Suite des Mardis d'Animato : Luka Okrostsvaridze, Irene Veneziano, Elizaveta Ivanova, Inga Fiolia

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- Paris, Salle Cortot, le 1er février 2011
- (a) Schumann, Kinderszenen, op. 15 - Rachmaninov, étude-tableau en la mineur, op. 39/6 ; étude-tableau en mi bémol mineur, op. 33/6 - Liszt, grande étude d'après Paganini en la mineur, S. 141/6 - Chopin, étude en si mineur, op. 25/10
- (b) Chopin, étude en ut dièse mineur, op. 25/7 ;  Scherzo n°2 en si bémol mineur, op. 31 - Schubert arr. Liszt : Ständchen - Granados, extrait des Goyescas, 2nd livre : El Amor y la Muerte - Saint-Sëns, étude en fa majeur, op. 111/6
- Luka Oskrostsvaridze, piano (a)
- Irene Veneziano, piano (b)


Paris, Salle Cortot, le 8 février 2011
- (a) C.P.E. Bach, Sonate en la majeur, Wq 55/4 - Chopin, Ballade n°4 en fa mineur, op. 52 - Chostakovitch, prélude en fa majeur, et fugue, op. 87/23
- (b) Bach, 2nd Livre du Clavier Bien Tempéré, prélude et fugue en si bémol mineur, BWV 891 - Prokofiev, Sonate n°2 en ré mineur, op. 14 - Liszt,  La Leggierezza, S. 144/2 ; Mephisto-Waltz n°1, S. 514
- Elizaveta Ivanova (a)
- Inga Fiolia (b)



     Nouvelles découvertes gratifiantes aux Mardis d'Animato, les premières d'ailleurs depuis deux ans pour moi, puisque la prestation de Federico Colli dont j'ai parlé la semaine dernière était, elle, une confirmation attendue. Il s'agit ici d'une vraie petite révélation, puisque notre intéressé n'a que dix-neuf ans. La nationalité géorgienne est sans doute, de toutes, celle qui en regard de la taille du pays est la plus propice aux fantasmes pianistiques, particulièrement s'agissant de la jeune génération. Okrostsvaridze (photo ci-dessus) a d'ailleurs au moins un point commun avec Buniatishvili,  son aînée de cinq ans : il s'est produit à dix-sept ans à Carnegie Hall. En revanche, lui a choisi le voie royale classique, après Tbilissi, et étudie depuis 2008 au Conservatoire de Moscou. Le moins que l'on puisse dire (c'est encore beaucoup plus net que le mardi précédent avec Daria Kameneva, qui était pourtant loin d'être ridicule), c'est que cela se voit, s'entend et se sent. C'est l'archétype du pianiste (encore) soviétique qui serait probablement recalé aux examens de 3e cycle de bien des conservatoires français (parce que non "musical", et peut-être aussi parce que trop collé au piano et, tant qu'à faire, parce que jouant du piano normalement, avec la main flasque et les doigts inertes.
    Dans le rapport à l'instrument, l'économie générale et l'économie de moyens expressifs, on peut difficilement faire mieux à dix-huit ans. De ce point de vue, il s'agit plutôt du modèle alternatif à Buniatishvili, même si, quelque part, une qualité commune lie ces Géorgiens (remarque valable pour Inga Fiolia), qui est l'exclusion de toute couche velléitaire, décorative ou de renforcement dans leur jeu. Ils jouent, si la musique sort, c'est tant mieux, si elle ne sort pas, c'est tant pis : la musicalité n'ira à aucun prix se substituer à la musique. Avec leurs forces et leurs faiblesses, ces pianistes sont presque pour cette seule raison formidablement agréable à écouter. C'est particulièrement le cas de Luka Okrostsvaridze, qui propose une certaine vision idéale de ce que devraient être les Kinderszenen, canon d'un versant de la musique de piano poussant les interprètes à compenser (en l'occurrence le manque de notes pour s'exprimer). Ici on ne peut avoir la sensation qu'il manque des notes, d'abord parce que celles qui existent sortent avec une densité toute naturelle, ensuite parce que la conduite est d'une forme de passivité superbe, toute en flux et jamais en relance ni en sur-lignage. Certaines pièces sont absolument magnifiques, avançant comme libérées de l'emprise habituelle de la pénible caractérisation "cultivée" qui les massacrent si souvent : toute l'entame, et puis Am Kamin et Fast zu ernst. Seules les trois dernières pièces semblent légèrement en-deçà de leurs enjeux intrinsèques, l'économie expressive flirtant ici avec la frontière impalpable qui la sépare de la timidité. Mais tout cela est tellement sain et beau que ce n'est pas bien grave.
    Son pot-pourri d'études aura assez fière allure : les Rachmaninov sont présentés exactement dans la même logique a-volontariste à l'extrême, avec une distinction certaine, comme dans l'absence totale de théâtrlisation du "petit chaperon rouge" (et du grand méchant loup) : l'étude prend le pas sur le tableaux et est ramenée, ce qui n'est pas si courant, à sa dimension de musique pure, et l'harmonie, la ligne générales en sortent plutôt embellies. Il y aura un peu plus de recherche de caractérisations, de dynamiques extrêmes et de prise de risques visibles dans Liszt et Chopin, avec un peu moins de bonheur dans Chopin (mais est-ce surprenant ?), Okrostsvaridze ressentant le besoin d'ajouter une densité un peu superflue dans la section majeure. Mais pianistiquement, cette si mineur et cette Paganini restent au très haut niveau général qui était déjà évident (évidemment évident) dans ses Scènes d'Enfants. Jolie cerise sur le gâteau, le tout jeune homme propose en bis une pièce de sa composition tout à fait digne d'intérêt, sorte de petit prélude modal pour les sonorités opposées.

Inga Fiolia
    L'autre belle découverte de ces derniers Mardis est également Géorgienne, et sur le plan de l'esprit du jeu présente tout à fait les mêmes traits de caractère qu'avec Okrostsvaridze, en plus appuyé encore (ce qui est une forme d'oxymore ici). Inga Fiolia, pianiste de vingt-trois ans également originaire de Tbilissi, qui comme beaucoup de slaves de la nouvelle génération est allée se perfectionner en Allemagne après être passée par Moscou, commence par offrir une splendide exécution de l'antépénultième prélude et fugue du Clavier, et pour situer un pianiste, ce n'est pas rien. Car ce si bémol mineur est l'un des plus exigeants numéros du second livre, sinon des quarante-huit préludes et fugues, tant sur le plan de la complexité que de la profondeur intimidante du propos. Fiolia ne contourne ni l'un ni l'autre, et propose une interprétation puissamment organique, sans la moindre relance artificielle, unissant entièrement le geste du prélude et celui de la fugue. La respiration, le sens de l'avancée sont impressionnants tout comme le sont la concentration et la lisibilité - alors que Fiolia n'use d'aucun des artifices visant à augmenter cette dernière. La tenue de son piano sera un peu moins absolue dans la 2e de Prokofiev, qui cependant convainc là encore à force de discipline et de cohérence, ce qui n'a rien de courant ici : les tenants d'un Prokofiev exubérants, percussif et spectaculaire en auront été pour leurs frais, mais pourtant, la vraie consistance de cette musique se trouve plutôt du côté de cette apparente austérité si humaine, particulièrement touchante dans l'extrême dépouillement d'exécution des mouvements centraux. Aucune faiblesse technique ne vient troubler en revanche une très belle Leggierezza, a contrario d'une Mephisto nettement moins tenue compte-tenu de la relative fragilité du piano, notamment dans les déplacements (mais des exécutions de Berezovsky à celles de Buniatishvili, on s'habitue vite dans cette partition diabolique à un niveau de facilité trop beau pour être courant). Il n'empêche : des pianistes aussi purs qu'Okrovastsirdze et Fiolia, vis-à-vis d'une certaine morale musicale, j'en redemande.
    Les deux autres apparitions, celles de l'Italienne Irene Veneziano et de la Russe Elizaveta Ivanova, auront été nettement moins convaincantes. La seconde ne manque ni d'imagination ni de charme, et n'a malheureusement guère que ces atouts pour plaire, ce qui la situe tout à fait sur le versant opposé de cette même morale qui magnifiait nos deux Géorgiens - je concède qu'il y a tellement pire... Les caractérisations de son Carl Philip Emmanuel sont fort bien vues et senties, mais dans cette musique décidément toujours aussi traîtresse, aucun mouvement ne trouve de continuité naturelle, chaque silence et chaque syncope semblant poser un problème insurmontable. La 4e Ballade commence avec plein de bonnes intentions et se délite ensuite de façon continue et inexorable ; le prélude en fa majeur de Chostakovitch donne mieux le change, ce qui n'est pas le cas de la fugue (on aura pu mesurer l'écart avec le bémol majeur donné par Fiolia en bis, avec une fugue ébouriffante). Veneziano avait quant à elle été remarquée lors du dernier Concours Chopin - j'avais alors déjà préféré sa compatriote Leonora Armellini, qui s'est elle aussi produite aux Mardis d'Animato. Son récital a le mérite d'aller crescendo, d'une étude de Chopin assez triviale à une nettement plus réussie de Saint Saëns (la toccata), en passant par d'honorables 2e Scherzo (qui est lui-même allé du médiocre au plus intéressant, à partir du trio) et Granados.

Additif - voici les Kinderszenen et le prélude en fugue de Bach en question en question :


Théo Bélaud
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