Programme
Franz Schubert (1797-1828)
Sonate n°17 en ré majeur, D. 850 ;
Sonate n°20 en la majeur, D. 959
Elisabeth Leonskaja, piano
Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, le 29 mai 2019
Le ressassement schubertien d’Elisabeth Leonskaja, au disque et au concert, s’est imposé comme une des aventures interprétatives les plus imposantes de notre époque. Telle le Beethoven ou le Chopin de Pollini, le Haydn ou le Bartók de Ránki, ou le Bach de Koroliov, cette relation se magnifie en mûrissant : parce qu’elle atteint une clarté de conception, une complétude émotionnelle et intellectuelle à partir de la force d’un style pianistique, d’une personnalité de jeu. S'ajoutant cette saison à celui donné aux Champs-Elysées, ce récital impromptu (en remplacement de Murray Perahia, et s’ajoutant cette saison à celui déjà proposé au Théâtre des Champs-Elysées) donnait enfin à entendre ce Schubert dans la grande salle Boulez, où Leonskaja n’avait jusqu’ici joué que Beethoven, puis Mozart et Schumann. Dans les deux sonates les plus imposantes formellement, Leonskaja montre le sens d'un paradoxe apparent : un des styles pianistiques les plus profondément individuels de son temps aboutit à la disparition de l'ego interprétatif.
Il est difficile d’envisager plus difficile défi schubertien que la réunion de ces deux sonates – à la fois les deux plus vastes et complexes architecturalement, et les plus exigeantes techniques du corpus. Leur couplage paraît d’autant moins commun que les grands interprètes historiques de ces sonates ont en général joué en public soit l’une, soit l’autre (à l’exception notoire de Schnabel). Et outre Leonskaja, on ne voit guère aujourd’hui qu’un Andsnes pour avoir à la fois les oeuvres à son répertoire et les moyens de les présenter conjointement au plus haut niveau d’interprétation. Le seul fait qu’il s’agisse de plus de quatre-vingt dix minutes de musique fait partie intégrante de l’enjeu de forme, mais aussi de l’enjeu de vécu d’un tel programme, par l’interprète comme par l’auditeur. Ces sonate ne sont pas devenus moins difficiles avec le passage du temps : hormis quelques cas d’espèce, l’élargissement des proportions de la sonate pour piano a cessé après Schubert, et l’évolution du rapport physique et intellectuel des auditoires à son style n’a pas rendu sa musique plus accessible – au contraire, sans doute. Si sa faculté à émouvoir a, avec plus d’un siècle de retard, fini par lui assurer une relative popularité, celle-ci ne s’est pas tellement propagée au-delà des impromptus et des sonates D. 960 et D. 664. Une des raisons en est sans doute que les autres demeurent trop peu jouées, et que leurs dimensions et leur richesse réclament qu’elles soient entendues plus régulièrement.
Nul pianiste n’a autant fait pour ce répertoire, au XXIe siècle, que Leonskaja, qui donnait ici sa seconde Gastein (après celle à l’amphithéâtre Bastille en 2010) et sa troisième D.959 (après celles à Bastille en 2009 et à Pleyel en 2014) parisiennes en dix ans. Décennie durant laquelle on l’aura aussi entendue deux fois dans la Wanderer Fantaisie, deux fois dans la D.537, une fois dans les D.459, 664, 840 et 960, etc. Pour ceux qui auraient eu la chance d’assister aux moutures précédentes, l’on peut affirmer que le jeu et surtout l’ampleur de vision se sont encore bonifiés, en particulier dans une sonate en ré majeur où la plénitude dynamique et la puissance rythmique paraissent être celles d’une pianiste de vingt ans de moins plutôt que de dix ans de plus. Ce n’est pas que l’engagement ou l’assurance de Leonskaja ont décru au fil de la soirée, il s’en faut de beaucoup : mais le premier mouvement de la Gastein aura sans doute été le plus impressionnant des huit de ce programme – des onze. Et si c’était, d’ailleurs, la page de Schubert où son empreinte restera la plus profonde ? Son enregistrement, vieux de vingt-cinq ans, faisait déjà partie de ses plus beaux disques (il y était couplé avec une D.568 d’une classe sans concurrence). La vision qu’elle propose du monument est personnelle en ceci qu’elle offre presque un condensé des qualités des dépositaires historiques que furent Richter et Guilels – dans des gestes éminemment individuels et dissemblables. L’implacabilité rythmique, la puissance déductive des enchaînements, la continuité d’énergie sur un temps très long, la splendeur sonore. Sans doute pas au même degré, mais qui, de toute façon, pourrait y prétendre ? Les Gastein de Sokolov, au cours de le l’année 2010, offraient un cran supplémentaire de fini instrumental, mais avaient, à des endroits et degrés divers, leurs carences en nature expressif, ou en pertinence de choix. Chez Leonskaja, comme toujours, tout respire d’une immédiateté absolue, qui pourrait produire de la neutralité ou de l’informe si le jeu ne reliait si justement matière pianistique et matériau thématique.
Deux éléments frappent l’écoute, et structurent le premier mouvement (et au-delà) : d’une part la constance avec laquelle le groupe de six notes affirme sa présence, non seulement comme thème, mais comme accent et profil général du mouvement, tantôt mélodie explicite, tantôt accompagnement, et tantôt élément sous-jacent dont l’oreille ressent la présence cachée. Et par ailleurs, la dialectique de longue portée que le jeu de Leonskaja met en évidence, aspect typiquement schubertienne, entre sections polyphoniques et monodiques (les immenses traits de croches à l’octave, plus amples que dans n’importe quelle autre page de Schubert). On pourrait en grande partie décrire le style interprétatif d’un pianiste selon la façon dont il construit un rapport personnel aux faux-unissons de Schubert (ici ; dans l’Allegretto en ut mineur ; ou dans les premiers mouvements de la Reliquie, de D. 459, de D.784 ou de D.845). Chez Leonskaja, ce type de trait prend un tel relief expressif que le problème ardu de l’unité du matériau du premier mouvement se résout naturellement.
On réalise physiquement alors que la puissance de cette page provient du fait que, dans un tour de force peu commun, Schubert est parvenu à déployer à l’échelle d’un très vaste allegro de sonate une dialectique entièrement annoncée dans le thème principal – l’opposition entre le motif rythmique de six notes et la réponses de traits en monodie – que rien, jamais, ne fait dévier, jusque dans la coda. Ce n’est certes pas un des allegros monothématiques de Schubert, mais l’idée musicale essentielle, l’Ur-thema comme on le sent rarement ici, n’a cure de la répartition académique entre thèmes, puisque la même dialectique de texture divise en son sein le « second thème » : la version initiale monodique, et sa répétition élégamment accompagnée des fioritures de la main droite. Et il y a la cerise sur le gâteau : la sensibilité et l’élégance hors du commun avec lesquelles Leonskaja traite la section de récitatif séparant ces deux versants, valorisant à l’extrême sa théâtralité : non par le phrasé ou la dynamique, avec un rubato radical, les appels impérieux entravant le mouvement jusqu’à l’arrêter complètement sur une Luftpause, avant que les effets d’échos ne le réactive comme par enchantement, au sortir d’une parenthèse onirique.
L’énergie qu’il faut déployer pour rendre cette unique dialectique sensible et crédible est immense, et il faut une science du piano peu commune pour la produire. Intuitivement, on pense à la chaleur de timbre, à la qualité du legato et à l’intelligibilité harmonique, comme qualités premières de Leonskaja, plutôt qu’au rebond et à l’impulsion rythmique. Mais on redécouvre ici combien les premières concourent au secondes, du moins pour cette écriture. La disparition de tout caractère percussif ou sautillant dans la caractérisation du motif de six notes ne fait pas qu’en supprimer la couche triviale : il lui évite de lasser sur la durée. La suppression d’une articulation mécanique dans les traits monodiques, et la longueur de phrasé qu’y permet le legato, procure à ces passages l’ampleur exacte que Schubert leur assigne : celle de l’orchestre. De ce fait, Leonskaja n’a nul besoin (et c’est très rare dans l’exécution de ces passages) de forcer le contraste dynamique au début de ces traits, et peut même se permettre de les traiter avec une certaine douceur de ton : les philharmoniques de Vienne ou de Berlin ont-ils besoin de passer en force dans les longues marches harmoniques en croches semblables des 2e ou 9e symphonies ? Au contraire, un surcroît de tension discursive naît de cette détente physique du matériau – un schéma annonciateur de la suite.
La longueur du second mouvement de la Gastein n’est pas aisément divine. Elle l’était pourtant déjà avec Leonskaja il y a huit ans – c’est son premier mouvement qui est devenu vraiment plus personnel. Ce qui nous montré ici est toujours la vertu de patience. Il s’agit de laisser la matériau se décanter, suivant le processus inscrit dans le texte lui-même. Sur le papier, il ne s’agit de rien d’autre que d’une forme sonate sans développement, forme hybride où tout est dit deux fois, suivant un principe d’organisation qui chez Schubert est le prototype de la variation développante schoenbergienne : récapitulation de grande dimension et variation composent un même geste. Rappeler ce simple fait matériel est nécessaire pour éclairer la nécessité et le sens des grandes distances schubertiennes séparant l’apparition et la réapparition d’un motif, phénomène poussé à son maximum dans premiers mouvements des sonates en ut et sol majeur, et encore plus loin dans le Con moto de celle en ré majeur.
Ce mouvement avait déjà était magnifié par l’interprétation donnée par Radu Lupu au Châtelet en 2008. Celle de Leonskaja la rejoint dans la faculté de détendre le matériau, de le décharger de toute surcharge expressive qui créerait autant de micro-événements discursifs parasitaires. Un aspect emblématique est le caractère tant d’abandon que de prière que prend ainsi le second thème, avec son rubato subtil (en particulier, dans sa partie subséquente en sol majeur, et ses extraordinaires alternances de quartes et de tierces), sa sobriété de phrasé et l’importance donné à l'accompagnement syncopé de la main gauche conférant au thème son aspect chaloupé – ici, le texte supprime lui-même la tension pour mieux valoriser celle qui naîtra ensuite de la réunion rythmique des mains, dans les progressions d’accord, puis dans l’angoissante modulation chorale finale, qui prend avec Leonskaja une ampleur ecclésiale. Si Lupu allait encore plus loin dans la sensation de disparition des barres de mesure, Leonskaja offre quant à elle une expérience sonore encore plus dense, et parvient, à l'échelle ces presque vingt minutes, par d’autres moyens à la même fin : la transfiguration du même, la métamorphose en semblable.
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Franz Schubert (1797-1828)
Sonate n°17 en ré majeur, D. 850 ;
Sonate n°20 en la majeur, D. 959
Elisabeth Leonskaja, piano
Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, le 29 mai 2019
Le ressassement schubertien d’Elisabeth Leonskaja, au disque et au concert, s’est imposé comme une des aventures interprétatives les plus imposantes de notre époque. Telle le Beethoven ou le Chopin de Pollini, le Haydn ou le Bartók de Ránki, ou le Bach de Koroliov, cette relation se magnifie en mûrissant : parce qu’elle atteint une clarté de conception, une complétude émotionnelle et intellectuelle à partir de la force d’un style pianistique, d’une personnalité de jeu. S'ajoutant cette saison à celui donné aux Champs-Elysées, ce récital impromptu (en remplacement de Murray Perahia, et s’ajoutant cette saison à celui déjà proposé au Théâtre des Champs-Elysées) donnait enfin à entendre ce Schubert dans la grande salle Boulez, où Leonskaja n’avait jusqu’ici joué que Beethoven, puis Mozart et Schumann. Dans les deux sonates les plus imposantes formellement, Leonskaja montre le sens d'un paradoxe apparent : un des styles pianistiques les plus profondément individuels de son temps aboutit à la disparition de l'ego interprétatif.
Il est difficile d’envisager plus difficile défi schubertien que la réunion de ces deux sonates – à la fois les deux plus vastes et complexes architecturalement, et les plus exigeantes techniques du corpus. Leur couplage paraît d’autant moins commun que les grands interprètes historiques de ces sonates ont en général joué en public soit l’une, soit l’autre (à l’exception notoire de Schnabel). Et outre Leonskaja, on ne voit guère aujourd’hui qu’un Andsnes pour avoir à la fois les oeuvres à son répertoire et les moyens de les présenter conjointement au plus haut niveau d’interprétation. Le seul fait qu’il s’agisse de plus de quatre-vingt dix minutes de musique fait partie intégrante de l’enjeu de forme, mais aussi de l’enjeu de vécu d’un tel programme, par l’interprète comme par l’auditeur. Ces sonate ne sont pas devenus moins difficiles avec le passage du temps : hormis quelques cas d’espèce, l’élargissement des proportions de la sonate pour piano a cessé après Schubert, et l’évolution du rapport physique et intellectuel des auditoires à son style n’a pas rendu sa musique plus accessible – au contraire, sans doute. Si sa faculté à émouvoir a, avec plus d’un siècle de retard, fini par lui assurer une relative popularité, celle-ci ne s’est pas tellement propagée au-delà des impromptus et des sonates D. 960 et D. 664. Une des raisons en est sans doute que les autres demeurent trop peu jouées, et que leurs dimensions et leur richesse réclament qu’elles soient entendues plus régulièrement.
Nul pianiste n’a autant fait pour ce répertoire, au XXIe siècle, que Leonskaja, qui donnait ici sa seconde Gastein (après celle à l’amphithéâtre Bastille en 2010) et sa troisième D.959 (après celles à Bastille en 2009 et à Pleyel en 2014) parisiennes en dix ans. Décennie durant laquelle on l’aura aussi entendue deux fois dans la Wanderer Fantaisie, deux fois dans la D.537, une fois dans les D.459, 664, 840 et 960, etc. Pour ceux qui auraient eu la chance d’assister aux moutures précédentes, l’on peut affirmer que le jeu et surtout l’ampleur de vision se sont encore bonifiés, en particulier dans une sonate en ré majeur où la plénitude dynamique et la puissance rythmique paraissent être celles d’une pianiste de vingt ans de moins plutôt que de dix ans de plus. Ce n’est pas que l’engagement ou l’assurance de Leonskaja ont décru au fil de la soirée, il s’en faut de beaucoup : mais le premier mouvement de la Gastein aura sans doute été le plus impressionnant des huit de ce programme – des onze. Et si c’était, d’ailleurs, la page de Schubert où son empreinte restera la plus profonde ? Son enregistrement, vieux de vingt-cinq ans, faisait déjà partie de ses plus beaux disques (il y était couplé avec une D.568 d’une classe sans concurrence). La vision qu’elle propose du monument est personnelle en ceci qu’elle offre presque un condensé des qualités des dépositaires historiques que furent Richter et Guilels – dans des gestes éminemment individuels et dissemblables. L’implacabilité rythmique, la puissance déductive des enchaînements, la continuité d’énergie sur un temps très long, la splendeur sonore. Sans doute pas au même degré, mais qui, de toute façon, pourrait y prétendre ? Les Gastein de Sokolov, au cours de le l’année 2010, offraient un cran supplémentaire de fini instrumental, mais avaient, à des endroits et degrés divers, leurs carences en nature expressif, ou en pertinence de choix. Chez Leonskaja, comme toujours, tout respire d’une immédiateté absolue, qui pourrait produire de la neutralité ou de l’informe si le jeu ne reliait si justement matière pianistique et matériau thématique.
Deux éléments frappent l’écoute, et structurent le premier mouvement (et au-delà) : d’une part la constance avec laquelle le groupe de six notes affirme sa présence, non seulement comme thème, mais comme accent et profil général du mouvement, tantôt mélodie explicite, tantôt accompagnement, et tantôt élément sous-jacent dont l’oreille ressent la présence cachée. Et par ailleurs, la dialectique de longue portée que le jeu de Leonskaja met en évidence, aspect typiquement schubertienne, entre sections polyphoniques et monodiques (les immenses traits de croches à l’octave, plus amples que dans n’importe quelle autre page de Schubert). On pourrait en grande partie décrire le style interprétatif d’un pianiste selon la façon dont il construit un rapport personnel aux faux-unissons de Schubert (ici ; dans l’Allegretto en ut mineur ; ou dans les premiers mouvements de la Reliquie, de D. 459, de D.784 ou de D.845). Chez Leonskaja, ce type de trait prend un tel relief expressif que le problème ardu de l’unité du matériau du premier mouvement se résout naturellement.
On réalise physiquement alors que la puissance de cette page provient du fait que, dans un tour de force peu commun, Schubert est parvenu à déployer à l’échelle d’un très vaste allegro de sonate une dialectique entièrement annoncée dans le thème principal – l’opposition entre le motif rythmique de six notes et la réponses de traits en monodie – que rien, jamais, ne fait dévier, jusque dans la coda. Ce n’est certes pas un des allegros monothématiques de Schubert, mais l’idée musicale essentielle, l’Ur-thema comme on le sent rarement ici, n’a cure de la répartition académique entre thèmes, puisque la même dialectique de texture divise en son sein le « second thème » : la version initiale monodique, et sa répétition élégamment accompagnée des fioritures de la main droite. Et il y a la cerise sur le gâteau : la sensibilité et l’élégance hors du commun avec lesquelles Leonskaja traite la section de récitatif séparant ces deux versants, valorisant à l’extrême sa théâtralité : non par le phrasé ou la dynamique, avec un rubato radical, les appels impérieux entravant le mouvement jusqu’à l’arrêter complètement sur une Luftpause, avant que les effets d’échos ne le réactive comme par enchantement, au sortir d’une parenthèse onirique.
L’énergie qu’il faut déployer pour rendre cette unique dialectique sensible et crédible est immense, et il faut une science du piano peu commune pour la produire. Intuitivement, on pense à la chaleur de timbre, à la qualité du legato et à l’intelligibilité harmonique, comme qualités premières de Leonskaja, plutôt qu’au rebond et à l’impulsion rythmique. Mais on redécouvre ici combien les premières concourent au secondes, du moins pour cette écriture. La disparition de tout caractère percussif ou sautillant dans la caractérisation du motif de six notes ne fait pas qu’en supprimer la couche triviale : il lui évite de lasser sur la durée. La suppression d’une articulation mécanique dans les traits monodiques, et la longueur de phrasé qu’y permet le legato, procure à ces passages l’ampleur exacte que Schubert leur assigne : celle de l’orchestre. De ce fait, Leonskaja n’a nul besoin (et c’est très rare dans l’exécution de ces passages) de forcer le contraste dynamique au début de ces traits, et peut même se permettre de les traiter avec une certaine douceur de ton : les philharmoniques de Vienne ou de Berlin ont-ils besoin de passer en force dans les longues marches harmoniques en croches semblables des 2e ou 9e symphonies ? Au contraire, un surcroît de tension discursive naît de cette détente physique du matériau – un schéma annonciateur de la suite.
La longueur du second mouvement de la Gastein n’est pas aisément divine. Elle l’était pourtant déjà avec Leonskaja il y a huit ans – c’est son premier mouvement qui est devenu vraiment plus personnel. Ce qui nous montré ici est toujours la vertu de patience. Il s’agit de laisser la matériau se décanter, suivant le processus inscrit dans le texte lui-même. Sur le papier, il ne s’agit de rien d’autre que d’une forme sonate sans développement, forme hybride où tout est dit deux fois, suivant un principe d’organisation qui chez Schubert est le prototype de la variation développante schoenbergienne : récapitulation de grande dimension et variation composent un même geste. Rappeler ce simple fait matériel est nécessaire pour éclairer la nécessité et le sens des grandes distances schubertiennes séparant l’apparition et la réapparition d’un motif, phénomène poussé à son maximum dans premiers mouvements des sonates en ut et sol majeur, et encore plus loin dans le Con moto de celle en ré majeur.
Ce mouvement avait déjà était magnifié par l’interprétation donnée par Radu Lupu au Châtelet en 2008. Celle de Leonskaja la rejoint dans la faculté de détendre le matériau, de le décharger de toute surcharge expressive qui créerait autant de micro-événements discursifs parasitaires. Un aspect emblématique est le caractère tant d’abandon que de prière que prend ainsi le second thème, avec son rubato subtil (en particulier, dans sa partie subséquente en sol majeur, et ses extraordinaires alternances de quartes et de tierces), sa sobriété de phrasé et l’importance donné à l'accompagnement syncopé de la main gauche conférant au thème son aspect chaloupé – ici, le texte supprime lui-même la tension pour mieux valoriser celle qui naîtra ensuite de la réunion rythmique des mains, dans les progressions d’accord, puis dans l’angoissante modulation chorale finale, qui prend avec Leonskaja une ampleur ecclésiale. Si Lupu allait encore plus loin dans la sensation de disparition des barres de mesure, Leonskaja offre quant à elle une expérience sonore encore plus dense, et parvient, à l'échelle ces presque vingt minutes, par d’autres moyens à la même fin : la transfiguration du même, la métamorphose en semblable.
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