Programme
Bach, Variations Goldberg, BWV 988
Evgueni Koroliov, piano
Paris, Maison de Radio-France, Auditorium, le 16 décembre 2018
Un élément de contexte valorise autant qu’il voile la joie des retrouvailles avec Koroliov à Paris. Si ses Goldberg, au même titre (ou presque) que son Art de la fugue, font partie des objets interprétatifs de culte de notre époque, c’est nécessairement une chance exceptionnelle que de les rencontrer enfin en salle, chance que le public parisien n’avait, sauf erreur, jamais eue. Radio-France comble à ce titre un manque important de la vie musicale de la capitale et doit en être remercié. Mais il reste que l’on peine à comprendre qu’aucune grande série privée, ni la Philharmonie, n’ait encore pris sur soi d’inviter annuellement un tel maître, dans une salle convenant au récital – ce que ne sera jamais, hélas, le cas du nouvel auditorium de Radio-France1. Car ce n’était là que le cinquième récital de Koroliov à Paris en ce siècle. La fréquence n’est pas le seul enjeu ici. Car de ces cinq invitations, quatre lui ont été faites pour un programme monographique Bach. Le Bach de Koroliov nous est nécessaire, charnellement, intellectuellement, et certains instants de ces récitals, la Fantaisie chromatique et fugue, les extraits du premier livre du Clavier, deux dimanches matins au TCE, furent inoubliables. Mais Koroliov n’est pas un pianiste spécialiste, comme il tend à être institué par les programmes qui lui sont demandés en France (la comparaison avec la situation allemande est édifiante à cet égard) : il est l’un des grands généralistes de son temps, sinon le plus grand. Qui, depuis Richter, et en-dehors de Pollini, peut se targuer d’avoir effectué des contributions décisives à l’interprétation du répertoire de Bach à Ligeti, en incluant le classicisme viennois, le romantisme, les modernités russe et française ? Qui même a jamais pu revendiquer d’avoir livré des visions de références de monuments aussi divers que la Clavierübung, la Hammerklavier et les Diabelli, et le Sacre du Printemps ? D’être aussi éloquent et concentré dans les danses des suites de Haendel que dans des mazurkas de Chopin ou dans les Visions fugitives de Prokofiev ? Cette vision comme systémique du répertoire, largement insoupçonnée du public français, attend toujours sa réception scénique en nos contrées.
Il n’est pas besoin de s’apesantir ici sur l’état d’un jeu qui ne se contente pas d’être singulier : Koroliov, au prix d’une exigence de travail que l’on devine immense, et coordonnée à son enseignement recherché, maintient sa technique à un degré d’excellence qui a très peu, sinon aucun équivalent chez les pianistes nés avant 1950. Il faut bien noter, par acquis de conscience, cette petite minute où la main gauche s’est à demi enrayée, à la fin de la var. XXVI, nécessitant quelques secondes de repos et d’assouplissement avant de reprendre, et occasionnant une certaine prudence au cours des deux variations suivantes. Ce fut bien tout en une heure et demi. On mêle ici à dessein la question de la technique mécanique, de la propreté et de la fiabilité, et du style pianistique. Comme chez tous les grands maîtres, les deux sont intriqués, mais chez Koroliov, l’intrication paraît d’autant plus forte que sa manière ne ressortit à aucun canon, genre, tradition, école. On connaît ou l’on croit connaître cette sonorité au centre de gravité haut, à l’articulation prononcée mais absolument pas mécaniste, toujours élastique et toujours nimbée d’un léger brillant, conférant à ce piano d’apparence légère son exceptionnelle projection dynamique, et qui demeure, peut-être le mystère ultime de ce jeu de piano. Car l’on a eu une rare occasion de le vérifier ici, à quelques mètres, Koroliov peut jouer de longues minutes le pied sur sa pédale forte, mais sans jamais l’enfoncer. Il y a un mystère plus profond encore, néanmoins : comment ce musicien parvient-il à dégager une telle intelligibilité polyphonique, à mettre au monde sonore une pensée synoptique, avec un jeu qui paraît, visuellement, si dépendant d’un style articulatoire individualisant à ce point les voix ? Car c’est un point essentiel sur lequel ce piano est aux antipodes de celui de Gould : la virtuosité contrapuntique n’a pas en vue le vertige de trajectoires concomitantes, mais la cohérence globale du chant en mouvement, qui donne au piano, à l’histoire de l’interprétation de Bach au piano, son intérêt et sa légitimité propres.
Ainsi, derrière une façade technique qui s’en défend, Koroliov n’a‑t-il sans doute jamais renoncé, peut-être inconsciemment, à certains idéaux esthétiques propres à la formation soviétique. Mais il a développé, durant un demi-siècle, une horlogerie de haute complication et une écoute qui, tout en fonctionnant merveilleusement dans Mozart ou Chopin, ajoutent aux vertus de la conduite harmonique et de la beauté plastique une exigence d’aération interne, de clarification supérieure, de rebond au sein même du legato. Un highlight obligé de ses Goldberg reste (en dépit de l'incident de parcours de ce jour) sa var. XXVI, où à force de raffiner l’articulation des doubles croches, Koroliov est parvenu à la rendre presque virtuelle, si rasante et murmurée que ces montées suggèrent la notation d’un trémolo écrit d’instrument à cordes, avec chaque note doublée. Koroliov crée l’illusion, dans cet exercice d’extrême célérité et de legato, qu’il y a un temps perceptible, un silence rémanent à l’intérieur des traits, la possibilité de changer de coup d’archet et de produire un micro-phrasé dans le phrasé. A l’évidence, l’économie de pédale contribue à rendre possible cette époustouflante plasticité dans le mouvement. Mais si cette condition matérielle était suffisante, beaucoup tenteraient d’en ferait autant, et quelques uns y arriveraient : ce n’est pas le cas.
Il était d’ailleurs fascinant (et si rare) de pouvoir écouter Koroliov et Sokolov à deux jours d’intervalle (bien que ce dernier n’ait pas joué une note de Bach cette saison : mais on en a entendues beaucoup par le passé). Car les deux Russes, nés à deux ans d’intervalle, ont cherché un moyen, une voie personnelle pour ne pas se contenter d’un legato virtuose classique dans Bach. Le second a misé beaucoup sur son fameux spiccato à la fois assourdi et surtimbré (usant de la sourdine à profusion), qui tend les phrases comme des fils d’araignée et impose une intelligibilité si extrême des plans qu’elle en devient troublante, reproduisant au plus près (au premier degré) le propre du jeu à deux ou trois claviers. La perspective instrumentale n’est pas si éloignée de celle de Gould, même si l’esthétique personnelle, l’imaginaire déployé sont sans rapport. La limite, à ma sensibilité, de ces types d’articulations mettant en scène leur valorisation de l’indépendance des voix, est qu’elles jouent sur un effet de triomphe sur l’obstacle mécanique, c’est-à-dire qu’elles s’imposent héroïquement, par l’intensité et la performance. Toute l’élévation, l’humanité et la poésie du monde mises derrière peuvent être décelées, mais la sophistication est si tangible, et si propre à exercer sa fascination pour soi, qu’elle demeure au premier plan quoi qu’on fasse. Et surtout, la possibilité de maintenir la tension dans la douceur est faible, parce que la douceur est rarement à disposition : aussi peut-on se lasser, plus ou moins vite, ou faire du vertige mental un substitut à la grandeur discursive. Pourquoi évoquer ensemble ces deux autres pianistes si dissembables par ailleurs, et qui ne font pas partie de nos interprètes favoris de Bach ? Pour une raison, qui est qu’ils ont tous deux poussé la quête de l’ivresse polyphonique contrôlée plus loin qu’à peu près tout le monde (sauf Koroliov), en ne sacrifiant rien de la force et de l’infaillibilité de la pulsation (comme Koroliov, et au contraire de beaucoup d’autres). L’intérêt de mettre Koroliov en regard est alors de rendre évident ce qui lui est absolument propre : en préservant la douceur il a libéré l’espace rhétorique, qui chez Bach est le même que celui du sentiment. C’est d’avoir ajouté au Père (la clarté polyphonique) et au Fils (la continuité rythmique) le Saint-Esprit (le don de parole). Voici sa lumière et pourquoi elle est d’ailleurs.
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Bach, Variations Goldberg, BWV 988
Evgueni Koroliov, piano
Paris, Maison de Radio-France, Auditorium, le 16 décembre 2018
Trentes dentelles s'abolissent
Les années, les décennies passent, le magicien de Hambourg continue d’étonner, et d’instruire : en raffinant toujours un art d’une infinie exigence, pour lui-même, pour l’auditeur. A force de le mûrir, de remettre notamment sur le métier ces Goldberg depuis trente ans, Koroliov en a progressivement retiré toute trace de démonstration, de systématisme, d’affirmation de magistère. Se révèle à présent une manière interprétative aux contours uniques, à la fois gai savoir et artisanat furieux : l’un, car dans ce geste d’incarnation du texte, tout signifie et rien n’est psychologique ; et l’autre, car dans cette manière de toucher le clavier, la recherche d’intégration de tous les possibles va si loin que les enjeux technico-stylistiques s’effacent, pour laisser place à un absolu rhétorique, une fête de tous les sens.Un élément de contexte valorise autant qu’il voile la joie des retrouvailles avec Koroliov à Paris. Si ses Goldberg, au même titre (ou presque) que son Art de la fugue, font partie des objets interprétatifs de culte de notre époque, c’est nécessairement une chance exceptionnelle que de les rencontrer enfin en salle, chance que le public parisien n’avait, sauf erreur, jamais eue. Radio-France comble à ce titre un manque important de la vie musicale de la capitale et doit en être remercié. Mais il reste que l’on peine à comprendre qu’aucune grande série privée, ni la Philharmonie, n’ait encore pris sur soi d’inviter annuellement un tel maître, dans une salle convenant au récital – ce que ne sera jamais, hélas, le cas du nouvel auditorium de Radio-France1. Car ce n’était là que le cinquième récital de Koroliov à Paris en ce siècle. La fréquence n’est pas le seul enjeu ici. Car de ces cinq invitations, quatre lui ont été faites pour un programme monographique Bach. Le Bach de Koroliov nous est nécessaire, charnellement, intellectuellement, et certains instants de ces récitals, la Fantaisie chromatique et fugue, les extraits du premier livre du Clavier, deux dimanches matins au TCE, furent inoubliables. Mais Koroliov n’est pas un pianiste spécialiste, comme il tend à être institué par les programmes qui lui sont demandés en France (la comparaison avec la situation allemande est édifiante à cet égard) : il est l’un des grands généralistes de son temps, sinon le plus grand. Qui, depuis Richter, et en-dehors de Pollini, peut se targuer d’avoir effectué des contributions décisives à l’interprétation du répertoire de Bach à Ligeti, en incluant le classicisme viennois, le romantisme, les modernités russe et française ? Qui même a jamais pu revendiquer d’avoir livré des visions de références de monuments aussi divers que la Clavierübung, la Hammerklavier et les Diabelli, et le Sacre du Printemps ? D’être aussi éloquent et concentré dans les danses des suites de Haendel que dans des mazurkas de Chopin ou dans les Visions fugitives de Prokofiev ? Cette vision comme systémique du répertoire, largement insoupçonnée du public français, attend toujours sa réception scénique en nos contrées.
Il n’est pas besoin de s’apesantir ici sur l’état d’un jeu qui ne se contente pas d’être singulier : Koroliov, au prix d’une exigence de travail que l’on devine immense, et coordonnée à son enseignement recherché, maintient sa technique à un degré d’excellence qui a très peu, sinon aucun équivalent chez les pianistes nés avant 1950. Il faut bien noter, par acquis de conscience, cette petite minute où la main gauche s’est à demi enrayée, à la fin de la var. XXVI, nécessitant quelques secondes de repos et d’assouplissement avant de reprendre, et occasionnant une certaine prudence au cours des deux variations suivantes. Ce fut bien tout en une heure et demi. On mêle ici à dessein la question de la technique mécanique, de la propreté et de la fiabilité, et du style pianistique. Comme chez tous les grands maîtres, les deux sont intriqués, mais chez Koroliov, l’intrication paraît d’autant plus forte que sa manière ne ressortit à aucun canon, genre, tradition, école. On connaît ou l’on croit connaître cette sonorité au centre de gravité haut, à l’articulation prononcée mais absolument pas mécaniste, toujours élastique et toujours nimbée d’un léger brillant, conférant à ce piano d’apparence légère son exceptionnelle projection dynamique, et qui demeure, peut-être le mystère ultime de ce jeu de piano. Car l’on a eu une rare occasion de le vérifier ici, à quelques mètres, Koroliov peut jouer de longues minutes le pied sur sa pédale forte, mais sans jamais l’enfoncer. Il y a un mystère plus profond encore, néanmoins : comment ce musicien parvient-il à dégager une telle intelligibilité polyphonique, à mettre au monde sonore une pensée synoptique, avec un jeu qui paraît, visuellement, si dépendant d’un style articulatoire individualisant à ce point les voix ? Car c’est un point essentiel sur lequel ce piano est aux antipodes de celui de Gould : la virtuosité contrapuntique n’a pas en vue le vertige de trajectoires concomitantes, mais la cohérence globale du chant en mouvement, qui donne au piano, à l’histoire de l’interprétation de Bach au piano, son intérêt et sa légitimité propres.
Ainsi, derrière une façade technique qui s’en défend, Koroliov n’a‑t-il sans doute jamais renoncé, peut-être inconsciemment, à certains idéaux esthétiques propres à la formation soviétique. Mais il a développé, durant un demi-siècle, une horlogerie de haute complication et une écoute qui, tout en fonctionnant merveilleusement dans Mozart ou Chopin, ajoutent aux vertus de la conduite harmonique et de la beauté plastique une exigence d’aération interne, de clarification supérieure, de rebond au sein même du legato. Un highlight obligé de ses Goldberg reste (en dépit de l'incident de parcours de ce jour) sa var. XXVI, où à force de raffiner l’articulation des doubles croches, Koroliov est parvenu à la rendre presque virtuelle, si rasante et murmurée que ces montées suggèrent la notation d’un trémolo écrit d’instrument à cordes, avec chaque note doublée. Koroliov crée l’illusion, dans cet exercice d’extrême célérité et de legato, qu’il y a un temps perceptible, un silence rémanent à l’intérieur des traits, la possibilité de changer de coup d’archet et de produire un micro-phrasé dans le phrasé. A l’évidence, l’économie de pédale contribue à rendre possible cette époustouflante plasticité dans le mouvement. Mais si cette condition matérielle était suffisante, beaucoup tenteraient d’en ferait autant, et quelques uns y arriveraient : ce n’est pas le cas.
Il était d’ailleurs fascinant (et si rare) de pouvoir écouter Koroliov et Sokolov à deux jours d’intervalle (bien que ce dernier n’ait pas joué une note de Bach cette saison : mais on en a entendues beaucoup par le passé). Car les deux Russes, nés à deux ans d’intervalle, ont cherché un moyen, une voie personnelle pour ne pas se contenter d’un legato virtuose classique dans Bach. Le second a misé beaucoup sur son fameux spiccato à la fois assourdi et surtimbré (usant de la sourdine à profusion), qui tend les phrases comme des fils d’araignée et impose une intelligibilité si extrême des plans qu’elle en devient troublante, reproduisant au plus près (au premier degré) le propre du jeu à deux ou trois claviers. La perspective instrumentale n’est pas si éloignée de celle de Gould, même si l’esthétique personnelle, l’imaginaire déployé sont sans rapport. La limite, à ma sensibilité, de ces types d’articulations mettant en scène leur valorisation de l’indépendance des voix, est qu’elles jouent sur un effet de triomphe sur l’obstacle mécanique, c’est-à-dire qu’elles s’imposent héroïquement, par l’intensité et la performance. Toute l’élévation, l’humanité et la poésie du monde mises derrière peuvent être décelées, mais la sophistication est si tangible, et si propre à exercer sa fascination pour soi, qu’elle demeure au premier plan quoi qu’on fasse. Et surtout, la possibilité de maintenir la tension dans la douceur est faible, parce que la douceur est rarement à disposition : aussi peut-on se lasser, plus ou moins vite, ou faire du vertige mental un substitut à la grandeur discursive. Pourquoi évoquer ensemble ces deux autres pianistes si dissembables par ailleurs, et qui ne font pas partie de nos interprètes favoris de Bach ? Pour une raison, qui est qu’ils ont tous deux poussé la quête de l’ivresse polyphonique contrôlée plus loin qu’à peu près tout le monde (sauf Koroliov), en ne sacrifiant rien de la force et de l’infaillibilité de la pulsation (comme Koroliov, et au contraire de beaucoup d’autres). L’intérêt de mettre Koroliov en regard est alors de rendre évident ce qui lui est absolument propre : en préservant la douceur il a libéré l’espace rhétorique, qui chez Bach est le même que celui du sentiment. C’est d’avoir ajouté au Père (la clarté polyphonique) et au Fils (la continuité rythmique) le Saint-Esprit (le don de parole). Voici sa lumière et pourquoi elle est d’ailleurs.
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