M. Pollini – Chopin, Debussy – Philharmonie, 26/2/19

Chopin, 2 Nocturnes, op. 62 ; Polonaise en fa dièse mineur, op. 44 ; Mazurka en ut mineur, op. 56 n°3 ; Berceuse en bémol majeur, op. 57 ; Scherzo n°3 en ut dièse mineur, op. 39

Debussy, Préludes, Premier livre.

Maurizio Pollini, piano


Paris, Philharmonie, Grande Salle Pierre Boulez, le 26 février 2019

Pollini, lutteur éternel

Tenir chronique de chaque récital parisien de Maurizio Pollini comporte, plus que pour d’autres rituels annuels, le risque de ressasser des généralités, puisque celles-ci sont souvent plus importantes à dire que les descriptions de circonstances. Mais comme ce sont des généralités, elle sont redites. Et d’autant plus que, depuis le passage de Pleyel à la Philharmonie, les programmes de Pollini se sont quasi intégralement focalisés sur trois compositeurs : Schumann, Chopin et Debussy. Cependant, cette soirée, tout en reprenant des habituels du répertoire chopinien récent de Pollini, introduisait avec bonheur des pièces moins entendues sous ses mains. Elle a surtout permis d’entendre dans le Premier livre de Préludes la pleine matière du piano pollinien tardif, dont on avait été frustré lors de leur dernière audition parisienne.

Les entrées en matière nerveusement empressées de Pollini sont un lieu commun de ses récitals.  Qu’on avait quelque peu oublié, pourtant, après ses deux dernières apparitions à la Philharmonie (voir le précédent Chopin-Debussy ici, et le Schumann-Chopin de l’an passé là), si magistrales et flamboyantes dès les premières notes. On ne s’attendait donc pas tant à le voir renouer avec ce petit travers, surtout en débutant par les nocturnes de l’opus 62. L’attente en est frustrée, car ce diptyque fait partie des livrées glorieuses de la récente discographie pollinienne (tant sur l’intégrale des nocturnes de 2003 que sur l’enregistrement des opus 59 à 64 de 2017). L’exceptionnelle chaleur de son et de ton, l’effusivité et la profondeur de champ polyphonique font malheureusement défaut ici. Le souffle d’urgence, le désir passionné du chant sont au rendez-vous, mais livrés en quelque sorte sans leur chair et leur oxygène pianistiques. On se trouve ainsi dans la sorte de grisaille passagère qui affecte certains passages de récitals de Pollini : des pages comme la récapitulation trillée du nocturne en si, et surtout la sublime section centrale de celui en mi (qui ne se passe sans dommages d'une lisibilité parfaite des plans) y perdent leur fabuleuse profondeur de champ polyphonique, et si le mouvement général reste chantant, et que l’exécution est assez propre, il manque l’ivresse propre à la richesse de l’écriture. La dernière page de chacun des deux nocturnes est néanmoins très belle à chaque fois, en particulier celle de l’op. 62/2, où l’immédiateté expressive de la main gauche séduit.

Si la grande polonaise en fa dièse mineur a fait son retour dans les programmes récents de Pollini, le public parisien n’avait encore eu aucune occasion de l’entendre, sauf erreur, au cours du présent siècle. Les polonaises sont certainement un des corpus chopiniens où l’évolution du jeu de piano de Pollini a rendu l’écart considérable avec les gravures classiques de sa jeunesse. Plus nulle trace ici de la raideur, ou de l’indifférence qu’on a pu à l’excès lui reprocher, dans cette lecture si typique de la dernière manière, toujours allante, et même bien plus qu’avant, mais surtout gorgée de chant. Le piano s’est donc libéré d’un cran au moins après les nocturnes. Il y a certes encore trop de pédale et d’uninvoque dynamique pour les réfractaires, et sans doute est-ce vrai dans l’absolu. Le tout est de considérer ce pour quoi c’est un prix raisonnable à payer : l’intelligibilité du mouvement harmonique de long terme ; la continuité rythmique sans pulsation de premier degré ; et surtout, l’influx lyrique, le sentiment d’inexorable, qu’il est plus essentiel de restituer dans cette polonaise — cette « Tragique » mal aimée, mal servie par l’histoire de l’interprétation — que dans toutes les autres. On ne peut pas tout avoir, du moins dans cette manière de présenter ce que l’on a de meilleur, sans chercher à y ajouter par artifice ce que l’on pourrait avoir aux prix d’un piano, et d’un geste musical moins cohérents et personnels. On n’a donc pas, dans le matériau principal de la pièce, la clarté de plans qui valoriserait la subtilité des progressions harmoniques. Mais on a la subtilité du mouvement. Les grandes montées chromatiques de l’accompagnement sont fondues dans un tissu sans doute trop intégré par la pédale, mais dont la visée expressive ne peut se passer de cet excès : après tout, elles sont écrites en petites notes, et tout de même, cette main gauche roule toujours avec autorité, même si la force brute fait un peu défaut.

C’est dans l’extraordinaire partie centrale que ce récital décolle tout à fait, avec un pianiste dont la sonorité se libère et le souffle s’amplifie. Il y a cette préparation étonnante sur l’ostinato militaire, qu’on pourrait croire anodin, neutralisé par la manière immédiatement reconnaissable qu’a le Pollini automnal d’enjamber le mètre, et de prendre le risque de faire quasiment disparaître le temps fort : l’effet de saturation rythmique s’efface au profit d’un phénomène de symbolisation sonore, de transition par épuisement non du matériau (qui certes est épuisé par la répétition), mais de la matière même qui, chauffée à blanc avec cette science du timbre et de la résonance (le Klavierstück IX  de Stockhausen n’est pas loin), s’évapore dans un fondu enchaîné auditif d’où émerge le trio en mazurka. Passablement inoubliable — ce moment, et le trio lui-même, où se respire l’air d’autres planètes. Le fait que ce soit à ce moment que le pianiste finisse par entrer pleinement en son jeu de piano suggère aussi combien ce jeu – comme pour tous les grands pianistes, mais pour celui-là encore plus que les autres – est ancré dans un rapport intense à la matérialité de l’instrument, et au phénomène brut de l’écoute, de l’expérience charnelle du son. Et combien le potentiel émotionnel, sentimental de la musique dépend de deux pôles asentimentaux opposés, celui de l’abstraction essentielle de l’écriture, et celui de cette matérialité. Et que dire, à ces égards, de l’extraordinaire coda et de son glas terrible qui s’éloigne…

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