Dieu, descends si tu es un homme

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- Paris, Salle Pleyel, le samedi 17 septembre 2011
- Beethoven, Missa Solemnis en majeur, op. 123
- Helena Juntunen, soprano
- Sarah Conolly, mezzo
- Paul Groves, ténor
- Matthew Rose, baryton
- London Symphony Orchestra & Chorus
- Colin Davis, direction
Davis dirigeant la Missa Solemnis aux Proms, le 4 septembre dernier © C. Christdoloulou
Intégrale du concert filmé aux Proms au bas de l'article

L'une des quatre ou cinq figures les plus éminentes et incorruptibles de la direction d'orchestre, son formidable orchestre qu'il dirige depuis plus d'un demi-siècle, l'une des réalisations les plus incommensurablement supérieures à la bassesse du monde qui fut jamais produite par l'esprit humain. Tout était réuni pour une soirée inoubliable, selon la formule consacrée. Elle l'a été, sans doute, pour bien des gens - de toute évidence, pas du tout pour d'autres, avec quelques arguments recevables. Quelques éléments typiquement prosaïques mais qui méritent d'être pris en compte, puisqu'en musique, pour ce dont il est possible de parler, c'est après tout surtout ce genre de composants que l'on discute.

J'en parle donc tout de suite, et ne ferai ensuite qu'évoquer ce qui est important.
1. Oui, le concert a pâti, surtout à son entame, de difficultés de réglage dynamique entre le chœur et l'orchestre. Chacun sait en outre que si Pleyel, contrairement à une idée snob répandue, présente une excellente acoustique pour quantité de genres musicaux, ce n'est pas vraiment le cas pour les grands chœurs mixtes. La salle a tendance à systématiquement dynamiser le registre aigu et à en rendre la perception légèrement distordue par rapport au reste du spectre vocal : exactement comme pour le piano ou l'orchestre, mais cela se remarque malheureusement plus. Les seules fois où j'ai entendu un chœur (il est vrai excellent à chaque fois) sonner de manière flatteuse à Pleyel, ce fut pour le Kullervo de Järvi (un chœur d'hommes), et dans les Rachmaninov d'Accentus, supérieurement bien chantés et dirigés par Equilbey... mais a capella, ce qui rend sans doute le problème plus aisé à traiter.
On ajoutera à cela que la prestation générale du LSO Chorus (sans l'apport, comme aux Proms, du London Philharmonic Choir pour cette tournée) mérite d'autant plus de respect a posteriori qu'il avait chanté cette partition  la veille du concert parisien. Et la partition, on le sait, est de nature à provoquer de peu ragoûtantes réactions digestives chez les choristes - j'avais annoncé de la trivialité et en voilà. Le temps de revenir de cette clôture de la Beethovenfest de Bonn, et pour ne rien dire du peu de récupération physique, il est peu probable (je n'ai pu le vérifier) que la troupe ait eu le loisir de se régler à Pleyel au-delà d'un rapide raccord d'avant-concert. Cela ne l'aura pas empêché de se montrer d'une grande endurance et de chanter plutôt de mieux en mieux, le temps, peut-être, pour Davis de prendre la mesure des problèmes d'équilibres locaux.

2. Il est clair que Davis n'est pas venu avec le ou l'un des meilleurs quatuors possibles. Loin s'en faut. C'est quelque peu un crève-cœur de se dire qu'il ne l'a d'ailleurs sans doute jamais eu, au contraire de Klemperer, Böhm, Karajan, Bernstein ou Giulini, voire Masur. Il peut se consoler en se disant que Harnoncourt ou Gardiner n'ont pas eu beaucoup plus de réussite (quoique). Signe des temps ? Réunir aujourd'hui les meilleurs chefs, orchestres et chanteurs semble plus compliqué que dans les années 50 à 70. Ce sont des chefs dont l'intérêt peut éventuellement être soupçonné dans cette œuvre, mais à un niveau bien plus secondaire, qui ont récemment réuni les plateaux vocaux les plus capables : Thielemann avec Stoyanova, Garanca, Schade et Selig, Rilling avec Nylund, Vermillion, Kaufmann et Selig, et encore mieux peut-être (!), Antoni Ros-Marba (enchanté) avec Isokoski, Remmert et encore Kaufmann et Selig. Et des espagnols, ma foi. On peut certes comprendre que Davis ait dû ou même souhaité s'accompagner d'une équipe dévouée de locaux à la fois fiables et peu susceptibles de s'immiscer égoïstement dans l'esprit et la lettre de l'exécution.
De fait, la prestation d'ensemble apparaît correcte, sans plus, et sans doute inégale, dominée par la stabilité et l'autorité éloquente de Sarah Conolly. Le reste du plateau ne brille que relativement et épisodiquement, notamment la soprano Helena Juntunen qui semble souvent trop tendre et en manque d'aisance, maîtrisant mal un vibrato large. La probité générale d'engagement ne se discute pour aucun des protagonistes, mais l'Incarnatus comme le Benedictus ne sont certes pas traversés par un supplément d'âme vocal. L'Agnus Dei, quoique forcé, convaincra davantage, la paire Groves-Rose se montrant particulièrement touchante, à défaut de proposer des voix sublimes, dans ses ultimes Miserere nobis à la suite des appels de trompettes.

3. Bien des amoureux de la Missa Solemnis, mais peut-être encore plus ceux qui y sont hermétiques à des degrés divers attendent d'abord d'une exécution de concert que le Benedictus leur mette la larme à l’œil. L'une ou l'autre catégorie sera restée sur sa faim compte-tenu du violon soliste assez ingrat de Gordon Nikolic. On savait cependant que de sa part, le pire était possible - et une bonne surprise aussi, car le fantasque concertmaster du LSO, s'il n'est sans doute pas du niveau de Roman Simonic, sait jouer du violon. Le résultat aura été quelque part entre les deux : sonorité instable, intonation correcte mais hypothéquée par l'acidité et le manque de densité, comme si le vibrato factuellement très généreux ne se transmettait pas. Au moins Nikolic n'en a-t-il pas fait un gag, au pire un saint esprit un peu décoratif et légèrement sucré ; et comme d'habitude, aura-t-il fort bien emmené ses collègues le reste du temps.
Concluons cet examen des éléments factuels à charge en disant que tout cela relève de contingences diverses. Contingences matérielles et temporelles dans un cas, sur lesquelles, on le verra, il était facile de passer. Contingences en regard de l’œuvre elle-même : aucun auditeur sérieux de ce monument ne discrimine entre les interprétations en fonction du violon soliste (parce que cela représente moins d'un dixième de la durée de la messe) ni vraiment en fonction du quatuor, qui n'a pas ici l'importance qu'il a dans le Requiem de Mozart, par exemple. Il en a à peu près la même que dans la 9e Symphonie, ce qui n'est pas négligeable mais pas prépondérant non plus - et encore : d'un point de vue théâtral en quelque sorte, l'effet que peut produire un quatuor mauvais ou moyen dans la 9e est certainement plus dommageable que dans la Missa, car avec celle-ci l'on s'accoutume et peut en permanence attendre autre chose.

Rose, Groves, Conolly, Juntunen et Nikolic le 4 septembre.

Car enfin, comment y insister assez : nous parlons de la Missa Solemnis. Primo, cette œuvre dépasse sans doute à peu près toutes les autres au moins dans son genre, et ce, au moins d'un point de vue plus évident que d'autres : sa force de dissolution des certitudes de l'auditeur. Chaque écoute de cette partition, et chaque lecture de celle-ci semble devoir paraître entièrement nouvelle, à un degré que je n'identifie dans aucune autre, y compris des pages qu'il est raisonnable de placer au même niveau de génie, comme les derniers quatuors. Je ne crois même pas pouvoir en dire autant de la Messe en si de Bach ou des plus grands opéras de Wagner. De l'Art de la fugue et des deux livres du Clavier bien tempéré, peut-être, mais ces œuvres n'ont pas été conçues pour être données en concert d'un tenant, et sans que cela n'y enlève rien, le fait heureux qu'on le fasse pourtant le fait tout de même entendre.
Secundo, il est parfaitement connu que la difficulté d'exécution de la Missa Solemnis a longtemps été considérée comme potentiellement plus insurmontable que, justement, celle des derniers quatuors ou de la sonate opus 106. La donner dans les années cinquante était encore considéré comme une gageure relevant du pari plus ou moins fou. Cette époque est révolue notamment du fait des progrès extrêmement considérables qui ont été effectués en matière de préparation et de professionnalisme des chœurs - s'il y avait bien une chose encore plus improbable il y a quelques décennies, c'était d'emmener la Missa en tournée. On peut certes adopter une attitude parfaitement en phase avec notre époque où le but sacré d'une tournée de grand orchestre consiste à donner la 2e Symphonie de Mahler sans une fausse note et en provoquant un orgasme collectif à la fin, mais l'on parle ici de quelque chose d'un peu plus sérieux.

Qu'on me permette donc de passer par-dessus bord toute considération pour ce qui a été mentionné plus haut. Comme d'autres auditeurs de ce concert ou de celui donné à Londres (voir le compte-rendu de Mark Berry), j'ai frissonné, pleuré à très grosses gouttes, serré les poings et senti se serrer méchamment mon estomac durant une majeure partie de cette exécution. Pas durant le Kyrie, il est vrai : du fait de l'équilibre incertain déjà évoqué, qui contrariait l'autorité naturelle de la conduite, et du fait aussi de quelques imprécisions assez peu coutumières de la part des cors du LSO - qui n'en étaient pas moins splendides dans le lancement de l'andante du Christe eleison. Mais durant tout le reste, oui, à l'exception du Benedictus - et encore. Il y a un autre léger reproche à adresser cette fois directement à Sir Colin ici, qui est un défaut récurrent de l'exécution de cette page, à savoir l'oubli du chœur par-dessus - ou dessous, mais le problème de netteté d'articulation demeure - les sinistres ponctuations de trompettes et trombones (in nomine domine). On ne s'attardera pas en revanche, toujours dans le Sanctus, sur le choix de confier au chœur le Pleni sunt et l’Hosanna, choix parfaitement contraire au texte mais privilégié historiquement par une écrasante majorité d'interprètes de premier plan, de toute évidence par souci de sécurité du quatuor - en l'espèce, il ne pouvait guère en être autrement, et du reste Davis a toujours observé cette sorte de coutume depuis au moins trente-cinq ans qu'il dirige l’œuvre à intervalles réguliers - précisions, à défaut de vouloir rentrer dans le jeu des comparaisons du concert aux enregistrements, que cette exécution aura paru nettement supérieure au concert, dont le film est visible en ligne, donné à la Cité de la Musique en 1999.
Le reste est magistral. Je vais vous laisser apprécier le concert londonien, largement comparable a posteriori à l'expérience vécu à Pleyel. Il me semble que le Credo et l'Agnus Dei ont pu être encore plus poignants à Paris - peut-être parce qu'il s'agissait de la dernière Missa donnée par les protagonistes. L'Incarnatus se passait bien de Rysanek, Janowitz, Baker, Ludwig, Gedda, Kollo, Talvela ou Berry modernes. Pourquoi ? Parce que l'extraordinaire délicatesse de la direction chorale ici, et parce que la flûte de Gareth Davies, voilà pourquoi : comme d'habitude, avec lui. Comme d'habitude aussi avec les timbales de sa majesté Nigel Thomas, impérial dans cette partition qui est bien plus difficile à jouer avec justesse qu'une symphonie de Mahler, on sent que le sérieux musical du plus haut degré est aussi un requisit désirable aux timbales. Parce que le LSO sous la direction de Davis est cet orchestre dont la forme d'engagement, moins hautaine que ses trois ou quatre concurrents sérieux dans le monde, respire la même probité que son chef, une honnêteté non démonstrative, qui sait attendre les transfigurations qui lui sont offertes comme à la fin du Credo ou de l'Agnus Dei : et en fait de transfigurations, que dire de la tendresse confondante atteinte en toute simplicité par les violons dans l'accompagnement des derniers dona nobis pacem du quatuor (m. 200-211) ?
La fugue géante sur Et vitam venturi saeculi bouleverse par sa patience : on a là une forme de quintessence de l'art de Colin Davis, qui n'est ni lenteur, ni dramatisation, ni énergie insufflée au premier degré, mais attention à l'ordre nécessaire des choses. Dans toute grande musique la mise en puissance de ce qui est à venir - c'est le cas de le dire et ce n'est pas un hasard si Beethoven a composé une des ses trois grandes fugues en si bémol majeur sur ces mots là - est contenue dans ce qui est à entendre. Il convient de le jouer sans le charger de quelque surplus de signification au présent, de ne pas détourner l'attention en un autre lieu inapproprié, qui correspondrait à dieu sait quelle représentation stupide de ce que voudrait dire à l'instant présent la musique. Davis est de ceux qui laissent dire et savent donner l'attente de la musique à venir : cela s'appelle la tension.

Et si je n'ai jamais vraiment cherché à ce qu'on me l'explique autrement, je n'ai jamais compris les quatre sol scandés hors de tout contexte harmonique ou contrapuntique par les cors dans la fugue du presto de l'Agnus Dei que comme une citation incroyablement ironique, en un sens presque purement musical et donc abstrait de l'ironie conceptuelle, du sujet d'et vitam venturi saeculi, ou du quadruple coup de massue orchestral amorçant la conclusion mystérieuse du Credo, ce qui revient au même. Quadruple coup re-cité deux fois de façon presque moqueuse aussi à la fin de la fugue orchestrale de l'Agnus dei. Ce genre de correspondances, ésotériques en un sens qui dépasse à la fois la religion quotidienne et l'appréhension normale de la musique, se donnent uniquement à qui ne cherche pas à les percer, mais les laisse se produire en se contentant d'y croire. Les deux passages jusque dans les détails décisifs ici suggérés sonnaient parmi les plus glorieux sous la baguette du President.
Il a fêté son quatre-vingt-quatrième anniversaire la semaine dernière, et a beaucoup à nous apprendre aussi en-dehors du podium. Je ne saurais dire combien j'ai été ravi de découvrir (peu après le concert) l'entretien qu'il a accordé au Guardian l'été dernier, tant pour ses propos sur la Missa que ceux, plus généraux, touchant à la façon dont il convient de vivre la musique, qui correspondent de façon millimétrée à ce que en quoi je crois profondément. L'entretien est lisible ici, mais j'en traduis quelques extraits dont le prix est inestimable.

L'ego d'une personne devient de moins en moins intéressant en vieillissant.
(...) A la fin de l'oeuvre, dans l'Agnus Dei final, le Christ est reparti au Paradis, et Beethoven nous montre l'image d'une humanité laissée à l'abandon, rampant dans sa boue, écrasée par le pêché. La musique dit que les humains réclament la paix, mais font la guerre. Voilà ce que Beethoven dit. C'est absolument clair. La musique atteint une intensité dans sa protestation qui est quasiment insupportable. Et pourtant, la puissance avec laquelle sont introduits les mots : "Credo in unum deum !" : vous avez plutôt intérêt à le croire quand il les dit. Et je le crois. Je crois chaque mot de la Missa parce que Beethoven rend cela possible. Mais quand je me retrouve seul, je ne peux plus croire quoi que ce soit. Et c'en est d'autant plus douloureux pour moi. Mais pour cette petite heure et demie, lorsque je dirige cette œuvre, je peux croire.
(...) Cela conduit à une forme alternative de réalité. C'est la seule façon de décrire ce qui se passe (lors d'un grand concert, n.d.r.). Je ne suis plus alors cet idiot assis à essayer de faire des phrases à propos de la musique que j'aime. Dans ces concerts je suis au-delà de moi-même. Et aucune de mes expériences quotidiennes n'est d'aucune utilité. Il n'y a que la joie de communiquer avec d'autres personnes, et la sensation d'être une partie de quelque chose de beaucoup plus grand que n'importe lequel d'entre nous. Voilà ce que cela fait.
(...) Peut-être s'agit-il de ce dont nous parlions tout à l'heure. Peut-être que l'absence d'ego est l'une des plus grandes joies qui nous sont accessibles : la chance que la musique vous donne de vous échapper de la cellule de prison de votre ego et d'être libre pendant une heure et demi.

La violente protestation de Beethoven contre Dieu donne cette leçon elle-même, bien exécutée : celui qui détruit l'édifice de son propre orgueil peut s'attaquer à l'édifice divin, et par-là, peut-être, y croire. 

Théo Bélaud
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Kyrie
 
Gloria (I)
Gloria (II)
Credo - Incarnatus
 
Credo - Et resurrexit
Sanctus
Benedictus
 
Agnus Dei (I)
 
Agnus Dei (II)