[Plaque] Henri Dutilleux, compositeur français (1916-2013)



Par un mélange épatant en son genre de légèreté, d'incompétence et de lâcheté, la Ville de Paris aura imprimé une tache indélébile sur l'honneur pourtant inattaquable d'un grand artiste, la pire tache qu'est celle de la rumeur, de l'insinuation, du doute que porte la confusion des mots et des pensées. 
Mais ce n'était pas encore suffisant : fait passé assez sous silence, l'autorité intellectuelle derrière laquelle s'est réfugiée cette bureaucratie piteuse et aux abois nous propose de cracher une deuxième fois sur la tombe d'Henri Dutilleux. 
Car il y a, il y aura bien la plaque. Mais aussi, ce qu'on écrira dessus.


L’ignorance tue. Elle tue les hommes, elle détruit les œuvres d’art et les civilisations, elle frappe les mémoires et le patrimoine commun. L’ignorance tue aussi les nations, aussi grandes et aussi civilisées soient-elles. La France vient d’ajouter une pierre d’infamie supplémentaire à la déjà longue liste des petits outrages qu’une certaine élite lui inflige régulièrement : avec tranquillité, sans sourciller, le maire du IVe arrondissement de Paris, Christophe Girard, a rejeté, par la voix d’un second couteau s’appuyant sur des preuves malhonnêtes, la proposition d’une plaque commémorant la résidence d’Henri Dutilleux sur l’île Saint-Louis. Et de se justifier, toujours sans sourciller : Dutilleux était un collaborateur. Plus tard, peut-être conscient de l’émotion provoquée par cette accusation infâme, il s’est fendu d’un message laconique, se retranchant derrière l’avis du Comité d’histoire de la Ville de Paris et d’une abjecte comparaison entre le compositeur et Louis-Ferdinand Céline. La porte est ouverte aux sous-entendus les plus ignobles. C'était, du reste, déjà le cas dans la lettre signée de Danielle Tartakowsky (ci-dessous), usant sans aucune prudence de l'infamante expression "faits de collaboration", et se poursuivant par la suggestion à peine voilée que c'est une chance que l'on n'en ait pas trouvé davantage. Grande classe.

Quelle honte ! Sur quel raisonnement pitoyable a-t-on pu justifier l’injustifiable ? En 1941, Dutilleux a écrit la musique d’un film resté bien oublié, vantant les mérites du sport. Le film respirait bon la propagande si typique des années d’Occupation, grandiloquente et insipide à la fois. Il n'est cependant en rien apologétique ni de l'occupant, ni du nazisme, ni ne comporte le moindre élément antisémite ou discriminatoire d'aucune sorte. L’année suivante, Dutilleux était membre du Front national des musiciens, réseau de résistants proche du Parti communiste. Jusqu’en 1944, date à laquelle il devient l’un des responsables de la nouvelle Radio nationale, purgée de ses éléments collaborationnistes, il est un opposant résolu et réfléchi à la politique de haine et de destruction qui est méthodiquement conduite par des crapules aigries. Il met en musique des poèmes d’auteur publiés dans la clandestinité. Son œuvre est résistante. Pétri d’humanisme, affichant une modestie exemplaire, Henri Dutilleux devint une figure lumineuse, pacifique et apaisée de la France de l’Après-guerre. Il donna refuge à Rostropovitch quand celui-ci fut frappé d’exil par les autorités soviétiques. Toute son œuvre musicale touche aux malheurs de son époque, s’acharnant à dénicher la beauté, le calme et la contemplation. Il fut aussi le mentor de générations de jeunes musiciens, qu’il recevait avec bienveillance et courtoisie. Sa vie fut belle. Mais voilà, il y a la haine, l’idéologie, les préjugés et les présupposés. Cette haine n’est plus l’apanage de l’extrême-droite collaborationniste, qui frappait de damnatio memoriae des pans entiers de la culture européenne sous prétexte qu’ils n’étaient pas issus de « cerveaux purs », elle est brandie par des esprits qui se prétendent beaux, propres et brillants. Cette propreté a de quoi faire frémir : elle annihile littéralement toute faculté de juger. C’est le triomphe de l’ignorance, quelques minutes avant celui, définitif, de la mort et de l’obscurité.




Comment ne pas frémir d’indignation de voir comparer cet esprit noble avec celui, obscurci par la rage et le dégoût, de Céline ? Comment ne pas se sentir personnellement insulté par la destruction complète d’une vie consacrée au Beau et au Bien pour ne garder que l’obscure bande originale d’un film de commande ? Comment en est-on arrivé là ?Car il faut bien se poser la question, lancinante et inquiétante, de la perception de l’art, ce qu’ils rangent abusivement sous le nom galvaudé de « Culture », de nos élus : force est de reconnaître que le nihilisme l’emporte. Que tout a été dégradé de manière irrémédiable, classifié, chosifié, forcé d’entrer dans de petites cases. Cette lecture mortifère de l’Histoire et de l’Art ne peut provoquer que d’autres ravages, en privant la communauté de repères, la ramenant pour toujours aux « pages sombres », l’incitant à une interminable auto-flagellation.



Une proposition plus sensée, provisoirement apposée la nuit dernière par un bienfaiteur anonyme.
L'histoire, précisément, il faut en parler encore, puisque c'est derrière son comité que ces élus se réfugient héroïquement pour fuir toute responsabilité. L'avis du Comité d'histoire de la Ville de Paris, se conclut glorieusement par une proposition de rédaction de la plaque que, néanmoins, la collectivité consentira dans sa grande mansuétude à poser, un jour, en catimini, peut-être : 
"Henri Dutilleux, compositeur de musique contemporaine."
Ne rions pas trop fort, il ne s'agit pas seulement, ici, de l'aval donné par des historiens (ou par une historienne, signataire de cette pathétique missive) à l'approche culturelle dominante des arts où tout se vaut et se range à l'identique. Il s'agit surtout, et avant tout, de bêtise, encore de bêtise, ce mystère qui est l'un des plus inapprochables et ineffables de l'humanité : qui peut amener les savants et gardiens de la mémoire collective à affubler de l'attribut de contemporain celui dont on propose de graver dans le marbre la dimension impérissable. 
Surtout, qui peut amener celui dont l'histoire est le métier à commettre un geste ahurissant, qui est peut-être celui du stade ultime de l'auto-destruction : l'arrêt délibéré, factuel du cours de l'histoire.  Car c'est bien la seule explication rationnelle à cette fulgurante formule : l'histoire, celle de l'art et de la musique, s'arrêtant à l'orée de ce siècle, la dernière musique, savante à tout le moins, à laquelle il sera rendu hommage sera donc la musique contemporaine, à charge des collègues d'une contemporanéité future de la dater avec précision : 1916-2013, peut-être. C'est la mort par décret. 



Cette fois, la farce est allée trop loin, elle fait trop mal, elle est trop absurde : rendez son honneur à Henri Dutilleux ! Excusez-vous ! Osez reconnaître votre ignorance avant de l’infliger à tout un pays !  
Et sans plus attendre, apposez une plaque digne à l'endroit où fut menée une vie digne, prélude à l'avenue ou la place, le conservatoire ou le square qui un jour ou l'autre lui échoira : 
Henri Dutilleux, compositeur français. 

Théo Bélaud, Vincent Haegele, Philippe Houbert, Yves Vernin
Contrat Creative Commons



Addendum : est apparu ce matin sur un réseau social une excellente mise au point de Guy Krivopissko, Conservateur du Musée de la Résistance Nationale. Nous la reproduisons intégralement.


Henri Dutilleux, le compositeur résistant, était membre du comité d'honneur du musée de la Résistance nationale (MRN) aux côtés de l'écrivain résistant Jean Cassou, du cinéaste résistant Jean-Paul Lechanois, du philosophe résistant Vladimir Jankelevitch, de l'artiste résistante Madeleine Milhaud, du poète résistant Pierre Seghers, des peintres résistants Boris Taslitzky et Édouard Pignon, ainsi que des résistant(e)s Lucie et Raymond Aubrac, Renée Bédarida, Jacques Debu-Bridel, Vincent Badie, Georges Montaron, Pierre Sudreau, Christian Pineau, Louis Terrenoire, Charles Lederman, Joel le Tac, Hélène Langevin, Henri-René Ribière, Marie-Claude Vaillant-Couturier, Jacques Piette, Gaston Cusin, Pierre Meunier, etc.

Une place justifiée qui honore le musée.



Avec son épouse la pianiste Geneviève Joy, résistante elle aussi, le 24 juin 2004, il présidait en l'église Saint-Eustache à Paris, le concert « Musiques résistantes, Musiques libérées » coproduit par le Musée de la Résistance nationale, le Musée du général Leclerc de Hautecloque et de la libération de Paris – Musée Jean Moulin et France musiques (Réalisation Karine Le Bail) pour le 60e anniversaire de la libération de Paris.

Le maire empêché, Christophe Girard, alors adjoint en charge de la culture et Odette Christienne en charge du monde combattant et de la mémoire, étaient à leurs côtés pour ce concert d'anthologie où furent jouées des œuvres de Jehan Alain, d'Elsa Barraine, de Francis Poulenc, de Georges Auric, de Manuel Rosenthal, de Darius Milhaud, de Louis Durey, de Claude Delvincourt, d'Henri Dutilleux mais aussi des œuvres du compositeur italien Mario Castelnuovo-Tedesco et du compositeur allemand Arnold Schönberg toutes écrites entre 1940 et 1945. L’élaboration de ce programme lui devait beaucoup : sa manière à lui de prolonger l’hommage à ses compagnons qu’avec Madeleine Milhaud ils avaient apporté le 9 mars 2001 au conservatoire de Champigny lors d’une d’une soirée d’hommage à Jean Cassou (animation : Marc Dumont, producteur à France Musiques).



La présence d’Henri Dutilleux au concert et au comité d’honneur du musée furent ses seules affirmations publiques de son engagement en résistance avec pour seul désir de témoigner de l'histoire méconnue du petit groupe de compositeurs et de musiciens qui, à l'exemple de tant d'autres patriotes engagés sur d’autres fronts résistants, avaient, par leur Art, continué la France, par leurs actes, contribué à sa libération et à sa renaissance.

L’histoire en résistance d’Henri Dutilleux et de ses compagnons est simple et courageuse.

Faisant suite à l’appel lancé, en mai 1941, par le Parti communiste français pour la constitution d’un « Front national de lutte pour la liberté et l’indépendance de la France » Elsa Barraine et Roger Desormière constituent le noyau fondateur d’un comité de « Front national des musiciens » en liaison avec Pierre Villon (dirigeant du Front national de lutte pour la liberté et indépendance de la France) et Louis Durey replié, alors, en zone non occupée.
En octobre 1941, un manifeste pour la profession est rédigé par Claude Delvincourt. Il paraît dans le numéro clandestin de L’Université libre aux côtés de ceux en direction des universitaires, des intellectuels de zone non-occupée, des médecins, des écrivains et des plasticiens. Autour de ce manifeste se regroupent entre l’automne 1941 et le printemps 1942 : Henri Dutilleux mais aussi Roland Manuel, Georges Auric, Francis Poulenc, Charles Munch, Manuel Rosenthal, Henry Barraud, Irène Joachim, Monique Haas, Marcel Mihalovici et Geneviève Joy. Leur devise « L’Art n’a pas de patrie, certainement. Mais les artistes en ont une ».
Autour du journal clandestin Musiciens d’Aujourd’hui dont le titre est dessiné par le plasticien André Fougeron, le groupe développe une résistance originale, spécifique sur plusieurs fronts. Musiciens d’Aujourd’hui tiré à 1 600 exemplaires, Le musicien patriote et une dizaine de tracts dénoncent l’aryanisation et la vassalisation de la musique réalisées par l’occupant et l’État français. Dans le même mouvement sont affirmées les positions éthiques à prendre par la profession et la défense du patrimoine musical français et celle des œuvres des compositeurs étrangers, notamment allemands, mis à l’index.
S’il doit, comme ses compagnons, consacrer une large part de son temps à des travaux alimentaires (notamment à des commandes de l’Etat français dont Forces sur le stade), tous font preuve d’une grande activité créatrice et de recherche. De nombreuses œuvres sont créées, notamment sur un répertoire de poésie clandestine, des travaux de musicologie sont entrepris. Ces créations ou des œuvres de contrebande sont jouées dans des concerts autorisés ou clandestins. Henri Dutilleux et ses camarades organisent et développent la solidarité envers leurs collègues juifs exclus (chefs de chant, danseurs, musiciens, électriciens, etc.) ou en exil (en premier lieu Madeleine et Darius Milhaud) : collectes ; planques des biens et des personnes ; fausses déclarations pour la perception des droits d’auteur (ceux de Jean Wiener par exemple), etc. Déjà en 1941, Henri Dutilleux s’était distingué en renvoyant, vierge avec pour seule inscription manuscrite « la honte ! » , à Alfred Cortot président du comité d’organisation professionnelle de la musique, le questionnaire officiel de l’Etat français pour « l’aryanisation » du monde musical.

Avec d’autres résistants, particulièrement Marie-Louise Böllmann-Gigout, militante de Défense de la France, s’organise la résistance au STO, l’aide aux réfractaires. En liaison avec Jean Rieussec, chef tapissier de l’Opéra de Paris et Camille Dézormes, dirigeants de groupes « Front national » à l’Opéra (orchestre et personnels) et dans les théâtres lyriques nationaux, le front économique et social n’est pas délaissé. Se mettent en place l’organisation des luttes contre le Comité d’organisation des entreprises du spectacle, la défense des conditions de travail et des salaires, l’indépendance des Arts du spectacle remis en cause par les accords passés entre la firme allemande « Continental » et la « Metro Goldwin Meyer », etc.

Le 18 août 1944, Henri Dutilleux et ses camarades se joignent à l’appel à la grève insurrectionnelle lancé par la Fédération clandestine des syndicats du spectacle. Un groupe de plus de cent FTP composé d’artistes et de techniciens de l’Opéra et des théâtres lyriques nationaux participe aux combats de la libération de Paris.
Dans le même temps, autour de Pierre Schaeffer, dans le studio d’essai clandestin de la radio, les compositeurs, et les musiciens du « Front national des musiciens », Henri Dutilleux, Manuel Rosenthal et Henry Barraud en tête, participent à la reconstruction et à la renaissance de la radio de la Libération : une radio de service public assurant l’enseignement et la diffusion de la culture.

Temps étrange où l’ignorance et l’oubli blanchissent sans murmure ceux qui se sont compromis au premier rang desquels Alfred Cortot et salissent ceux qui résistèrent.

Henri Dutilleux et Geneviève Joy de leur vivant auraient mérités la médaille de la Résistance et la reconnaissance de Justes parmi les nations, à titre posthume il revient à Paris et aux Parisiens d’exprimer leur reconnaissance d’avoir eu de tels artistes et de tels citoyens.


Guy Krivopissko
Conservateur du Musée de la Résistance nationale
Professeur d’histoire détaché
Co-auteur de la communication consacrée au Front national des Musiciens au colloque « La vie musicale sous Vichy » sous la direction de Myriam Chimènes, éditions Complexe
Co-auteur de Quand l’Opéra entre en résistance, les personnels de la Réunion des théâtres lyriques nationaux sous Vichy et l’Occupation, éditions l’œil d’or, 2007
Intervenant dans le film d’Emmanuel Roblin « Quand l’Opéra entre en résistance ».