Mise à nu

Ω

- Parçay-Meslay, Grange de Meslay, le vendredi 24 juin 2011
- Beethoven, Sonate pour violoncelle n°2 en sol mineur, op. 5/2 . Sonate pour violoncelle n°5 en majeur, op. 102/2 - Rachmaninov, Sonate pour violoncelle en sol mineur, op. 37 - Rappel, Beethoven, 7 Variations sur le thème de Bei Männern welche Liebe fühlen
- Elisso Virsaladze, piano
- Natalia Gutman, violoncelle


A la Grange de Meslay, le 24 juin © G. Proust




Je ne pense pas avoir la moindre chose à ajouter sur la description musicale, pour l'instant - peut-être, trouverai-je plus tard -, mais à y bien réfléchir, il faudra sans doute que je revoie ce duo (de loin le plus vieux de l'histoire connue de l'interprétation, je ne m'en inquiète donc guère) au moins une autre fois pour établir comme un cadre réflexif adapté à ce que ces deux gigantesques interprètes donnent à entendre. Décrire cela à l'aune de ce que l'on a l'habitude d'entendre reviendrait forcément, dans un premier temps, à faire la liste de tout ce qui est le plus précieux et important dans l'interprétation musicale, en relation avec ce qui en est de même dans la musique en général. 

C'est en fait l'antithèse concrétisée des bases hypothétiques du jugement critique normal, contre lequel il faut encore et toujours lutter, qui fonde le jugement esthétique par une représentation liant l'observé musical à des spéculations quant aux intentions des musiciens. C'est-à-dire, proposer un schéma d'écoute et de traduction de cette écoute d'une grande complication, en faisant croire qu'il ne s'agit que d'une sorte de compte-rendu d'impressions personnelles (subjectives, disent les personnes bien intentionnées, ou bien élevées). Ce qui suppose certes un sujet, et suppose encore beaucoup d'autres choses : une intériorité de celui-ci, et un mode d'accès énigmatique à l'intériorité d'autres sujets, qui sont les interprètes. Sans parler de la façon dont tout cela est censé dialoguer (le sait-on ?) avec l'intériorité d'un compositeur le plus souvent absent des lieux du concert, et qui dans la logique liant sens et intention devrait pourtant légitimement être exhibée. Après tout, en poussant jusqu'au bout cette soif de l'intérieur, le travail du critique de serait-il pas de vérifier l'adéquation des intentions d'un interprète à celles du compositeur ? Psychologisons encore et toujours, il en restera à la fin quelque chose, et Dieu (qui doit exister pour avoir mis en nous des intentions intérieures) reconnaîtra les siennes, d'intériorités.

En dehors du cas orchestral qui est un peu différent, on en revient à la discrimination ultime parmi les solistes d'aujourd'hui. Avec Natalia Gutman et Elisso Virsaladze, comme avec Dezsö Ranki ou quelques autres exceptions (mais à un degré moindre), il n'y a nul besoin d'intériorité, nul besoin de Dieu, nul besoin de compréhension des intentions. Il est besoin de partitions et d'instruments, et l'infernale médiation de la psyché se dissout pour laisser nue comme un vers la seule relation musicale qui importe, qui soit sérieuse, celle qui produit du sens avec une force incommensurable à celle du sens représenté, dit, réduit, parce qu'elle est nue symbolisation : la relation de l'abstraction la plus haute (dont la dernière des sonates pour violoncelle de Beethoven est sans doute une des incarnations suprêmes) à la physique la plus dépouillée et donc la plus puissante (celle à laquelle accèdent des musiciens dont les fondations techniques sont d'une solidité, d'une dureté sans pareils). On a là la force musicale du sens et le sens de la force musicale toutes ensemble : où l'on mesure l'écart entre une façon de faire de la musique comme s'agissant d'un dicible et s'agissant d'un indicible.

Sviatoslav Richter, qui a fait de sa vie une quête perpétuelle de la mise à nu de cette relation, avait au premier coup d'oreille repéré les trois noms susmentionnés. Il disait du troisième que rien ne pourrait lui résister (il oubliait certes la crétinerie du monde musical moderne) ; de la seconde qu'elle était une artiste du plus haut calibre, et qu'elle était sérieuse : il ne connaissait sans doute pas compliment plus élevé, en dehors de celui d'honnêteté ; de la première, il a dit qu'elle était l'incarnation même de l'honnêteté en art. Et aussi, que quand elle jouait, le public se montrait d'une grande ferveur. Voilà qui est incroyable, mais c'est toujours vrai : je n'ai presque jamais observé un public comme ainsi disparu de l'environnement sonore. 

Richter, dont le vitrail observe toujours les concerts de la Grange de Meslay, n'aurait eu aucune raison de changer d'avis. La hauteur, de vue, ou tout court, appelle semble-t-il la hauteur, justifie son existence en se manifestant. Ce sont des concerts comme celui-là qui ordonnent de croire encore au besoin de dire qu'il y a au monde des choses incomparablement supérieures (non pas différentes ou préférables) à d'autres, et que leur recherche se suffit à elle-même, parce qu'elle compose le sérieux qui, dans la vie pour sa plus grande partie, fait défaut.


Théo Bélaud
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