6 janvier 2019
Beethoven, Sonate n°1 en fa mineur, op. 2/1 ; Sonate n°18 en mi bémol majeur, op. 31/3 ; Sonate n°29 en si bémol majeur, op. 106
8 janvier 2019
Beethoven, Sonate n°8 en ut mineur, op. 13 ; Sonate n°12 en la bémol majeur, op. 26 ; Sonate n°25 en sol majeur, op. 79 ; Sonate n°28 en la bémol majeur, op. 101.
Daniel Barenboim, piano
Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, les 6 et 8 janvier 2019
L'oreille voit encore
Voici notre barde beethovénien lancé dans ce qui est, en simplifiant un peu, la cinquième génération de son arpentage intégral du « Nouveau Testament » pianistique – en tenant compte, outre des trois cycles enregistrés et/ou filmés en studio ou en concert (Londres années 60, Vienne années 80, Berlin 2003), du fait que Barenboim a donné l’intégrale en concerts dès la fin des années 50. Il n’est plus question de discuter l’aspect référentiel, ou non, de ces nouvelles interprétations, qui ne sauraient avoir la solidité de facture des précédentes. Pour autant les enjeux de les entendre, et de les entendre toutes, sont nombreux : parce qu’elles ramassent en les condensant les traits les plus personnels de soixante ans de fréquentation des textes ; parce que des moyens pianistiques réduits poussent à tirer plus encore de ceux qui restent ; parce des conditions matérielles novatrices (l’instrument, la salle) créent leurs propres questionnements ; parce que tout ceci, avec cette oreille musicale qui pense, ramène envers et contre tout aux problèmes fondamentaux des rapports entre style, forme et émotion.
Des deux récitals inauguraux du cycle (qui s’étalera de janvier 2019 à 2020 pour Paris, et qui est donné parallèlement, à un rythme et dans des organisations différents, à Berlin), le premier est le plus homogène, sinon qualitativement, du moins en aboutissement interprétatif. En ce sens que tout y est du Barenboim, parfaitement identifiable, la plupart du temps pour le meilleur, et en dépit des trahisons d’un pianisme qui ne manque pas tant d’agilité, de doigts, que de consistance dans l’engagement physique, d’énergie. On reviendra sur tel détail saillant, mais cette opus 2 n°1, et surtout cette opus 31 n°3 furent parfaitement représentatives de cet art si personnel du théâtre des formes, toujours en lisière du maniérisme, toujours sur le rebord du didactique, et toujours chic, jamais vulgaire, parce que l’oreille est plus fine que l’idée. L’opus 106 est nécessairement un problème plus mélangé, à la fois du fait de la diminution de moyens évoquées, mais surtout, au fond, parce que dans les cinq derniers opus Barenboim a toujours laissé des impressions mêlées, entre fulgurances, abîmes contemplatives, et manque de naturel, de l’immédiateté et de la poésie sauvage des tous plus grands. A ces égards, sa Hammerklavier que d’aucuns jugeaient par avance improbable à bientôt 77 ans, ne fait que creuser et décanter ce qui y avait toujours été (et qu'on n'a pas toujours forcément bien compris), dans ses interprétations immortalisées à 16, 27, 42, 63 ans. D'extraordinaires mouvements centraux, et des mouvements extrêmes inconstants, imparfaits, objectivement non tenus formellement, sols incertains mais jonchés de trésors lyriques étonnants. Et en un sens, cette incomplétude de la réalisation, qui est aussi du regard de l’interprète, donne au moins l’occasion de se pencher sur des aspects peu familiers de la partition, comme la tendresse presque élégiaque des cycles de modulation du premier mouvement. Mais l'essentiel est bien sûr ailleurs, et on le gardera pour conclure.
Avant d'aller aux nouvelles interprétations proprement dites, mentionnons un aspect central de ces concerts, sur le plan de la matière pianistique, qui provient de la rencontre de l’écriture, de certaines manières typiques du pianiste, et de son nouveau piano. Cet instrument étrange, fascinant à certains égards, agaçant à d’autres, semble conçu à l’image de son commanditaire. Du montage des cordes à d’autres réglages plus fins, on devine que tout a été conçu pour assurer un contrôle, une malléabilité extrême des plans, notamment par un jeu de pédale aux possibilités infiniment précises, et une douceur générale accrue, supprimant presque jusqu’à la possibilité de la dureté. Il s’agit, dans l’ensemble, d’un piano atténué, tourné vers la disponibilité à l’expression, mais d’abord vis-à-vis de l’oreille du pianiste. Car sa voix ne porte pas loin. On avait entraperçu ces aspects il y a trois ans, lors d’un récital à deux pianos avec Argerich, où le déséquilibre entre les facultés de projection des deux pianistes avait semblé accru. Barenboim ne l’avait en fait étrenné que pour la mouture londonienne de son cycle Schubert de 2015, quelques jours après celle de la Philharmonie. Le contraste entre les série schubertienne et beethovénienne n’en est que plus frappant sur le plan instrumental : il faut à chaque sonate, ou au moins pour chaque partie de récital, s’accoutumer et se réaccoutumer à une échelle dynamique limitée, qui paraît à l’occasion entrer en contradiction avec une dimension essentielle du jeu barenboimien : la valorisation brute du contraste, en particulier, forcément, par la dynamique. L’autre spécificité de ce piano, plus troublante et à laquelle on s’habitue de moins bonne grâce, est que l’on dirait que ses possibilités de contrôles accrues se payent de certaines indifférenciations de timbres, essentiellement lorsque les registres sont proches. Lorsqu’une texture riche se concentre dans un petit ambitus, un vrai problème est posé, auquel Barenboim n’apporte pas de réponse. Le principal raté (relatif) du premier concert, le finale de la 1ère Sonate, s’explique presque entièrement par cette donnée matérielle : alors même que le thème principal est joué avec peu de pédale et un jeu qui semble propre, l’écriture n’est rendue que par un magma miroitant, dont la conduite harmonique est certes belle, mais dont le phrasé, et en définitive l’expression générale, sont confus. A contrario, les oppositions extrêmes de registres, comme dans l’opus 106, bénéficient plutôt d’un surcroît de clarté. Une chose semble en tout cas certaine : les auditeurs du cycle à la Boulez Saal entendront plus et mieux que ceux de la Philharmonie, quand bien même la Grande Salle Boulez est certainement une des plus adaptées de ce format pour une écoute aussi intimiste. Il n'est pas besoin au surplus de s'étendre sur la signification tout sauf fortuite de l'omniprésence de Barenboim, et à présent du cœur de son art interprétatif, dans les deux nouvelles salles Boulez : on a parlé de ces enjeux institutionnels et historiques ici, ici et là déjà.
S’il y a malgré tout une perte qualitative, elle se situe, davantage que dans les possibilités techniques et instrumentales, dans le manque de constance que montre Barenboim au niveau de la maîtrise du discours. Cette irrégularité est bien sûr d’autant plus frustrante, à l’occasion, que quand la concentration ou la préparation ne sont pas prises en défaut, cette maîtrise demeure d’un niveau de force logique, de cohérence interne et stylistique auquel bien peu peuvent prétendre. Lors du premier concert, ces passages à vide sont rares et ne perturbent pas vraiment l’écoute : une saute de concentration entraîne une fausse route à la fin de l’exposé du finale de l’opus 2 n°3, tandis qu’au même stade de l’allegro de l’opus 106, un dérapage analogue se produit, la main gauche prenant curieusement un chemin harmonique disjoint de la droite avant de se raccorder. Il n’est pas anodin de noter que dans la fugue, à défaut de maintenir l’influx d’énergie et la lisibilité de bout en bout, l’oreille et la tête ne sont jamais prises en défaut de mémorisation ni d’anticipation. Le parcours sera plus accidenté le second soir, dans une deuxième partie qui est pour le moment la plus décevante du cycle : l’opus 79, dont on attendait beaucoup avec un intégraliste qui a toujours traité avec le plus grand sérieux les petites sonates, est expédiée dans un négligé sans chic, en particulier son premier mouvement. Le second échoue à faire sourdre un chant profond dans sa majeure, celle-ci étant sur-caractérisée, comme une compensation de la longue erreur de bifurcation survenue juste avant, Barenboim nous jouant la reprise du thème avec accompagnement de croches une page trop tôt (il dut bien la rejouer ensuite, l’effet dramatique de ce soudain accès d’amertume convulsive passant, bien sûr, entièrement à l’as). Le rondo n’est pas dépourvu de chant et de tendresse, mais ne se projette pas suffisamment, musarde avec élégance mais sans grande conviction. Malgré sa précipitation excessive, le Pollini des derniers récitals capturait davantage le charme irrésistible de cette page. L’opus 101 souffle chaud et froid comme la Hammerklavier, mais sans le panache et surtout la force de personnalité de cette dernière. Les mouvements impairs sont naturellement les plus convaincants, mais leur gravité un brin appuyée (surtout dans le III) paraît parfois compenser le manque d’unification de l’œuvre, et de solidité générale. La marche agace par son trait forcé, son accentuation lourde, et sa fin bâclée. Les premiers traits ne sont certes pas neufs avec Barenboim dans ce mouvement, qui n’y a jamais recherché ni la finesse ni la rondeur. Mais l’autorité architecturale n’y donne plus le change. Quant à la fugue, elle reste digne de réalisation, s’offrant dans sa section récapitulative une prise de risques récompensée par une vraie montée en tension (l'arrivée sur la pédale de la mineur). Mais le fil général demeure trop intermittent, faute notamment de continuité rythmique, de carrure.
Ce qui est à prendre compte néanmoins plus, en quantité et en trace laissée dans l’oreille, que ce qui est à laisser. Si la suite baissait pavillon, la première partie du second récital offrait son lot de trésors. On découvre dans l'introduction de la Pathétique une des potentialités intéressants du piano, celle de permettre un maniement étonnamment ductile des accords par le relâchement de la pédale, la course se montrant extrêmement sensible, et surtout, étagée, de sorte qu'ici peut se réaliser un des fantasmes pianistiques ultimes, la possibilité de séparer nettement des dynamiques (par le contrôles des harmoniques) sur des notes tenues. Certes, les croisements de mains répétés souffrent ensuite (modérément), à la fois d’un défaut de pulsation, d’élan, et des difficultés du piano à différencier les plans voisins. Mais la suite est absolument superbe, dépourvue de toute complaisance dans l’adagio, lunaire, fabuleusement ramassé, essentialisé, comme une émulsion, et surtout impressionnant par sa continuité expressive : si dans les adagios des sonates n°1 et 18 c’est une prose de grand style classique qui est exhibée, avec sa force rhétorique épurée, il se passe ici quelque chose de plus sophistiqué et sauvage à la fois, une poésie de la perte des repères, où la mélodie longue perçue, la versification entendue semble enjamber celle de l’écriture, de sorte que le mouvement paraît n’être composé que d’une phrase. Cela rappelle d’ailleurs fortement Radu Lupu, qui avait donné l’opus 13 au Châtelet en 2009 (et jouait aussi l’adagio en bis de certains concertos à cette époque). Comme lui, Barenboim traite les différenciations subtiles de climat du mouvement en ne jouant ni sur la dynamique, ni sur le phrasé, surtout pas sur le rubato, mais essentiellement en tirant profit de la variété de textures. Le plus bel exemple en est la récapitulation finale, quand le tissu se fait plus fin, que la basse se pose doucement sur réb, do pour soutenir l'inflexion mélodique : durant trois secondes, l'air est plus pur, tandis que le la ligne mélodique est impavide : le phrasé est neutre, mais sa perception intensifiée. Le concentré émotionnel est extrême, et l'immense salle, pourtant bien embronchée, fait enfin silence.
Les variations de l’opus 26 bénéficient de ce même sostenuto tout en science de la retenue, de la création de tension sans pathos. Comme à son habitude, Barenboim joue la première variation très vite en proportion des suivantes, beaucoup plus lentes que la moyenne. La deuxième a pu être un peu appuyée par le passé, ce n’est plus le cas. La cinquième est une splendeur d’aération et va du cœur au cœur. La suite est à la fois plus anecdotique et mémorable : passé un scherzo bâclé, Barenboim nous propose une inversion du finale et de la marche funèbre, proposition littéralement inouïe pour nous (et pour tout notre entourage), dont on ne sait si elle est censée reposer sur un travail philologique récent. Dans le doute, on se contentera de dire que l’effet d’enchaînement est fort convaincant dans l’absolu, d’autant que Barenboim a toujours affectionné un tempo lent dans le finale, en plus encore dans ses dernières mesures qu’il agrémente d’un floutage progressif, dont la fonction préparatoire paraît, évidemment, s’imposer d’un coup. Il reste à découvrir s’il ne s’agit que d’une extravagance capricieuse, d’un soir ou davantage.
L’enjeu du lancement d’un tel cycle est désamorcé, dans le meilleur sens possible, par l’incipit de la sonate en fa mineur : la quasi proverbiale décomposition d’accords initiale est traitée de la plus désirable des façons (quoique son exact opposée puisse aussi bien fonctionner), c’est-à-dire comme une improvisation, effleurée, d’abord instable, se cherchant elle-même dans les premières modulations ornementée, pour ne trouver sa battue que dans la version descendante des arpèges. Barenboim refuse à ces derniers l’emphase que d’autres, lui y compris, ont pu avoir l’habitude d’y mettre. Toute la sonate, ou presque, se tient dans une douceur générale parfois déroutante, mais le plus souvent très profitable, dans la façon qu’elle a de forcer la concentration sur la longueur d'expression, faisant paraître, typiquement, une phrase comme cet arpège descendant plus étendue qu’elle ne l’est en écriture, et plus retenue qu’elle ne l’est dans la réalité du tempo. Le fait de de très peu jouer sur la dynamique pour phraser la main droite met d’autant plus en relief une des signatures du jeu de Barenboim, qui est la théâtralisation de la basse, en particulier quand elle a une fonction contrapuntique. L’adagio de la même 1ère est un délice d’effusivité aussi contenue qu’éloquente, comme Barenboim en a toujours eu le secret. C’est beaucoup, fait avec presque rien : ce recueillement intense produit sans solennité ; la mise en beauté patiente des répétitions de ritornello, la subtilité du renforcement expressif par la syncope, la sûreté de style de l’ornement, la réponse de la main gauche comme depuis les lointains. Le menuet est presque plus beau encore, surtout son trio, d’une grâce infinie, d’une quiétude rétrospective qui le tire simultanément vers l’avant beethovénien, et son horizon néo-classique ultime, ou peut-être Schubert, dont rodent les accents de résignation lumineuse des menuets et trios de D.568, 575 et 958 – que Barenboim avait magnifiés dans cette salle.
L’opus 31 n°3 a toujours été un point fort des intégrales de Barenboim, en particulier du cycle Ponnelle. Là aussi, l’on peut trouver à redire sur la conduite un brin lâche, rythmiquement, du premier mouvement, qui souligne peut-être trop la nature improvisatrice des traits cadentiels. Là aussi, l’instrument semble parfois capricieux à l’égard de l’écriture, refusant un certain éclat aux traits en redoublements à la main droite, que le pianiste paraît pourtant désirer. Et les longues gammes évitent toute trivialité mécanique, mais restent juste en-deçà du chant. Mais le sens de la forme l’emporte, domination intellectuelle qui s’amalgame entièrement chez Barenboim avec le cabotinage de la bête de scène, de sorte que pour être édifié par l’une on accepte l’autre. C’est le cabotinage autant que la puissance de Beethoven lui-même, après tout, qui sont mis en scène dans cette inimitable projection théâtrale de la préparation de la réexposition, descente bestiale et soudainement sensuelle (le la bémol grave…) de tout le clavier qui transporte dans le plus doux des repos. Reste que dans cette écriture aussi économe que brillante, un Steinway traditionnel rendrait sans doute mieux justice au compromis toujours admirable que détient Barenboim entre rondeur, legato cantabile et projection. Il n’en est sûrement pas ainsi dans le scherzo, remarquablement négocié, et où l’outil de travail aide à ciseler une articulation et une accentuation très précises, sans que cette caractérisation poussée n'entraîne de raideur de son ou de mouvement. Le III est une signature de cet interprète : il semble avoir été écrit pour lui, pour sa façon d’anticiper toujours la phrase suivante comme conséquence logico-lyrique de la présente, pour son phrasé en anticipation qui donne un port si noble à l’ornement du thème dans la transition de la prima volta, avec son intégration à l’ancienne, un pied dans le temps, un pied dehors. C’est l’un de ces mouvements fleur bleue par excellence de Beethoven, où l’on reconnaît souvent les grands, qui ne cherchent pas à le masquer, mais élèvent le lieu commun sentimental à un niveau symbolique, mythique, werthérien. Le finale convainc presque autant, sa gouaille campagnarde se tenant dans une légèreté de trait (qui n’exclut pas, cette fois, l’acuité rythmique) soulignant que ces vendanges tardives sont placées sous le signe de l’épure.
Épure qui s’éploie avec autant de grandeur que d’intimité dans l’adagio de l’opus 106, solomonien de tempo et de concentration, aussi ecclésial d’esprit qu’il refuse d’édifier une cathédrale, sinon une cathédrale en contraction. Si le chant s’élève, c’est en suggestion. Moins narratif que par le passé, Barenboim évolue dans un espace qu’il a rendu domestique, informel en dépit de la lenteur et de l’extrême exigence demandée à l’audition. Tout ici ramène à la double interrogation inaugurale, la tierce majeure déceptive, et la première phrase du thème : de sorte que les sections de retour, de commentaire sur cette ouverture, ces moments que l'on a l'habitude de considérer comme d'attente ou de pause, semblent le coeur du mouvement. La tension vient moins d’un déploiement par vagues successives que d’une sorte de méditation centrifuge autour de ce double noyau. C’est une vision, une explication particulièrement satisfaisante du texte, qui adopte de l’idée de thème et variations (ce que le mouvement n’est pas, certes : mais qu’est-il au juste ?) le principe philosophique, comme pour les Diabelli : indépendamment du retour ou non au même, et de la nature des changements, c’est le processus de transformation qui importe, comme vécu. L’absence de véritable résolution du questionnement initial trouve sa signification dans la disparition du problème, que suggère cette manière de simplement tourner autour des questions. Qu’un thème ne soit pas traité comme tel, ne soit pas déployé, mais affirme de plus en plus sa nature récitative, apporte conjointement une question et sa réponse, autorise le ressassement.
Ce n’est pas une réduction à l’ataraxie pour autant : mais une méditation terrienne, non dénuée d’une certaine dureté de ton, delà la grande douceur et la perpétuelle retenue expressive. Ainsi, le retour en ré majeur de la marche se dépare-t-il de tout pathos, en particulier héroïque. On est surpris, compte-tenu des habitudes d’écoute, de redécouvrir que, de toute manière, la partition ne le suggère pas sur le plan dynamique. Rien dans cette page ne requiert de dépasser le mf, et Beethoven ne demande que d’y jouer con grand’ espressione. Ce qui, Barenboim le démontre, peut très bien être fait sans élever la voix, ce pour quoi les deux pages précédentes (la grande arabesque, où la main gauche parle avec une autorité exceptionnelle, où l’on sent littéralement la main de l’oreille) avaient mis en condition. Il y a là un genre d’unification par la délimitation progressive d’un espace d’écoute, plutôt que par la construction intrépide d’un monument discursif, rendu improbable par le mouvement constant d’expansion et de contraction du processus développant, dont on comprend alors que l’introduction du finale est la version radicalisée. Trois composantes servent en général d'étalon émotionnel à l'adagio : l'arabesque, la marche, et les deux épisodes de cantilène en duetto (si l'on fusionne les deux derniers). Les trois sont profondément émouvant ici, mais l'essentiel se joue dans les vastes interstices, c'est-à-dire dans le retour des éléments de récitatif, y compris et surtout celui qui suit et ramène la deuxième cantilène.
Ce n’est pas le moindre des accomplissements de Barenboim d’avoir ici, plus que jamais, mis en chair sonore la relecture adornienne de son ami Edward Saïd sur le style tardif de Beethoven1. Certes, on soutiendra toujours ici que les analyses d’Adorno dans Spätstil Beethovens permettent moins de comprendre ce qui se joue dans les opus 101 à 135 que le dernier chapitre, par exemple, du Style classique de Rosen, en particulier pour ce qui est de l’herméneutique des traits conventionnels, de la relation au (néo)classicisme, et du rôle de l’archaïsme — éléments dont la résistance au dessein théorique a, on le sait produit de fâcheuses cécités, dont celle, complète, à la Missa Solemnis. La compatibilité entre ces orientations critiques est limitée, mais existe, et s’il y a une exception à notre réticence, c’est bien par l’adagio de l’opus 106, où ni l’archaïsme ni la convention comme objets réflexifs ne jouent un rôle véritablement importants, et où Adorno a visé peut-être le plus juste, à rebours d’une partie de l’histoire de la réception beethovénienne, et donc de son interprétation. C'est que dans ce cas particulier, le sens général discutable dans lequel Adorno interprète le rôle des conventions s'efface en un sens particulier, et peut être compris plus précisément. Le conflit rappelé par Saïd entre matériau conventionnel et matériau subjectif (presque schématisable dans ces pages à celui entre sections una corda et tre corde) se focalise sur une tension entre matériau animé et inanimé, élément subjectif et dé-subjectivé. La question conventionnelle disparaît comme telle (les premières mesures de l'adagio n'en mettent aucune particulièrement en perspective), et la question posée est alors celle des écarts de nature psychologique dans le matériau. Il apparaît bien vrai alors que la forme de ce mouvement est essentiellement fragmentaire et inachevée (bien plus que celle de l’Arietta, en particulier), en dépit de ses dimensions.
Oui, la possibilité de son interprétation est essentiellement négative, négation de la cohérence des éléments, négation de la recevabilité sociale du discours : ce qui signifie que la possibilité pour l'interprète de laisser de côté une conduite directive, active au premier degré, existe. La vision adornienne réduite du rôle du conventionnel dans les derniers opus trouve ici sa meilleure illustration, puisqu'avec ce piano à la voix blanche, on « ne veut pas tant purger le langage musical de formules toutes faites que libérer celles-ci de l'illusion que le sujet les maitriserait.2 » Oui, il est vrai que la grande fugue, comme celle pour quatuor (mais au contraire de celle de l'opus 110, qui est quant à elle empreinte de nécessité psychologique et sentimentale et obéit, jusque dans ses deux récitatifs, à une subjectivité intégralement maitresse d'elle-même) est une solution artificielle répondant avec orgueil ou dérision à un problème qui n’était pas posé au niveau subjectif, ne l'était pas plus au niveau formel, et n'a de sens que dans une méditation historique et personnelle plus vaste et plus intime à la fois. Qui comporte, peut-être, comme le fugato du premier mouvement de la 9e, sa part d'ironie. La tradition d’interprétation moderne, avec Schnabel mais surtout avec Arrau, Richter et Guilels, et en un sens avec Brendel, ont protesté contre l’objectivité (et la part d'absurdité) de la Hammerklavier, contre son annonciation de la froideur spirituelle mahlero-bergienne, et ont mis leurs talents au service de versions intellectuellement ou sentimentalement satisfaisantes, dont le lien avec le projet esthétique et politique de l'Eroica ou de la Waldstein (à la fois progressiste et bourgeois, essentiellement optimiste) est plausible, et dont la flambloyance ou la sophistication font oublier les zones blanches, d’indétermination dialectique, d’informe que comporte le texte.
Barenboim, avec sa lecture étirée dans le temps et rétrécie dans l'espace, toute à son quant-à-soi, quoique loin de tout narcissisme (mais laissant entrevoir le solipsisme auquel l’écriture est en butte), presque humble (uniquement par contraste de procédé avec les lectures que l’on vient d’évoquer), montre le face-à-face terrible des éléments objectifs interstitiels avec les subjectifs, et l’échec répété des seconds à donner une forme achevée, et avec elle un sens socialement partageable, un enjeu mondain au conflit. Le processus transformant les deux premières mesures de l'adagio sont l'exact contraire de celui déployant l'incipit de celui de la 9e Symphonie, qui est tout entier ouverture vers la transfiguration qui aura lieu. « Ce qui est objectif, c'est le paysage morcelé ; subjective est cette unique lumière qui l'éclaire encore tant soit peu.3 » Saïd mettait en perspective le propos d'Adorno sur le style tardif de Beethoven avec le style tardif d'Adorno lui-même. Cette hantise du rapport de la vie à la forme semble se prolonger dans le style tardif de Barenboim. Consciemment ou non, lui, le chantre absolu de la dialectique résolutoire — théâtralisée —, de l'inscription de la tension formelle dans une spiritualité immortelle, a fait un pas dans l'envers du décor, vers le retour à l'artisanat terrien, semi-mystique et semi-désabusé qui est une clef, parmi d'autres, du dernier Beethoven. Ici, la valorisation radicale de l’aspect de récitation, et de répétition, la tenue sous le boisseau de tout élan échappatoire, la dureté de l’expression enclose dans la douceur de réalisation composent cette esthétique du renoncement et de la mortalité.
1. | ↑ | Said Edward W, « Adorno : de l'être-tardif », Tumultes, 2001/2 (n° 17–18), p. 321–337. DOI : 10.3917/tumu.017.0321. URL : https://www.cairn.info/revue-tumultes-2001–2‑page-321.html |
2. | ↑ | Adorno, Le style tardif de Beethoven, in Moments musicaux, Contrechamps, 2003, p. 12. |
3. | ↑ | Ibid. |
Crédits photo : © Silvia Lelli (En tête)
© Sheila Rock
© Sheila Rock