Brahms, Sonate n°3 en fa mineur, op. 5
Chopin, 4 Mazurkas, op. 24 ; Scherzo n°1 en si mineur, op. 20 ; Scherzo n°2 en si bémol mineur, op. 31 ; Scherzo n°3 en ut dièse mineur, op. 39 ; Scherzo n°4 en mi majeur, op. 54.
Krystian Zimerman, piano.
Paris, Philharmonie, Grande Salle Pierre Boulez, le 7 juin 2019
Un récital océanique
Même si une poignée de maîtres demeurent injustifiablement ignorés, les principales scènes parisiennes proposent sans conteste l’offre la plus riche au monde en matière pianistique – comme d’ailleurs en matière symphonique : on le sait, les carences sont chambristes et lyriques. Depuis que la Philharmonie a trouvé son rythme de croisière, entre productions maison et coopération avec Piano 4*, le mélomane pianophile a l’assurance d’entendre chaque saison au moins cinq ou six récitals de tout premier plan, qui s’ajoutent à un nombre au moins comparable dans les autres salles principales. Ces pages s’en font autant que possible l’écho.
Certains sont des rituels, aussi ponctuels que constants dans l’excellence. D’autre très grands souffrent toujours d’un manque de notoriété qui les confine à des apparitions épisodiques. Et il y a le cas Zimerman, à la fois oiseau rare, et légende vivante (alors qu’il n’a que la petite soixantaine) dont l’aura fait de chaque réapparition un événement inhabituellement chargé de tension, d’excitation pré-musicale. Ce genre d’attente crée en général de la déception, ou un enthousiasme dénaturé. Mais dans ce cas précis (et plus que dans tous les autres concerts que l’on a entendus de lui depuis dix ans), on rend les armes. C’est par les seules qualités de son piano et la portée des ses gestes d’interprète que le maître polonais a fait de son récital un événement hors-normes, de nature à provoquer plus que l’émotion et l’admiration : une forme de sidération. Il est aussi permis d'y voir une réponse magistrale à la question : pourquoi des interprètes ?
On pouvait attendre beaucoup de cette sonate en fa mineur de Brahms. Pour au moins trois raisons : que Zimerman a gravé il y a quarante ans une des deux ou trois intégrales fondamentales des sonates, disque ayant acquis, comme celui consacré aux valses de Chopin et celui aux sonates de Mozart, une aura reliquaire après que l’auteur en a interdit la réédition en cd ; qu’il a donné, lors de l’un des quatre petits récitals qu’il a donnés depuis quinze ans à Paris, une sonate en fa dièse mineur époustouflante de prise de risques et de hauteur de vue ; que c’est bien dans la 3e Sonate, enfin, qu’on est le plus souvent frustré de la radicalité de geste, de l’immédiateté sauvage et de la simplicité de ton que l’on n’accorde le plus souvent qu’aux deux premières sonates (quand on daigne les jouer). La grande arche pianistique brahmsienne n’est certes pas mal traitée quand son majestueux symphonisme résonne à la Philharmonie : les derniers à s’y être collés furent Leonskaja (en 2015) et Freire (en 2012 et 2016), deux pianistes qui s’y entendent à faire sonner un piano, et à préserver des équilibres de grandes dimensions sans volontarisme mal placé. Et pourtant, chacune de ces nobles exécutions pouvaient paraître manquer de l’essentiel : une immédiateté, un geste net, tranchant.
Sans doute, Zimerman a‑t-il considérablement évolué depuis l’époque de ces fameux enregistrements maudits, et peut-être pourrait-on se convaincre aux écoutes récentes, en salle, de son Brahms surtout, que les raisons qu’il a de limiter autant que possible (c’est-à-dire, heureusement, peu) l’accès à ces témoignages de jeunesse sont les plus fondées qui soient : elles se trouvent inscrites dans son jeu même, tel qu’il est aujourd’hui. Qu'est-ce à dire ? Contrairement à un Pollini ou à un Lupu, Zimerman n’a pas montré au cours de sa carrière les signes d’une évolution marquée dans son rapport au piano, dans les fondamentaux de sa technique. Du moins, pas de façon directement observable et traductible. Contrairement aux deux précités, d’ailleurs, il a cultivé sa clarté de sonorité sans chercher ni à la densifier, ni à la fondre en une intégration supérieure. Pourtant, ce piano sonne sans doute avec une personnalité plus signée que par le passé. Ce qui s’est décanté et densifié, c’est cette manière de chauffer à blanc la texture, et avec elle l’expression. On peut approximativement situer le début de cette évolution à la fin des années 80 ou au début des années 90 (époque où il a le plus joué l’intégrale des scherzos de Chopin en concert : quelques bandes non officielles en témoignent de façon frappante). Il se peut bien qu’elle ait été intermittente. D’autres concerts de cette décennie, puis de la suivante, à l’image de ceux qu’on a pu entendre, semblent montrer une ambivalence, un balancement du pianiste entre ses deux personnalités. D’un côté, le goût pour l’équilibre souverain des proportions expressives ; l’adéquation miraculeuse, et sans une once de pédantisme, entre les fins et les moyens par laquelle Zimerman avait, lors de son précoce sacre varsovien, stupéfait le monde. De l’autre, l’aspiration à la faille, à l’arrière-fond instable et inquiétant des architectures, à une sauvagerie venant par en-dessous, pour parfois déborder – et dont, hélas, aucun enregistrement officiel ne laisse vraiment soupçonner l'existence.
On l’a vu osciller entre ces tendance jusque dans une même oeuvre, ainsi dans ses deux opus 111 données à Pleyel en 2008 et 2014 : de sorte à laisser un sentiment d’inachèvement. Mais on l’a vu aussi faire rugir le fauve qui sommeille dans le dandy, et déployer un piano d’une étourdissante puissance dynamique et surtout lyrique : en premier lieu, dans Brahms, dans le concerto en ré mineur, et surtout, dans les opus 119 (2008) et dans la 2e Sonate (2012). Cette manière d’attaquer la sonate de Brahms comme par un coup de griffe, moins de chat que de lion affamé, s’était gravée dans notre mémoire comme peu d’instants pianistiques. On retrouve exactement le même geste, pourtant moins évident à théâtraliser et à rendre crédible rétrospectivement, dans l’incipit de la 3e Sonate. Un aspect frappe d’emblée et se retrouve tout au long de cette interprétation : un alliage d’urgence et de férocité qui ne contredit jamais l’impression que Zimerman a le temps, qu’il entend très loin au devant de ce qu’il est en train de jouer. Cette immédiateté et cette transversalité renouent avec une manière que l’on croyait tombée dans les limbes de l’interprétation de cette oeuvre, celle d’un Gieskeking, d’une Yudina, ou plus encore, d’un Edwin Fischer, dont Zimerman ressuscite la vision étreignante et unitaire, et surtout la simplicité absolue de ton (les sections à 4/16 de l’andante, dépouillées de tout pseudo-mystère, presque insouciantes, vraiment leise und zart), en y ajoutant l’infaillibilité de doigts et l’endurance expressive de son exceptionnel legato dans le finale.
Cette voix qui fait parler à la musique sa langue natale, qui fait entendre le texte dans son accent et son jaillissement naturels, nous sont un peu plus familiers dans Chopin, et Zimerman y a pris une part considérable pour ce qui est de son temps. Mais dans Brahms… Est-ce cette longueur de projection de la forme dans l’oreille qui l’autorise à prendre un chemin radicalement (quoique subtilement) différent des autres dans le caractère ? On s’est tellement accoutumés à entendre (au moins les deux premiers mouvements) cette sonate jouée avec des variétés de solennité, de mise en scène du retard, de l’attente, une religiosité certes légitime, mais appuyée au risque du kitsch : la seule marche harmonique initiale donnant l’impression de pénibles pas, ou plutôt enjambées d’un colosse hésitant. L’ambitus auquel contraint la partition durant tout ce mouvement, avec son accumulation de sauts de main gauche à la texture orchestrale – geste semblant exprimer son propre pathos –, tout ceci conduit trop aisément à une accentuation lourde, entravant un mouvement général qui ne demande qu’à conquérir, à dévorer l’espace. Zimerman ouvre, montre, et avale tout l’envers du décor.
Ces premières minutes ont pu encore être surpassées en beauté et en concentration dans le cours du récital : mais elles avaient ceci de spécial qu’elles affirmaient une position interprétative remarquablement forte, qui porte à conséquence dans l’approche de la 3e Sonate autant qu’à l’égard du répertoire du piano en général. Elle consiste en un choix difficile, celui de renoncer à la symbolisation la plus évidente que met le texte à disposition, de se passer de ce pathos du geste orchestral déployant sa propre esthétique, sa propre signification historique, au-delà de son strict contexte stylistique : à faire entendre le texte dans sa dignité baudelairienne, où de la signification transitoire s’élève quelque chose d’éternel. Cette dimension d’éternité qui est le classique de ce moment du romantisme, où chaque geste et son pathos sont naturalisés. Les appoggiatures d’octaves, les sauts, les imitations d’accompagnements de contrebasses en triolets obstinés, les immenses arpèges : tout est ici ramené à une forme d’ordinaire du piano, comme s’il ne s’agissait de rien d’autre que d’une mélodie posée sur une basse d’Alberti ; un ordinaire qui laisse place à l’extraordinaire du discours et à la majesté de la forme pure. Toutes les progressions harmoniques ont une directionnalité, sont mues selon un pouvoir d’attraction qui est celui inscrit dans le texte même : l’accent et le phrasé ont toujours le caractère de la nécessité architecturale. La formidable débauche d’énergie physique évite à cette naturalisation de paraître neutre et de créer l’illusion d’une facilité. Tout est naturel, et rien n’est lisse.
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