P. Heras-Casado / Orchestre de Paris – Debussy, Eötvös, Stravinsky – Philharmonie 12/9/19

Claude Debussy, La Mer
Peter Eötvös, Alhambra, concerto pour violon n°3
Igor Stravinsky, Le Sacre du printemps

Isabelle Faust, violon
Orchestre de Paris

Pablo Heras-Casado, direction



Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, le 12 septembre 2019

Divers enjeux contemporains

La création française du nouveau concerto de Peter Eötvös se taille une part d’attention remarquable, et remarquée, au sein d’un programme pourtant écrasant. Dans ce couplage devenu une sorte de figure imposée géante du XXe siècle classicisé, Pablo Heras-Casado convainc, et, sans forcément apporter de révélations profondes sur ce répertoire, confirme son talent protéiforme. Et ainsi,  pose des jalons – sinon des augures – pour demain. Du moins, il faudrait l’espérer.

On se désintéresse ici de la question, largement débattue ailleurs, de la course à la succession de Daniel Harding au poste de directeur musical de l’Orchestre de Paris – en dépit d’un programme suggestif à cet égard aussi : création mise à part, c’était notamment celui de Daniele Gatti à sa prise de fonction, en 2008, à la tête de l’ONF. Cela n’empêche pas d’indiquer de suite que Pablo Heras-Casado fait partie des choix non seulement possibles, mais souhaitables, pour plusieurs raisons qu’il n’est pas utile de détailler ici, mais que l’on se bornera à énumérer : le très vaste répertoire (il est même, de Monteverdi à la création contemporaine, sans rivaux), la sûreté de la panoplie technique qui y convient, une absence de dogmatisme et un goût assez sûr, la jeunesse accompagnée d’un certain charisme. Surtout, il est l’incarnation d’une génération de musiciens qui, pour le meilleur comme pour le pire, ont digéré les lignes de force interprétatives fondamentales des cinquante années précédentes (la révolution baroque, et la digestion post-moderne de l’avant-garde) et toutes les contradictions afférentes dans le rapport au style, au langage, et en définitive, à l’histoire. Dans son cas, ces contradictions paraissent non pas surmontées (elles ne peuvent raisonnablement l’être), mais maniées dans une sorte d’économie de l’équilibre, non dénuée d’élégance dans la gourmandise touche-à-tout.

Dans ce contexte où, pour manier l’idiome sportif, l’enjeu peut tuer le jeu (pour une catégorie d’auditeurs autant que pour les musiciens), la relation perçue entre chef et orchestre attire plus l’attention que d’ordinaire. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, puisqu’elle incite à observer avec soin la façon dont le chef parvient à se faire suivre et comprendre, et la cohérence, la constance de la réponse qu’il obtient des pupitres. Heras-Casado est un chef de haute technicité, mais sa pente naturelle est semble-t-il de le faire oublier au profit d’une gestuelle expressive, qui semble cependant mieux destinée à l’orchestre qu’au public. Dans des partitions si courues, il faut assurément davantage que de la virtuosité, et il est aussi délicat d’éviter l’écueil de l’impersonnalité que celui de la micro-démonstrativité. Le second, ici, est déjoué avec naturel. Le premier se dresse ici ou là. Dans La Mer, le chef espagnol a le mérite de proposer dès De l’Aube… une approche dénuée d’esthétisme ou d’effets de zoom. Cette direction qui a digéré les grandes leçons modernes, bouleziennes et abbadiennes, cherche et trouve un pas toujours naturel, et soigne les transitions (le thème plaintif du hautbois au chiffre 6 évite l’alanguissement) et surtout le mordant expressif des plans sonores (comme au gracieux contrepoint des bois et violons à 10). L’OP se tire honorablement de la plus difficile section (le grand ralentissement précédant la coda, même si ses violons ne sont pas encore tout à fait en mesure d’éviter ici une mer huileuse (mais si peu le sont). La coda proprement dite bénéficie d’une progression et de textures remarquablement soignées. Comme toujours, et malgré les vertus acoustiques de la salle, la réapparition triomphale du thème aux bois ne parvient pas entièrement à déchirer le rideau sonore, mais l’intelligibilité harmonique générale reste sauve.


La conduite de Jeux de vagues convainc un peu plus encore, Heras-Casado y faisant admirer son sens de l’animation et de la pulsation sans trivialité, ni perte de contrôle des plans. Le mouvement frise le sans-faute, n’étaient encore le relatif défaut de cohésion et de franchise rythmique des cordes dans le climax final. Dans Dialogue…, Heras-Casado laisse s’exprimer un peu plus son goût pour l’éclat, qu’il sait maintenir en deçà de la vulgarité. C’est en fait le mouvement qu’il réussit le mieux, car il sait gratifier d’un spectaculaire qui ne compromet pas l’accent naturel de la musique – les textures semblent dans les climax prendre une coloration suggérant une tradition américaine d'interprétation de l'œuvre. L’orchestre livre ici une irréprochable prestation, alors que le chef sollicite à l’extrême la retenue sur la grande pédale de ré bémol : dans ce cadre plus piégeux qu’il n'y paraît, le duo de flûte et hautbois tient brillamment son rôle, avec toute la cohésion et la souplesse requises. Au climax qui suit, l’acoustique est merveilleusement mise à contribution pour valoriser une dynamique généreuse, qui ne cède pas un pouce au clinquant : le thème hymnique resplendit d’un alliage aussi cuivré que dense et frémissant dans le quintette. La coda, préparée sans appels de trompettes, couronne une interprétation fondée sur des fondamentaux vertueux : équilibre des plans, soin des textures, clarté et simplicité de respiration. Y manque-t-il un caractère plus personnel ? C’est possible. On songe à ce que le même orchestre, dans des dispositions techniques alors plus incertaines, et dans des conditions acoustiques bien plus délicates (en 2010 à Pleyel) avait donné à Salonen dans La Mer : une articulation discursive plus décidée, des arêtes, une rugosité tant de rythme que de timbres, peut-être plus conforme à l’esprit du texte. Sur le terrain de l’épure, voire d’une forme d’ascèse expressive, son compatriote Mikko Franck avait montré il y a deux ans une conception plus aboutie. On fait la fine bouche, mais on goûte après tout autre chose ici, qui est en résumé le plaisir d’une sensualité simple, qui ne révèle peut-être pas de virtualités de la musique, mais donne ce qu’on attend d’elle.

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