M. Jansons / Wiener Philharmoniker – Schumann, Berlioz – TCE 4/6/19



Schumann, Symphonie n°1 en si bémol majeur, op. 38
Berlioz, Symphonie Fantastique : Episodes de la vie d’un artiste, en cinq parties.

Wiener Philharmoniker

Mariss Jansons, direction



Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 4 juin 2019

Songe d'une nuit de Walpurgis


Il est toujours agréable de retrouver les meilleurs orchestres dans des programmes entièrement consacrés à la symphonie, sans concerto ni ouverture, sans changements de plateaux ni longues séquences de rappels : ces concerts encouragent la concentration sur l’essentiel, le dialogue entre un ou deux grands textes, et une formation de haute tradition. Ce millésime de la rituelle venue des Viennois avenue Montaigne a sans doute valorisé un orchestre qui gagne à être placé devant des difficultés : il l’a été, par la densité du programme, et du fait tant des choix interprétatifs de Jansons, de l’état de forme de celui-ci, ou de conditions acoustiques que l’on sait particulières.




Le Philharmonique de Vienne cultive comme jamais, dans ses tournées des dernières années, sa culture de l’indépendance à l’égard de toute férule de chef. Rien que sur la décennie écoulée, on a vu se succéder, pour leurs seuls concerts parisiens, Lorin Maazel, Zubin Mehta, Valery Gergiev, Daniel Harding, Christian Thielemann, Christoph Eschenbach, Riccardo Chailly, Daniel Barenboim, Andris Nelsons et donc son maître Mariss Jansons (une liste qui recoupe largement celle des chefs récemment choisis pour le concert du Nouvel an, et à laquelle il faudrait ajouter, pour les tournées extra européennes notamment, au moins Riccardo Muti, Gustavo Dudamel et Adam Fischer). Un esprit chagrin pourrait remarquer que c’est peut-être le symptôme d’une période où l’orchestre ne bénéficie pas d’une ou deux relations spéciales, intenses et approfondies. Pourtant, sans successeurs évidents à Böhm, Karajan et Bernstein, Vienne est toujours Vienne, et c'est en un sens à mettre au crédit du système de gouvernement autosuffisant et associatif, resté inchangé en son principe depuis 177 ans. C'est aussi à mettre au crédit d'un patrimoine instrumental unique dans sa personnalité et sa préservation, une tricherie des plus légitimes. Et si l'aura d'une grande baguette d'élection manque, il ne fait pas de doute qu'avec un Muti ou un Jansons, le Wiener vient défendre davantage qu'une excellence instrumentale : il défend et illustre ce qu'est une trace institutionnelle dans l'histoire de l'interprétation, une marque apposée sur des répertoires, qui altèrent profondément la signification même de ces répertoires.

Le Schumann et le Berlioz de Jansons sont, pour autant que je sache, des contrées inconnues des auditoires de concerts parisiens, du moins à ce siècle. Ce qu’on y trouve ne présente cependant pas de véritable surprise, ni bonne, ni mauvaise. Les qualités habituelles de cette direction parmi les plus économes d’effets (elle l’est de plus en plus) sont affirmées sans une once de démonstration, et avec pour limite un engagement physique dont le déclin, depuis quelques années, se fait parfois sentir quant à l’emprise que le maître letton exerce sur l’orchestre. Le contexte n’est pas ici anodin, ce concert étant l’avant-dernier d’une longue, éprouvante tournée européenne de l’orchestre, et qui devait dès le lendemain s’achever à Hambourg. C’est donc un chef en possession partielle de ses moyens qui conduit ici les Viennois : lesquels, on le sait, sont cependant capables du meilleur pour faire honneur à une baguette qu’ils ont en respect et en affection.

Et de fait, ce concert aura plutôt donné à entendre de bons Wiener, c’est-à-dire une phalange qui, en se montrant simplement à son niveau normal, se trouve pratiquement seule dans sa catégorie d’excellence : non au sens banalisé de la virtuosité clinique et standardisée (ou clinquante), mais de la richesse et du caractère des timbres, et de la force d’affirmation stylistique, et d’appropriation de leur coeur de répertoire. Le son viennois est particulier dans tout, et presque plus dans Schumann que dans, par exemple, Schubert ou Brahms. Cela tient sans doute à ce que la culture interprétative des symphonies de Schumann doit davantage à des imaginaires sonores rhénans et prussiens, privilégiant la compacité du son, et évitant le plus souvent le piège de l’épaisseur par une domination assez nette des cordes. Les Viennois ont presque toujours affirmé dans ces symphonies leur profil sonore plus brillant et coloré, au risque de l’excès d’éclat. Leur contribution historique à la discographie n’en reste pas moins d’une intrigante parcimonie : qu’on songe que seules quatre intégrales en studio ont été gravées par eux (par Solti, Mehta, Bernstein et Muti, dans cet ordre), regroupées du reste sur un petit quart de siècle. Une poignée de disques mémorables isolés s’y ajoutant (Böhm ou Karajan dans la 4e, Sinopoli ou Levine dans la 2e…), mais ce coup d’oeil rétrospectif rappelle que le Schumann des Wiener est à la fois une matière passablement rare et précieuse. Il fut toutefois loisible aux Parisiens d’y goûter en qualité et quantité appréciables, lors d’un concert monographique de 2012 où Thielemann avait proposé les 1ère et 4e symphonies, ainsi que la Fantaisie pour violon et orchestre.

Mariss Jansons, comme Thielemann, fait sans doute partie des chefs qui tendent à restreindre la propension de l’orchestre à l’extraversion de timbre, sans le brider pour autant : plutôt en l’enracinant dans un fondu des individualités, dans la lignée karajanienne à laquelle, chacun à sa manière, ils se réfèrent. C’est donc une pâte orchestrale à la fois équilibrée et parfaitement reconnaissable qui s’empare de l’introduction de la Frühlingssinfonie. Cette introduction fait sans doute partie des plus délicates du répertoire romantique, en ceci qu’elle bascule aisément dans une pompe d’autant plus difficile à soutenir que son jeu de références stylistiques, aux degrés ambigus, son caractère de pastiche d’ouverture (qui se retrouve de façon plus subtile dans le début du finale), ne produisent plus aisément de charme immédiat. Il est particulièrement intéressant d’entendre et de réentendre l’orchestre de répertoire par excellence jouer ces pages, qui ont besoin d’une prise en main décomplexée, assumant le semi-kitsch de l’orchestration et de l’harmonie (la soudaineté toujours bizarre de la modulation mineure) pour lui donner du chic et de l’assurance. Une mission dont les Wiener s’acquittent avec sérieux et efficacité, de nouveau.

On peut se montrer plus réservé sur la suite du mouvement. La transition vers l’allegro fait partie de celles qui peuvent transmettre une irrésistible excitation, sans nécessairement recourir à une accélération spectaculaire (le geste et le pas naturels du thème ne sont pas ceux de l’urgence mais de la résolution, et il n’est donc pas absurde d’ignorer délibérément l’indication molto vivace). La grande trouvaille de cette transition est son soudain basculement du verbe dans l’action, ce décrochage de la tension accumulée, rendu physiquement tangible par le motif descendant de cor à nu, le brusque dévoilement jeté là. J’ai le souvenir (alors même que je ne suis pas, en général, un grand admirateur de ses transitions dans le répertoire symphonique) d’une remarquable négociation de ce passage par Thielemann. Ici, on se contente de retrouver le charme indiscutable du cor viennois, le vibré de sa texture, mais pas l’élan qui l’amène, et pas le surcroît dynamique (un crescendo est demandé) qui modifie le caractère du thème sur lequel la phrase débouche. La suite se distingue par un ton souverainement élégant, qui frustre néanmoins d’une verve rythmique (presque possible à ce tempo assagi) plus spirituelle. Un intérêt certain de ce tempo, néanmoins, est de prendre le temps de dire le second groupe thématique, avec ces bois plus aptes que d’autres à soigner l’accentuation mélancolique du motif mineur. L’emphase éprise des appels de cordes qui suivent bénéficie aussi d’un tempo qui valorise l’ampleur de phrasé des doubles croches. Et le caractère un peu besogneux du développement sur la cellule obstinée du thème principal trouve une forme d’à‑propos dans son renforcement, dans la mesure où la force de caractère des timbres le permet. En somme, l’orchestre réussit là où beaucoup échoueraient.

Une dimension de piquant, d’enthousiasme et  de gourmandise populaire que Thielemann réussissait à transmettre, manque cependant, et ne parvient pas à transcender le retour, au terme du développement, du matériau introductif, dont la pompe ne peut être simplement la répétition du climat initial de la symphonie mais réclame cette fois une sauvagerie qui lui est ici refusée. Il manque de même au Larghetto, fort soigné, une spontanéité et peut-être, aussi, une légèreté d’archet – qui n’est sans doute pas la préoccupation naturelle des Viennois dans cette musique. Ce qu’on entend là est d’une grande beauté plastique (quels altos !) et d’une dignité expressive certaine, mais qui fait trop songer à l’imaginaire sonore étreignant d’un mouvement lent brahmsien. Manquent un trait chambriste, et surtout le caractère quasi improvisé du flux mélodique, qui donne à l’idée principale sa circulation fantomatique, et en fait un texte schumannien par excellence : pour un peu, on reprocherait ici aux Viennois de trop aller au bout des phrases. On ne peut à l’inverse qu’apprécier cette qualité naturelle dans un scherzo exemplaire de continuité et de hauteur stylistique, et où le fruité, et l’impact dynamique de l’orchestre font merveilles dans le si difficile second trio. Le finale est lui aussi de belle facture ; on y a le souvenir de Viennois à l’humour plus sophistiqué, avec une pointe de sucrerie, lors du concert de Thielemann. Il n’est pas à exclure que, dans la conduite du motif principal de croches, les personnalités sans doute différentes de Rainer Küchl et de Volhard Steude puissent expliquer ce changement de ton. Les oppositions de timbres et de registres sur le thème kreislerien, avec ces bois aigres-doux et ces basses majestueuses, sont délicieuses. Mais la légère frustration d’une fête orchestrale plus exubérante demeure. Ni la consistance des choix interprétatifs, ni la qualité de réalisation ne sont attaquables où que ce soit dans cette 1ère : ce qui est en cause est un sérieux qui se passe de toute distanciation, de toute dimension de jeu. Il me semble que le texte porte en lui-même l'idée qu'il a besoin de jeu pour exprimer son sérieux.
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