Récital de Mitsuko Uchida (Schubert), Philharmonie, 19/12/18

Schubert
Sonate n°4 en la mineur, D. 537
Sonate n° 15 en ut majeur, D. 840
Sonate n°21 en si bémol majeur, D. 960
Mitsuko Uchida, piano

Paris, Philharmonie, Grande Salle Pierre Boulez, le 19 décembre 2018

L'oratoire de Schubert : fragment et illusion

S’achève une série de récitals parisiens qui ont fait honneur au corpus pianistique schubertien, par leur qualité instrumentale, par leur densité et leur sérieux, autant que par leur diversité. Ce n’est pas chaque année que l’on peut entendre, d’une part, trois D.960 du plus haut niveau (Dezső Ránki et Elisabeth Leonskaja) d’autre part certains des joyaux inachevés parmi les plus rares du catalogue. D.459 le mois dernier avec Leonskaja, et la reine des reliques schubertiennes, la D.840 éponyme. Ce à quoi s’ajoute le rituel sokolovien, comprenant cette année le second cahier d’impromptus. Entre ces quatre pianistes, peu en commun, sinon la conviction que les enjeux dramatiques et formels de Schubert sont toujours plus forts et plus durs qu’il n’y paraît. Cette soirée-là, veillée du soixante-dixième anniversaire d’Uchida, était l’occasion de consacrer une certitude que son dernier récital monographique à Paris (il y a six ans déjà) n’avait pas permis de vérifier tout à fait : qu’elle s’est définitivement imposée parmi les interprètes essentiels de cette musique, qu’elle reconduit toujours à un geste brut et intuitif, aussi plein de douceur que d’alacrité.

Daß der Ostwind Düfte
Hauchet in die Lüfte,
Dadurch thut er kund,
Daß du hier gewesen.

(Rückert / Schubert D. 775)

La première partie de ce programme, aux armures vierges, présentait l’intérêt d’avoir été proposée à l’identique par Leonskaja en 2014, lors d’un récital assez vertigineux à Pleyel, qui comprenait aussi les sonates de Berg et en fa dièse de Schumann. On n’est pas surpris de trouver chez Uchida des visions plus creusées, plus risquées, que des détracteurs trouveront trop compliquées. Le soupçon du maniérisme a toujours rôdé autour des lectures de cette pianiste, et il est intéressant d’en dire un mot. Il est objectivement exact qu’ici ou là, Uchida fait ce qu’il est convenu d’appeler un sort à tel thème lyrique, telle transition rubatisée, etc. Dans les D.958 et 959 qu’elle avait données au TCE en 2012, ce trait était d’ailleurs beaucoup plus prononcé qu’au cours de cette soirée, ce qui peut s’expliquer par la nature architecturale plus contrainte des textes, qui pousse au contraste sentimental. Mais ce qui m’a toujours frappé chez Uchida, jusque et surtout dans ses ratés, est l’absence évidente de préméditation, de visée d’effet. Ses lectures sont déroutantes, dans Schubert notamment, pour une raison principale qui est un paradoxe : elle cultive où c’est possible un ton grandiose, mais sa forme de conduite est toujours profondément instinctive, et laisse une large part à l’intuition de l’instant. Elle tend à la majesté, sans le magistral. Et c’est une bonne chose, même si le déchet est une part intégrante de presque chacune de ses lectures. Presque, car si la triade finale du TCE valait d’abord par une D.960 aussi personnelle qu’aboutie, il y a bien moins à redire ici.



Nos principales réserves portent sur une D.537 généreuse mais brouillonne, surtout dans le premier mouvement, trop précipité. Ce mouvement admirable, le premier grand des sonates achevées de Schubert, supporte mal la bousculade, la reconstruction de la forme a posteriori à partir d’un tumulte chaotique. Sa composante structurelle centrale est le rythme, qui unifie un matériau dont le caractère divers et même épars est remarquablement rare chez Schubert. Une pulsation claire et inexorable signe les rares grandes réussites ici, et elle manque dès les cascades initiales de doubles croches, puis dans la marche harmonique conduisant au second groupe. Lequel est meilleur, avec une belle valorisation de la voix intermédiaire, et une carrure mieux assise. L’extraordinaire développement reçoit aussi un traitement sérieux et maîtrisé, mais qui manque de nécessité absolue, comme l’irruption du grand chant en mi, qui touche, mais ne regarde pas vers l’infini. Tout cela n’est certes pas mauvais, mais est trop nerveux, et trop nimbé d’en pédale, quand cette musique est si terrienne. La suite est meilleure, indéniablement. L’allegretto ne se laisse pas confiner au décoratif, et le poids toujours déconcertant de la première variation en ut majeur est au rendez-vous, même si la langueur effusive du chant n’est pas très marquée. La grande variation en si mineur prend son temps et se montre d’un sérieux remarquable. Le dernier retour du thème est entaché  d'une saute de concentration qui ne pardonne pas dans cette merveille d’écriture. Le finale , à l’image de l’incipit de la sonate, n’est pas entièrement maîtrisé dans les plans sonores, et on le sait piégeux à plus d’un titre, mais il est solidement présenté sur le plan discursif. Sur le second thème, Uchida met avec une oreille et un goût des plus sûrs ce qui est la signature la plus distinctive de l’originalité et de l’imagination schubertienne, déjà mûrie ici : l’art de l’installation latente dans un petit espace motivico-harmonique où les éléments sont réagencés comme par jeu ou badinage, qui produit l’accumulation de tension par dessous les figurations, eussent-elles l'air de salon. Un procédé qui annonce largement l'écriture des chefs d'oeuvres ultérieurs (notamment ceux de ce programme), et l'extrême modernité des jeux d'interpolation de petits éléments à caractère réminiscent : une esthétique du fragment qui figure celle de la mémoire fuyante, ainsi que le suggère une de ses versions les plus radicales, le lied Daß que hier gewesen1. Enfin, Uchida n’ignore ni n’atténue rien du trait soudainement angoissé, et cruel de la coda.



Uchida est un pèlerin de la Reliquie, elle qui en a livré, peut-être, l’enregistrement (1996) le plus abouti au-delà de l’intouchable (et inimitable, et en cela, hors comparaison) Richter. Elle est en tout cas la seule, sans doute, à l’avoir prise non seulement avec autant de sérieux, mais à l’avoir affrontée sans jamais chercher à contourner, décorer ou rendre ambivalent ce sérieux (au contraire de Brendel ou Schiff). Enfin, elle n’a pas non plus cherché à couler cette saine austérité dans un geste lapidaire de nature à faire passer plus vite une lave trop incandescente (comme Serkin hier, et dans une moindre mesure, Leonskaja aujourd’hui). Le confort du studio donne une consistance spécifique à l’exercice de la cathédrale sonore et discursive, mais qu’en est-il sur scène ? Le défi est beau : captiver une salle P. Boulez quasi pleine, plus de 2000 personnes, avec deux fois quinze minutes de dénuement amer, une matière pianistique plus aride et économe que dans n’importe quelle autre pièce de n’importe quelle période de Schubert (voire, de toute la musique pour piano sérieuse du XIXe siècle). Il faut imposer le silence et le temps de la lenteur, sans la majesté chorale des incipits des D. 894 ou 960, mais avec ce thème non harmonisé, aussi anodin, presque a‑thématique, qu’il est la Frage romantique (de Kerner, ou de Marguerite) incarnée, le questionnement par excellence, ou mieux, l’introduction de tout questionnement : mi-sol-mi-sol-la-sol. Le silence est autant un enjeu de qualité d’écoute que de caractérisation du matériau dans cette oeuvre. Nulle part sinon, et cela n’a rien d’un hasard, dans la symphonie du même inachèvement, Schubert ne donne-t-il une valeur rhétorique aussi importante aux pauses. Lesquelles ont aussi une force d’illusion : ils créent l’impression que les idées sont éparses, elles donnent à l’idée génératrice de tout le mouvement l’accent du fragment, alors que, à l’instar de ceux de D. 575, 625 ou 850, le moderato de la Reliquie est en réalité parfaitement monothématique. Ici, Schubert a poussé la logique intégratrice jusqu’à créer l’illusion d’une structure à deux groupes, renforcée par la modulation de la récapitulation placée à la fin du premier. Mais le plan d'architecture ample masque l'arrière-plan obsessionnel. L'autre grand défi consiste à faire sentir cette superposition, et il est relevé ici.

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