Récital d'Elisabeth Leonskaja (Schubert, Schoenberg, Webern), TCE 27/11/18

Schubert, Sonate n°3 (5 Klavierstücke) en mi majeur, D. 459 (A) ;
Schoenberg, Six Petites Pièces, op. 19 ;
Schubert, Wanderer Fantaisie, D.760 ;
Webern, Variations, op. 27 ;
Schubert, Sonate n°21 en si bémol majeur, D. 960

Elisabeth Leonskaja, piano


Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 27 novembre 2018

« Manche Thräne siehst du, siehst so manches Lächeln... » : romances sans paroles dans les deux Vienne

Les lieux, les heures, les instruments et les producteurs varient continument, mais pour les mélomanes l’essentiel est préservé : même ambulant, le récital de Leonskaja est devenu un rendez-vous immuable de la saison pianistique. Il y a eu le Châtelet, l’Opéra de Paris, l’Auditorium du Louvre, le TCE, Pleyel, la Cité de la Musique et le Philharmonie. Elle retournait cette année avenue Montaigne, sur cette scène où elle avait effectué ses début parisiens au Concours Long-Thibaud de 1965, et où elle nous avait gratifiés en 2011 d’une de ses prestations les plus mémorables – avec le récital de l’an dernier. L’attrait de cette soirée était rehaussé de l’extrême rareté des poignants fragments D.459. Annoncé comme monographique, le programme amalgamait finalement la Deuxième École, avec bonheur, les miniatures de Schoenberg et Webern scintillant comme une constellation cousine du fascinant langage du Schubert le plus expérimental.

Une observation générale sur cette soirée. Il est toujours bon de pouvoir écouter les solistes et orchestres que l’on aime en des lieux variés, afin de mieux saisir ce qui leur est propre : dans le son, bien évidemment, mais dans tout ce qui part du son, l’accent, le phrasé, la polyphonie, la manière de prendre la parole et de la transmettre – la conception, quasiment. De ce point de vue, nous avons mangé notre pain blanc, Parisiens qui avons pu entendre, par exemple, la grande sonate en fa dièse de Schumann à Pleyel puis à la Philharmonie, la triade finale de Beethoven dans l’intimité du Louvre (2010) puis dans l’immensité de la Salle Pierre Boulez (2017), et en prime une admirable opus 111 un dimanche matin élyséen (2011). Avec ce retour au TCE, Leonskaja nous donnait à réentendre deux partitions majeures qu’elle avait proposées ailleurs. Les Variations de Webern, d’abord, données à la Cité de la Musique en 2015. Je n’avais pas gardé un souvenir impérissable de cette exécution assez sage, sinon prudente. Tout ici est différent. Le moment – en ouverture de deuxième partie, prélude à la D.960 ; la présence de la partition (victime d’un courant d’air, obligeant à recommencer tout le I, et concourant à décontracter plus qu’autre chose la pianiste) ; le son, bien plus plein et franc que dans la triste acoustique de la Cité ; et surtout, peut-être à cause de tous les éléments précités, l’engagement, très supérieur, donnant au II une étonnante ampleur symphonique, le tempo étant modérément Schnell, par ailleurs. La rigueur rythmique générale peut cependant ne pas être vue comme idéale ici ou dans le Ruhig final : Pollini a imposé cette vue comme légitime et presque canonique, mais les battues et articulations plus souples (Gould, Rosen…) se défendent aussi bien.

La Wanderer avait été jouée lors du second des deux magnifiques récitals que Leonskaja avait donnés à l’amphithéâtre Bastille, en 2009 et 2010. Son approche très franche, dangereuse parfois, allante et refusant le surlignage de l’élément rythmique, n’a guère varié. L’unité d’idée des quatre mouvements se fait sentir, avec elle, davantage dans le geste harmonique ressassé. Cela n’empêche pas la carrure d’être forte et cohérente. Les accrocs sont anecdotiques, y compris dans un finale du feu de dieu, où l’on ne saurait reprocher qu’un équilibre un peu exagérément appuyé sur la basse – mais c’est sa pente, et donc son excès. On ne cesse d’être frappé par le naturel du jaillissement de la version lyrique du thème dans le I, par la spontanéité des transitions difficiles par leur rudesse qui rythment l’œuvre. Sommet halluciné de la partition (et un de ceux de Schubert), la dernière page du II, déjà inoubliable à Bastille, sourd et rôde comme une Geistervariation. Cette Wanderer était précédée par l’opus 19 de Schoenberg, une musique à la liberté plus écrite ; qui met davantage en évidence que celle de Webern la noblesse de ton et la finesse d’oreille de Leonskaja. Laquelle propose une lecture d’une élégance creusée, parfaitement complémentaire de l’urgence pollinienne. Le jeu de de superposition dynamique de la troisième pièce, la très chic harmonisation et le phrasé altier de la quatrième signent cette approche, soulignant les traits Alt-Wien du texte, et fondant l’exécution dans son environnement schubertien. Toute figuration se tient dans la douceur d’amertume qu’avait imposée, juste avant, la D.459 : « Tu as vu bien des larmes et tu vas vu bien des sourires », chantent Schreiber et Schubert dans un des plus beaux lieder qui soient (An den Mond in einer Herbstnacht). La continuité dans la sentimentalité distanciée, d'une Vienne à l'autre, de l'imagerie poétique naïve à celle des ombres trakliennes, apparaît avec une rare évidence. On prend, avec Leonskaja, le temps de savourer l'ambiguïté, tout au long d’une première partie exemplaire de hauteur stylistique. Que l'on repense, d'ailleurs, au Mozart sur lequel l'on avait laissé Leonskaja à l'été dernier : quand il s'agit de trouver le ton le plus naturel, elle est sans rivaux pour imposer son évidence dans les Vienne des trois siècles.

Des neuf sonates « de maturité » de Schubert (à partir de D.664), Leonskaja en avait déjà données cinq au public parisien au cours de la dernière décennie. Après cette sonate en si bémol, il n’en reste plus qu’un tiers (les D.784, 894 et 958) et l’on ne peut qu’implorer qui ou quoi bon nous semble pour les entendre toutes en salle. L’inconditionnel de la grande dame n’est pas, cependant, un amoureux aveugle. Si l’on irait volontiers écouter une D.960 de ce niveau tous les ans, celle-ci ne fut probablement pas une de ses plus grandes. Pourtant, elle était sans reproches véritables, mis à part des approximations de doigts plus nombreuses qu’en première partie. Mais d’une part, Leonskaja m’y est apparue un peu moins dans son piano, la force conductrice de l’oreille s’imposant moins, la profondeur et le contrôle du son étant plus intermittents. En un sens, il s’agit de la D.960 de l’honnête homme. Tout y est juste, et l’intelligence de la forme fait son œuvre en évitant de se montrer. On se tient dans le Molto moderato (avec reprise) en un entre-deux, entre liberté rhapsodique et rigueur minérale, naturel du chant et céleste langueur. L’absence d’un choix bien net à cet égard est-il rédhibitoire pour l’intensité de restitution du texte ? Sans doute pas : le prodigieux Dezső Ránki nous l’a démontré il y a quelques mois. Le problème vient peut-être plus du matériau lui-même, qui dans ce premier mouvement, mais aussi et surtout dans le second, pose le problème de son impériosité, de son caractère autophage, dévorant l’espace rythmique et harmonique qui lui est alloué par son expressivité saturée. Laisser parler la musique et s’accomplir la forme, comme Leonskaja sait si bien le faire en général et dans Schubert en particulier, est ici une gageure. On se prend à désirer moins d’humilité. Reste des instants à thésauriser, comme la magistrale conduite rhétorique du début du développement du I (la reprise en ut dièse mineur), et les emportements (y compris la coda) inattendus de fougue du finale.

Il est des œuvres presque jamais jouées que l’on irait entendre tout à trac sans prêter attention, ou peu, à leur interprète. En général, il s’agit des joyaux isolés de compositeurs mineurs, ou de toute une kyrielle de pièces de Schubert (ou de Mendelssohn) dont la réputation ne s’est jamais faite. Les cas de Mendelssohn et Schubert sont pourtant très différents. Le premier doit le mépris très poli et distingué dans lequel le tiennent nombre de pianistes et de pianophiles à la paresseuse image de l’amabilité académique. Le second, à un sentiment plus diffus, rarement fondé sur les textes et sur une véritable écoute, qu’un jeune compositeur à la recherche de son style n’a pu engendrer que des œuvres au style hésitant et à l’inspiration inégale. Ce sentiment a été sans doute nourri, originellement, par un malaise d’étonnement face à des signaux contradictoires : d’un côté l’aspect conformiste du ton et du charme, de l’autre le caractère spéculatif, bizarre de la technique compositionnelle. Il ne s’agit pas, en fait, d’une donnée directement liée au style, car le Schubert adulte, d’après 1814 environ, a tout de suite trouvé son style et s’il n’a fait que progresser dans sa maîtrise, celle-ci lui fut donnée d’emblée : le corpus lyrique le démontre d’évidence.

Mais il est vrai que la grandeur d’expression uniquement accordée aux œuvres de maturité (d’après, disons, 1823) est liée à une réconciliation de ce style personnel avec le langage viennois classique, ce qui implique qu’il y eut, auparavant, un conflit entre eux. Or, il est permis de penser que de ce conflit sont nées bien des pages parmi les plus subtiles et émouvantes (et pas seulement les plus originales) de Schubert. C’est en soi un phénomène édifiant qui donne raison à Schoenberg : le style et le langage sont des choses distinctes, qui s’influencent et se renouvellent en une forme de dialectique, jusqu’en un même auteur. Les œuvres, en particulier chambristes et pianistiques, d’avant la « réconciliation » (qui à la limite n’est définitive qu’à partir de la 16e Sonate D.850), mêlent le plus souvent les lieux communs de danse et de charme ornemental avec un trait expérimental conduisant le phrasé à une neutralisation suspendue. En une même page, en une phrase parfois, alternent l’abstraction frisant l’abscondité et la figuration galante ou populaire. Un schéma qui est parfaitement connu des interprètes, notamment quartettistes, de Haydn, mais qui est d’autant plus délicat à appréhender chez Schubert que l’air y est plus trouble, l’architecture plus ouverte, et parfois le texte plus inachevé.


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