bientôt les tissus lui tournèrent la tête
Par l’argent, la voici fiancée,
Par l’argent la voici détruite,
Et l’or scintillant achève de la tromper.

« Dis-moi maintenant quel est ton clan,
De quelle maison es-tu issu
D’une puissante maison, il me semble,
Fils d’un père tout aussi puissant ».

« Non, ma maison n’est pas grande,
Ni grande, ni petite,
Je ne suis qu’entre les deux,
Le fils malheureux de Kalervo,
Garçon stupide et enclin aux folies,
Enfant sans aveu et bon à rien.
Dis-moi maintenant quel est ton clan,
De quelle maison es-tu issue
D’une puissante maison, il me semble,
Fille d’un père tout aussi puissant ».

(Récit de la sœur de Kullervo)
« Non, ma maison n’est pas grande,
Ni grande, ni petite,
Je ne suis qu’entre les deux,
La fille malheureuse de Kalervo,
Fille stupide et encline aux folies,
Enfant sans aveu et bonne à rien.
Lorsque je n’étais qu’une enfant,
Vivant aux basques de ma tendre mère,
Je m’en allais cueillir des baies,
Sur le flanc de la montagne je cherchais des framboises,
Au pied de la montagne, des fraises,
Je cueillis tout le jour, dormis la nuit
Je cueillis tout le jour et encore un autre,
Et ainsi de suite jusqu’au troisième,
Mais je ne retrouvai jamais mon chemin,
Le sentier me conduisit jusqu’aux bois,
Et mes pas m’égarèrent dans la forêt.

Là je me tins, et éclatai en sanglots,
Je pleurai un jour, puis deux,
Et tout le long du troisième.
Puis, je gravis le sommet d’une haute montagne,
Jusqu’au pic au plus haut,
Au sommet j’appelai, je criai,
Et les bois seuls me répondirent,
Tandis que la lande perpétuait l’écho de ces paroles :
« Ne crie pas, ô fille insensée,
Ne crie pas, toi à qui la raison fait défaut,
Personne ne peut t’entendre,
Personne chez toi n’entendra tes cris ».
Alors pendant le troisième et le quatrième jour,
Tout le long du cinquième et du sixième,
Je tentai de me tuer,
Essayai de me détruire,
Mais je ne parvins à mes fins,
Ni ne pus, misérable, périr de ma main.
Si j’avais pu périr, pauvre malheureuse,
Si j’avais pu disparaître, fille sans joie,
Alors au cours de la deuxième année suivant ma mort,
Ou bien au courant de l’été de la troisième,
J’aurais réapparu sous la forme d’un brin d’herbe,
J’aurais pris la forme d’une adorable fleur,
J’aurais été une magnifique baie,
Peut-être même une canneberge écarlate,
Alors je n’aurais jamais entendu parler de ces horreurs,
Je n’aurais jamais connu toutes ces terreurs. »

(Lamentation de Kullervo)
« Maudit ce jour, ô malheureux,
Malheur à moi et à ma famille,
Car c’est ma sœur,
L’enfant de ma mère que j’ai outragée !
Malheur mon père, malheur ma mère,
Malheur à vous, mes parents vénérables,
Qui m’avez élevé dans ce but,
Dans le but d’être si malheureux !
Bien plus heureux aurait été mon destin,
Si je n’étais jamais né et nourri,
Si je ne m’étais endurci au grand air,
Si je n’étais pas parti de par le monde,
Ni la mort, ni la maladie ne me furent bénéfiques,
Elles qui ne tombèrent jamais sur ma tête
Pour m’emporter en l’espace de deux nuits. »


La Mort de Kullervo

Kullervo, fils de Kalervo,
Ayant placé le chien noir à ses côtés,
Trace son chemin à travers les arbres de la forêt,
Là où la forêt s’épaissit,
Mais il connaissait un étroit sentier,
Mais un petit chemin courait tout le long,
Quand il atteignit l’extrémité de la forêt,
Il reconnut l’endroit devant lui,
Où il avait séduit la jeune fille,
Et déshonoré l’enfant de sa mère.
À cet endroit, l’herbe tendre pleurait,
Le lieu tout entier se lamentait
Et l’herbe jeune se répandait en pleurs,
Les fleurs de la lande portaient le deuil,
Le deuil d’une jeune fille,
Le deuil de l’enfant suicidée.

Plus jamais l’herbe tendre ne verdirait,
Ni les fleurs de la lande ne se répandraient,
Ni le lieu n’en serait couvert,
Là où la chose affreuse s’était produite,
Là où il avait séduit la jeune fille,
Et déshonoré l’enfant de sa mère.

Kullervo, fils de Kalervo,
Empoigna l’épée aigue qu’il portait,
Fixa de son regard la lame et la tourna vers lui,
Et il la questionna, lui demande,
Et il s’enquit de son avis,
S’enquit de savoir si elle était prête à le faucher,
À dévorer son corps coupable,
À avaler son sang maudit.

L’épée comprit sa pensée,
Comprit les questions du héros,
Et elle lui tint ce langage :
« Aussi loin que mon cœur le désire,
Je ne devrais pas manger ta chair,
Je ne devrais pas boire ton sang maudit,
Moi qui me fais un festin des chairs innocentes,
Buvais le sang de ceux qui n’avaient pas péché ».

Kullervo, fils de Kalervo,
Vêtu des chausses les plus bleues,
Appuya fermement la poignée sur le sol,
Pressa fortement la garde sur la lande,
Tourna la pointe sur son sein,
Et se jeta dessus,
Ainsi il trouva la mort qu’il avait tant cherchée
Ainsi se donna-t-il son châtiment.

Ainsi périt le jeune homme,
Ainsi périt Kullervo, le héros,
À cet instant la vie du héros s’acheva,
Périt à cet instant le héros sans joie.

Traduction : Vincent Haegele (tous droits réservés).


Sources, bibliographie

Lönnrot (Elias) Le Kalevala, Paris, Gallimard, 1991, trad. G. Rebourcet.
Vignal (Marc) Jean Sibelius, Paris, Fayard, 2004.
Moreau (Jean-Luc), La Kantélétar, Paris, P.J. Oswald, 1972.
Juttikala (Eino) et Pirinen (Kauko), Suomen historia (Histoire de la Finlande), Neufchâtel, La Baconnière, 1978.