V. Gergiev / Philharmonique de Munich – Mahler – 16-17/2/19

16 février

Mahler, Symphonie n°4 en sol majeur ; Das Lied von der Erde
Genia Kühmeier, soprano
Claudia Mahnke, alto
Simon O’Neill, ténor

17 février

Mahler, Symphonie n°8 en mi bémol majeur

Simone Schneider, soprano
Jacquelyn Wagner, soprano
Regula Mühlemann, soprano
Claudia Mahnke, alto
Katharina Maggiera, alto
Simon O’Neill, ténor
Michael Nagy, baryton
Evgueny Nikitin, basse
Johannes Berger, orgue

Andreas Herrmann & José Antonio Sainz Alfaro, chefs de choeurs
Orfeon Donostiarra
Augsburger Domsingknaben
Münchner Philharmoniker Chor

Münchner Philharmoniker
Valery Gergiev, direction



Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, les 16 et 17 février 2019

L'éphémère féminin

Après avoir dirigé ces deux dernières saisons les Titan et Résurrection, Valery Gergiev semble bien dessiner un nouveau cycle Mahler pour ses premières saisons à la tête du Philharmonique de Munich, près d’une décennie après avoir refermé celui gravé avec le LSO, et présenté en concerts avec ce dernier et le Mariinsky. Ce double concert au programme plantureux présentait, parmi d’autres, un intérêt de mises en réseaux de représentations, dans trois partitions stylistiquement hétérogènes, et très rarement présentées dans une telle proximité, mais qui sollicitent toutes trois le lien, vocal et symbolique, entre féminité et spiritualité. L’attrait est dans le contenu et sa disposition, sans doute : un peu moins dans la réalisation, inégale vocalement, plus satisfaisante orchestralement, sans que le geste personnel de Gergiev dans Mahler ne soit toujours aussi tangible qu’espéré : il l'est, avec fraîcheur, dans un intéressant Chant de la Terre, mais ne le reste que par intermittences dans les symphonies.

On avait laissé le jeune couple Gergiev/Münchner sur une Titan propre et quelque peu anonyme donné à la Philharmonie au printemps 2017. Depuis, l’alliance a rôdé davantage son Mahler, notamment dans les oeuvres à composantes vocales. Mais avec Gergiev, l’affaire n’est jamais tant de rodage (on connaît son goût modéré pour les répétitions) que de rencontre effective entre la suggestivité de sa direction (bien plus subtile, et au cadre bien plus clair que ne le prétendent ses détracteurs) et la réactivité de l’orchestre. Et sur ce plan, ces deux concerts confirment en partie, tout en laissant ouvertes des perspectives, les réserves qu’on a pu déjà exprimer quant à l’efficience cette collaboration. Le problème perçu est ici général avant d’être local, et s’interprète par analogie avec d’autres interprétations dirigées par Gergiev, occasionnellement avec le LSO, parfois avec d’autres orchestres (Amsterdam, par exemple), et par contraste avec les plus beaux souvenirs glanés avec sa direction (avec le Mariinsky évidemment, avec le LSO en d’autres occasions, et avec le Philharmonique de Vienne). Qu’est-ce que l’art de Gergiev et en quoi nous est-il précieux ? La réponse tient précisément dans cette relation du geste à la réaction instrumentale, qui ne se résume pas au cliché de l’improvisation, encore moins à celui de l’architecture démiurgique en train de se faire – une partie du charme des plus belles réussites de Gergiev tient en partie à leur forme particulière de modestie, ou plutôt, d’absence de dessein démonstratif. L’intérêt d’une grande partie de son cycle Mahler proposé à Pleyel en 2010–2011, tenait à cet aspect qui, pour paraître hors tradition, n’en avait pas moins un charme d’artisanat, et une fraîcheur de regard qui se passait d’excentricité. Du moins, pour la plupart des symphonies données avec le Mariinsky (au premier chef, les 2e, 4e et 8e), et plus marginalement avec le LSO (pour l’essentiel, dans d’étonnants 9e et Adagio de la 10e). L’art gergievien de la transition trouvait un objet spécialement attirant dans les formes les plus rhapsodiques ou opératiques (la Scène de Faust des Mille, le finale de la Résurrection…) mais aussi dans certaines des formes sonate les plus classiquement subtiles (mouvements initiaux de la 4e et de la 9e, voire, finale de la 6e).

Mais il semble bien que la manifestation de cet art soit dépendant à un très haut degré de la forme et de la vitesse de réponse des orchestres, et que l’habitude de la gestuelle gergievienne ne soit pas le seul facteur propre à rendre ces conditions favorables. Il ne s’agit pas là d’une question de qualité factuelle : contrairement à l’idée reçue, il y a peu de battues aussi simples et claire rythmiquement que celle-ci, et il est très rare, même dans des répertoires compliqués, que la mise en place pose problème avec Gergiev. Ces concerts ne font pas exception, mais ce n’est pas pour la performance technique, qui est devenu un lieu commun quasi stylistique dans cette musique, que l’on va écouter le Mahler de Gergiev, mais plutôt pour accéder à une forme de perception synoptique de la forme, dans laquelle rigueur et liberté se confondent. On ne la retrouve pas dans le premier mouvement de la 4e, en-dehors de quelques très beaux moments, principalement dans la conduite de la section finale du développement (à partir de 10, fondu enchaîné effectivement Fliessend, aber ohne Hast), crescendo dynamique et expressif parfaitement maîtrisé et culminant dans une splendeur chaleureuse au climax contrapuntique. Mais la chaleur, justement, l’orchestre s’en contente un peu facilement tout au long des sections extrêmes de présentation du matériau. Le pas est un assuré mais un peu traînant, le rebond rythmique fait défaut. Gergiev n’a jamais abusé du rubato de phrasé dans cette page ou dans d’autres de Mahler : la subtilité de ses inflexions et de ses transitions a essentiellement à voir avec la souplesse interne des mesures, et de leurs enjambements, ce qui suppose cette réactivité supérieure, et en particulier, au niveau des cordes, une légèreté et une immédiateté de traits qui ne sont pas le point fort des Münchner. L’autorité et la précision du charismatique konzertmeister Lorenz Nastucia-Herschcowici sont indéniables, mais imposent surtout les qualités traditionnelles d’un orchestre qui séduit d’abord par son poids et son soyeux. Le profil des phrases est assuré à tous les pupitres, mais les Münchner suivent une pente naturelle consistant à faire entendre les familles de pupitres par blocs distincts, quand celle de Gergiev consiste précisément à amalgamer, puis à émulser le son. Ainsi, chacun paraît dans une zone de confort esthétique, sans communication évidence, en-dehors de cette culmination centrale où Gergiev parvient à effiler le trait, et à fondre les textures dans une commune vibration.

Le scherzo est trop confortable, lui aussi,  alors même que Nastucia-Herschcwici y brille par l’intensité autant que par la fiabilité, tant avec violon ordinaire qu’avec scordature. Mais c’est encore le trait capricieux et l’alacrité rythmiques qui manquent. Les trios sont beaux, la clarinette solo l'est évidemment, mais alentour, l’onde est tranquille, et le climat, bien loin d’être vénéneux ou sensuel, demeure neutre. Et en conséquence, les ruptures de tons sont gommées. Et le tempo retenu, là encore, n’aide pas à la caractérisation. La suite est plus intéressante mais demeure en-deçà de l’émotion dispensée par le même cure-dent avec ses Petersbourgeois. En dépit d’un hautbois discret, l'enchaînement des variations présente une belle continuité, à laquelle une suffisent presque l’alliage d’une conduite sans complaisance et d’un quintette impeccablement lustré. Cela demeure très sage et d’une esthétique bourgeoise, mais le plaisir plastique est certain, comme à l’entame aux violoncelles de la dernière variation. Le finale est une bonne surprise en regard de ce qui avait précédé. Il s’agit de toute évidence d’un mouvement où Gergiev a beaucoup plus à dire que la moyenne : sa lecture mariinskienne était prodigieuse, par la beauté de la direction et encore plus par le chant idéal d’Anastasia Kaligina. Sans présenter un équilibre aussi parfait entre timbre enfantin et stabilité de l’intonation, Genia Kühmeier fait partie des rares sopranos germaniques assez légères pour trouver le ton juste dans la Himmlische Leben. Cette aisance, même si elle s’accompagne ici ou là d’une intonation hasardeuse, permet de rendre plausible, c’est-à-dire ni languide ni pathétique, l’ultime section (Keine Musik ist ja…), au tempo à la limite de l’immobilité qu’impose Gergiev. Un moment délectable, qui ne sort  pas l’ensemble de l’exécution d’une certaine banalité, mais déplace au moins la lumière à un endroit finalement inhabituel dans cette oeuvre qui se finit, du point de vue de la réussite interprétative, rarement mieux qu’elle a commencé.


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