Orphée et Eurydice, P. Bausch/T. Hengelbrock, Garnier 5/4/18

Orphée et Eurydice,Opéra dansé de Pina Bausch d'après Christoph Willibald Gluck (1714-1787)
Décors, costumes et lumières Rolf Borzik
Orphée Nicolas Paul
Eurydice Alice Renavand
Amour Muriel Zusperreguy
Orphée (chant) Maria Riccarda Wesseling
Eurydice (chant) Yun Jung Choi
Amour (chant) Chiara Skerath
Balthasar-Neumann Ensemble und Chor
Thomas Hengelbrock, direction
5 avril 2018 à l'Opéra National de Paris, Palais Garnier

Au risque de l’usure, l’ONP montait pour la cinquième fois depuis 2005 le paradigmatique spectacle de Bausch, celui qui incarne peut-être le mieux, au moins parmi les œuvres de répertoire, l’idéal et le legs du théâtre dansé, plus encore que son Sacre culte – lui aussi remonté cette saison. L’immortalisation de cet Orphée par le film sorti en 2010 l’a définitivement fait entrer au patrimoine de l’art chorégraphique, mais aussi musical, en témoignant de la forte vision creusée par Hengelbrock et son B. Neumann Ensemble, fusionnant avec l’Orphée si personnelle de Wesseling. Un contraste se crée avec le temps qui passe, à mesure que la force de personnalité musicale tend à accaparer une part léonine de l’enjeu de ces reprises, tandis que, après une décennie où les étoiles et le corps de ballet de l’ONP les ont dansées sans Bausch, pointe sur scène un élégant soupçon d’académisme.

Les trois dernières représentations (nous assistions à la pénultième) suivaient les adieux de Marie-Agnès Gillot (Eurydice depuis 2005), et achevaient le passage de témoin à Alice Renavand (cotitulaire du rôle depuis 2014), tandis que le Sujet Nicolas Paul relayait l’étoile Stéphane Bullion, autre danseur emblématique des millésimes parisiens de l’Orphée de Bausch. C’est donc l’une des configurations les plus renouvelées possibles qui était présentée ce 5 avril, car la stabilité de la troupe, musicale et chorégraphique, est exceptionnelle depuis treize ans, avec pour piliers la mezzo Maria Riccarda Wesseling, et Thomas Hengelbrock et son double bataillon fribourgeois. Il aurait été intéressant et cohérent, par exemple, d’entendre le jeune Orphée d’Agatha Schmidt, mais on ne peut tout avoir. Et l’intérêt des reprises répétées par les mêmes protagonistes sur une longue période est aussi qu’il s’en dégage une atmosphère particulière, quelque chose d’entendu qui n’est en rien déplaisant. Hengelbrock et Wesseling ont marqué de leur empreinte l’opéra avec et aussi par-delà l’interprétation de Bausch – sur l’esprit, la logique et le style de laquelle tout a été dit depuis si longtemps. En symbiose avec celle-ci, ils ont apporté un accent grave et buriné, une couleur tragique spécialement dure venant en quelque sorte réhausser et justifier le recours délicat à la version allemande.


Le surcroît de gravité propre à la langue, le renoncement tant à l’ouverture conquérante qu’à la fin heureuse sont des aspects musicaux que le cérémoniel impérieux de la chorégraphie fondait depuis l’origine en un écosystème désespéré et comme autosuffisant, au meilleur sens. Le timbre de Wesseling, dont l’ombre est sans pareille dans le grave et dont l’homogénéité presque androgyne jette un trouble dans l’aigu, est l’allié naturel de ce climat de déploration profondément adulte, sans complaisance ni froideur artificielle. Il est certain que son assurance dans les longues phrases est mise à plus rude épreuve qu’il y a dix ans et que les tempos parfois encore plus retenus (on y reviendra) y concourent d’autant. Mais cela ne compromet pas l’intelligibilité de sa ligne, en dépit de la projection limitée. Surtout, Wesseling est une incomparable diseuse dans les récitatifs : la manière dont elle jette le Euridike ist nicht mehr, par exemple, dans la seconde scène de Trauer,  fait passer un frisson glacé. Quant à son Ich habe sie verloren, il n’a sans doute pas la pureté d’émission et de legato qu’offrent d’autres, mais son dramatisme heurté l’emporte avec panache, d’autant qu’il triomphe d’une difficulté considérable créée par le tempo. Les chants immaculés mais parfois lisses d’expression de Yun Jung Choi et Chiara Skerath accentuent le déséquilibre naturel entre la place vocale d’Orphée et celles d’Eurydice et Amour. La façon qu’ont ces chanteuses de se fondre avec une élégance un brin scolaire dans le dispositif duel de Bausch jette une lumière curieusement confortable dans un univers qui ne l’est pas : sauf à prendre en compte le fait que l’Eurydice de Renavand, sophistiquée et presque plus lascive que fragile, semblant narguer les cerbères, a elle aussi une légère propension à adoucir l’accent expressif et à rendre plus lumineux et luxueux un rôle que Bausch a sans doute conçu comme plus spectral et ambigu. Lire la suite sur Wanderer