Programme
Tchaikovsky, Grande Sonate en sol majeur, op. 37
Rachmaninov, préludes op. 2 n°3, op. 23 n°6, 4, 2, 5, 8, 7
Scriabine, Poème satanique, op. 36 ; Sonate n°5
Vadym Kholodenko, piano
Paris, Salle Gaveau, le 30 novembre 2018
Cette fin d’automne parisien est une bénédiction pour les pianophiles, en particulier s’ils sont de surcroît russophiles : outre nos deux nouvelles étoiles, se succèdent en trois semaines Leonskaja, Kholodenko, Geniusas, Sokolov, Andsnes et Koroliov, tous en récital. La Grande Sonate de Tchaikovsky fait partie des oeuvres que la première nommée a, en concert, profondément marquées de son empreinte – lors d’un inoubliable récital de mars 2013. L’approche de Kholodenko vient idéalement la compléter tant sur le plan de la conception, de la personnalité à l’oeuvre, que de la matière pianistique mobilisée. On ne sait jamais, au fond, ce qu’est une conception interprétative, à part quand elle est grossière et saillante par ses grossièretés. Mais il est aussi commode de se retirer derrière le miracle qui sortirait tout seul des doigts et de l’instrument, et ne se décrirait que comme un fait matériel, dépourvu d’enjeux esthétiques. Or, des enjeux esthétiques, il y en a dans cette œuvre essentielle, quoique tardive, du premier romantisme russe, et il y en avait dans cette interprétation magistrale. Il y en a un, surtout, qui est le conflit, objectivement présent dans la partition, entre l’aspiration à une grandeur formelle d’inspiration germanique, et les éléments du matériau mais aussi de la forme elle-même qui tirent l’œuvre vers un nationalisme esthétique. Le conflit, en somme, qui est la source même de la vitalité de la musique russe de cette génération, autant celle de Tchaikovsky « l’Occidental » que de ses contemporains. Il va sans dire que le défi suprême de l’interprète consiste à transcender l’opposition, stylistiquement et architecturalement. Et nombreuses sont les manières d’y parvenir, comme l’ont montré tour à tour Ginzburg, Richter, Pletnev, Leonskaja, Virsaladze et Berezovsky. Il n’est pas exagéré de dire que l’ambition de Kholodenko est d’aller plus loin, en des régions où cette musique n’a pas encore été menée. Sa tentative, par la recherche conjointe d’un creusement extrême du matériau, d’une sorte de cathédrale formelle et d’une exceptionnelle gravité dans le lyrisme, fait de la Grande Sonate la Hammerklavier russe, à la fois création du monde démiurge et syncrétiste, nourrie d’idiosyncrasies, et vaste méditation à la ferveur sacrée et à l’a l’intimité profane : plus précisément, la Hammerklavier selon Guilels. Encore fallait-il en avoir les moyens.
Parlons-en tout de suite, de ce piano de rêve, et cherchons à en situer les traits saillants, puisque toute la perception, y compris formelle, discursive, d’un tel récital part de ce choc persistant. Il a la clarté harmonique phénoménale d’un Andsnes, la puissance sans limites et toute de rondeur d’un Ohlsson ou d’un Rudenko : une combinaison de bronze et de format qui en fait une sorte de colosse de Rhodes du piano – comme l’est aussi Geniusas. Mais il y a, à même le son et la technique, des éléments qui lui sont plus propres, dans la mesure où ils se combinent avec les précédents. En particulier, une sophistication d’articulation mise à contribution pour tendre ou détendre le phrasé, donner une directionnalité plus ou moins grande à la modulation et, seulement à partir de là, à la phrase : de ce point de vue, Kholodenko peut faire songer, par instants et bien que la parenté soit plus lointaine, à l’un ou l’autre des deux autres géants russes précités. Pianiste d’une densité sonore fabuleuse, il n’est pas pour autant massif, mais étonnamment mobile dès que le rythme harmonique l’exige. Sa pente générale est de prendre des tempos plus lents que la moyenne, et c’est le cas tout au long de cette sonate. Mais cette lenteur ne vise qu’occasionnellement à une exacerbation de premier degré de la tension, ou à une décantation inattendue de la forme (en ce sens, il est profondément différent de Sokolov) : elle a davantage en vue le temps de l’aération, de la douce mise en lumière du chant, ou de la diction, bref, de l’éloquence. Bien que présentant des traits interprétatifs et sonores plus extrêmes que Geniusas, Kholodenko se situe, comme lui, à la confluence des héritages – des idéaux esthétiques – de Guilels et de Richter. On ne court pas grand risque à s’autoriser cette gourmandise : cette Grande Sonate ressemble beaucoup à celle que Guilels n’a pas donnée.
Il est permis de trouver dans cet éblouissement intellectuel et sonore des motifs de frustration, qui n’en seraient pas si le piano ne promettait pas en permanence la lune. L’exposition du premier mouvement promet tellement qu’il est difficile ensuite de ne pas manquer de ceci ou de cela. La dimension de martèlement du premier thème est évacuée sans ménagements. Tout ici n’est que lyrisme orchestral, legato harmonique. Signature des plus grands, des grandes oreilles : ce qu’on entend de façon obsédante n’est pas l’ostinato immobile de la voix haute, mais l’ostinato mobile de la basse, qui donne à l’idée musicale son relief et sa tension intérieure. Ce qui ne fonctionne que dans la mesure où l’un ne recouvre pas l’autre, mais où une parfaite égalité polyphonique met en exergue le conflit entre la stabilité de surface et l’aspiration à la descente. L’échelle dynamique dans lequel cela se passe semble, elle, définie par Gurnemanz : son espace s'accroît avec le temps. Le riche matériau qui suit est traité avec un soin d’orfèvre et un art de la transition qui impressionne d’autant que la grande retenue, le souci de ciseler le détail, font obstacle à la nécessaire fluidité. Mais l’obstacle est surmonté par la formidable épaisseur, la concentration du discours. Le grand thème rhapsodique mineur frappe lui aussi par sa retenue, qui est d’abord expressive, tirant sa quasi-grandiloquence vers l’introspection. Le troisième thème passerait presque pour un groupe thématique autonome, une sonate dans la sonate – avec ses fausses variations avortées, ce merveilleux pas de côté tranquillo joué avec le poids de signification, et en même temps le tour informel d’une bagatelle de Beethoven ou d’un feuillet d’album schumannien. L’idée ultime (ce duetto opératique qui est le sommet dramatique du mouvement, son épiphanie) paraît si développée et suffisante à elle-même qu’on est comme étonné de la voir ramenant la marche initiale. La richesse d’éclairages, de changements délicats d’aspects qu’impose Kholodenko sur ce vagabondage mélancolique lui donnent cette noblesse formelle, en un sens presque sculptural. En un sens, dans ce mouvement, tout est si intégré qu’une partie est presque désintégrée. Mais cela tient. Le développement, monstre de force ébrouée, somptueux d’équilibre choral, fait tenir l’édifice écrasant, comme un mur porteur de son.
On pourrait en dire autant, bien que le problème discursif soit différent, pour le mouvement lent. Sur le plan de la pure beauté instrumentale, ce qu’on a entendu est inouï. Et l’on est bien loin de la plastique creuse que d’aucuns proposent dans ce répertoire ou ailleurs. La tenue rythmique, suprêmement austère, donne sens et consistance à la langueur et à l’accumulation. Les moyens sonores permettent même de retenir, de façon crédible, la battue là où c’est le plus improbable, comme dans la cadence d’accords de la récapitulation. La section médiane roule sur du velours, quand la coda se dissout dans une immatérialité qui ne cède rien à la clarté et à la persistance d’une pulsation. Pourquoi gardera-t-on sans doute, néanmoins, un souvenir plus impérissable encore de Leonskaja dans ces deux mêmes passages ? Parce que la quête d’un absolu aussi formel que physique ne peut ici qu’être accomplie au détriment de l’immédiateté, et en un sens de l’efficacité expressive. Oui, c’est presque trop beau. C’est grand aussi, mais ça le serait plus encore en étant un peu moins parfaitement beau. L’onirisme final de ce mouvement, dans son opposition subtile à son commencement, devrait faire se sentir plus libre, plutôt que plus écrasé.
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Tchaikovsky, Grande Sonate en sol majeur, op. 37
Rachmaninov, préludes op. 2 n°3, op. 23 n°6, 4, 2, 5, 8, 7
Scriabine, Poème satanique, op. 36 ; Sonate n°5
Vadym Kholodenko, piano
Paris, Salle Gaveau, le 30 novembre 2018
Symphonie « un monde d'harmonie »
C’est un instrument fou, ivre de beauté et de noblesse qu’a cet homme dans les mains. Il est, avec celui de son camarade d’école Geniusas, une des plus prometteuses, quoique peu tapageuse, apparitions sur la scène internationale des dernières années, sinon bien plus. Les deux hommes se produisant cinq jours d’intervalle Salle Gaveau – soit, à peu près, dans la meilleure acoustique possible à Paris – donnent une formidable occasion de se saouler de grand piano. Et au-delà, de voir se dessiner des lignes de forces, aux caractères bien distincts.Cette fin d’automne parisien est une bénédiction pour les pianophiles, en particulier s’ils sont de surcroît russophiles : outre nos deux nouvelles étoiles, se succèdent en trois semaines Leonskaja, Kholodenko, Geniusas, Sokolov, Andsnes et Koroliov, tous en récital. La Grande Sonate de Tchaikovsky fait partie des oeuvres que la première nommée a, en concert, profondément marquées de son empreinte – lors d’un inoubliable récital de mars 2013. L’approche de Kholodenko vient idéalement la compléter tant sur le plan de la conception, de la personnalité à l’oeuvre, que de la matière pianistique mobilisée. On ne sait jamais, au fond, ce qu’est une conception interprétative, à part quand elle est grossière et saillante par ses grossièretés. Mais il est aussi commode de se retirer derrière le miracle qui sortirait tout seul des doigts et de l’instrument, et ne se décrirait que comme un fait matériel, dépourvu d’enjeux esthétiques. Or, des enjeux esthétiques, il y en a dans cette œuvre essentielle, quoique tardive, du premier romantisme russe, et il y en avait dans cette interprétation magistrale. Il y en a un, surtout, qui est le conflit, objectivement présent dans la partition, entre l’aspiration à une grandeur formelle d’inspiration germanique, et les éléments du matériau mais aussi de la forme elle-même qui tirent l’œuvre vers un nationalisme esthétique. Le conflit, en somme, qui est la source même de la vitalité de la musique russe de cette génération, autant celle de Tchaikovsky « l’Occidental » que de ses contemporains. Il va sans dire que le défi suprême de l’interprète consiste à transcender l’opposition, stylistiquement et architecturalement. Et nombreuses sont les manières d’y parvenir, comme l’ont montré tour à tour Ginzburg, Richter, Pletnev, Leonskaja, Virsaladze et Berezovsky. Il n’est pas exagéré de dire que l’ambition de Kholodenko est d’aller plus loin, en des régions où cette musique n’a pas encore été menée. Sa tentative, par la recherche conjointe d’un creusement extrême du matériau, d’une sorte de cathédrale formelle et d’une exceptionnelle gravité dans le lyrisme, fait de la Grande Sonate la Hammerklavier russe, à la fois création du monde démiurge et syncrétiste, nourrie d’idiosyncrasies, et vaste méditation à la ferveur sacrée et à l’a l’intimité profane : plus précisément, la Hammerklavier selon Guilels. Encore fallait-il en avoir les moyens.
Parlons-en tout de suite, de ce piano de rêve, et cherchons à en situer les traits saillants, puisque toute la perception, y compris formelle, discursive, d’un tel récital part de ce choc persistant. Il a la clarté harmonique phénoménale d’un Andsnes, la puissance sans limites et toute de rondeur d’un Ohlsson ou d’un Rudenko : une combinaison de bronze et de format qui en fait une sorte de colosse de Rhodes du piano – comme l’est aussi Geniusas. Mais il y a, à même le son et la technique, des éléments qui lui sont plus propres, dans la mesure où ils se combinent avec les précédents. En particulier, une sophistication d’articulation mise à contribution pour tendre ou détendre le phrasé, donner une directionnalité plus ou moins grande à la modulation et, seulement à partir de là, à la phrase : de ce point de vue, Kholodenko peut faire songer, par instants et bien que la parenté soit plus lointaine, à l’un ou l’autre des deux autres géants russes précités. Pianiste d’une densité sonore fabuleuse, il n’est pas pour autant massif, mais étonnamment mobile dès que le rythme harmonique l’exige. Sa pente générale est de prendre des tempos plus lents que la moyenne, et c’est le cas tout au long de cette sonate. Mais cette lenteur ne vise qu’occasionnellement à une exacerbation de premier degré de la tension, ou à une décantation inattendue de la forme (en ce sens, il est profondément différent de Sokolov) : elle a davantage en vue le temps de l’aération, de la douce mise en lumière du chant, ou de la diction, bref, de l’éloquence. Bien que présentant des traits interprétatifs et sonores plus extrêmes que Geniusas, Kholodenko se situe, comme lui, à la confluence des héritages – des idéaux esthétiques – de Guilels et de Richter. On ne court pas grand risque à s’autoriser cette gourmandise : cette Grande Sonate ressemble beaucoup à celle que Guilels n’a pas donnée.
Il est permis de trouver dans cet éblouissement intellectuel et sonore des motifs de frustration, qui n’en seraient pas si le piano ne promettait pas en permanence la lune. L’exposition du premier mouvement promet tellement qu’il est difficile ensuite de ne pas manquer de ceci ou de cela. La dimension de martèlement du premier thème est évacuée sans ménagements. Tout ici n’est que lyrisme orchestral, legato harmonique. Signature des plus grands, des grandes oreilles : ce qu’on entend de façon obsédante n’est pas l’ostinato immobile de la voix haute, mais l’ostinato mobile de la basse, qui donne à l’idée musicale son relief et sa tension intérieure. Ce qui ne fonctionne que dans la mesure où l’un ne recouvre pas l’autre, mais où une parfaite égalité polyphonique met en exergue le conflit entre la stabilité de surface et l’aspiration à la descente. L’échelle dynamique dans lequel cela se passe semble, elle, définie par Gurnemanz : son espace s'accroît avec le temps. Le riche matériau qui suit est traité avec un soin d’orfèvre et un art de la transition qui impressionne d’autant que la grande retenue, le souci de ciseler le détail, font obstacle à la nécessaire fluidité. Mais l’obstacle est surmonté par la formidable épaisseur, la concentration du discours. Le grand thème rhapsodique mineur frappe lui aussi par sa retenue, qui est d’abord expressive, tirant sa quasi-grandiloquence vers l’introspection. Le troisième thème passerait presque pour un groupe thématique autonome, une sonate dans la sonate – avec ses fausses variations avortées, ce merveilleux pas de côté tranquillo joué avec le poids de signification, et en même temps le tour informel d’une bagatelle de Beethoven ou d’un feuillet d’album schumannien. L’idée ultime (ce duetto opératique qui est le sommet dramatique du mouvement, son épiphanie) paraît si développée et suffisante à elle-même qu’on est comme étonné de la voir ramenant la marche initiale. La richesse d’éclairages, de changements délicats d’aspects qu’impose Kholodenko sur ce vagabondage mélancolique lui donnent cette noblesse formelle, en un sens presque sculptural. En un sens, dans ce mouvement, tout est si intégré qu’une partie est presque désintégrée. Mais cela tient. Le développement, monstre de force ébrouée, somptueux d’équilibre choral, fait tenir l’édifice écrasant, comme un mur porteur de son.
On pourrait en dire autant, bien que le problème discursif soit différent, pour le mouvement lent. Sur le plan de la pure beauté instrumentale, ce qu’on a entendu est inouï. Et l’on est bien loin de la plastique creuse que d’aucuns proposent dans ce répertoire ou ailleurs. La tenue rythmique, suprêmement austère, donne sens et consistance à la langueur et à l’accumulation. Les moyens sonores permettent même de retenir, de façon crédible, la battue là où c’est le plus improbable, comme dans la cadence d’accords de la récapitulation. La section médiane roule sur du velours, quand la coda se dissout dans une immatérialité qui ne cède rien à la clarté et à la persistance d’une pulsation. Pourquoi gardera-t-on sans doute, néanmoins, un souvenir plus impérissable encore de Leonskaja dans ces deux mêmes passages ? Parce que la quête d’un absolu aussi formel que physique ne peut ici qu’être accomplie au détriment de l’immédiateté, et en un sens de l’efficacité expressive. Oui, c’est presque trop beau. C’est grand aussi, mais ça le serait plus encore en étant un peu moins parfaitement beau. L’onirisme final de ce mouvement, dans son opposition subtile à son commencement, devrait faire se sentir plus libre, plutôt que plus écrasé.
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