Récital de Ludmila Berlinskaïa à la Salle Gaveau, 2/2/18

Programme
Beethoven, Sonate n°30 en mi majeur, op. 109Medtner, Sonate en la mineur, op. 38 n°1, Reminiscenza
Schumann, Kreisleriana, op. 16
Ravel, Valses nobles et sentimentales
Ludmila Berlinskaïa, piano

Salle Gaveau, le 2 février 2018
La plus française des pianistes russes - c’est déjà presque un cliché - a longtemps attendu avant de remettre au premier plan une carrière soliste mise entre parenthèses par ses nombreuses activités chambristes, d’enseignement, et son duo avec Arthur Ancelle, ce dernier bien connu des pianophiles parisiens. Son retour au récital solitaire à la faveur d’un disque s’accompagnait d’une soirée à Gaveau présentant exactement le même programme : moment pianistique au charme et à l’intérêt rares, investissant le premier romantisme germanique avec une versatilité sauvage à laquelle on n’est plus accoutumé, et nimbant deux chevaux de bataille du post-romantisme d’une douceur et d’une clarté troublantes.

On hésite à suivre l’ordre du programme ici, puisqu’on aime en général garder le meilleur pour la fin. Pourtant, cet opus 109, si rare au concert en-dehors de l’entière triade finale, plaçait la soirée sur des bases excessivement élevées. Par son caractère radicalement entier, d’abord, laissant toutes précautions oratoires en coulisses et livrant, comme le réclame volontiers le texte, un discours d’une immédiateté totale, avec une liberté et une imagination parfois incroyables. Dès le I, le ton est délibérément à rebours de l’habituelle réserve mélancolique, qui fait trop souvent risquer un prudent quant-à-soi : un ton déjà presque schumannien, en accord avec un aspect de l’écriture (le fragment poétique schlegélien, qui est son moyen, plutôt que l’idéal classique rétrospectif qui est son objet), et avec la germanisation des indications, qui, partagée avec l‘opus 101, est tout sauf un détail. Les deux premiers mouvements témoignent d’un lâcher-prise peu commun et voient s’exprimer des qualités elles-mêmes peu communes dans ces pages : une permanence de l’avancée, une farouche aspiration vers l’avant, mais jamais traduite par des appuis et relances qui saucissonneraient le discours : la phrase a l’accent du fragment, mais l’interprétation n’a rien de fragmenté, le geste y est profondément unifié, au prix de scories (qui sont de toute façon le lot de tous, y compris des très grands dans le II) parfaitement oubliables.  Le thème et variations se déroule de manière un peu plus conventionnelle, mais toujours avec caractère et beaucoup d’élégance (seule le fugato manque un peu de carrure sonore, de force brute). La variation la plus intéressante est la première, d’une saisissante éloquence : Berlinskaïa y exacerbe l’inquiétude rythmique, introduisant une quasi-syncopation dans l’accompagnement, avec le retard sur les tenues et la compensation sur les notes de passage. Conduite avec une aussi forte intuition, ce rubato semble déployé entre un pôle baroque et une attirance schubertienne : sur le plan du phrasé (car les profils des phrases sont proches), ce moment interprétatif d’une rare singularité fait irrésistiblement songer à un autre immortalisé par le disque : l’aria des Variations Goldberg par Blandine Verlet (!).

Le meilleur était donc au début quoi que ce ne fût sans doute pas l’opinion la mieux partagée dans la salle.
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