Quatuor Arod – Schubert, Webern, Schoenberg – Philharmonie, 11/10/19

Schubert, Quatuor n°4 en ut majeur, D.46
Webern, Langsamer Satz
Schoenberg, Quatuor n°2 en fa dièse mineur, op. 10

Quatuor Arod : Jordan Victoria, premier violon ; Alexandre Vu, second violon ; Tanguy Parisot, alto ;  Samy Rachid, violoncelle.

Elsa Dreisig, soprano


Philharmonie de Paris, Studio, le 11 octobre 2019


Quelle gifle, presque assommante, que ce concert. La progression du Quatuor Arod, qui partait d’assez haut déjà (voir les comptes rendus de leurs débuts aux Bouffes du Nord puis à la Biennale de la Philharmonie) est un des phénomènes interprétatifs les plus impressionnants survenus dans le monde chambriste ces dernières années. On a vu éclore des quatuors d’un niveau instrumental (presque) comparable, mais très rarement parvenir, si jeunes, à ces degrés de symbioses et d’autorité interprétative, de clairvoyance dans le rapport entre style et engagement expressif, et enfin, surtout, de tranquillité de vue. La leçon de quatuor est ici d’autant plus magistrale qu’elle est administrée dans un programme d’une grande intelligence, composant une superbe continuité dramatique (plutôt qu'une progression, car on ne voyage ici qu'en air raréfié), couronnée par une époustouflante prestation d’Elsa Dreisig. Comme tous les grands concerts, celui-ci force le regard vers l’impérieuse nécessité intérieure des textes, et les liens étranges, insoupçonnés qui les relient dans l’expérience du direct.

Les Arod présentent ici une grande partie de leur second disque, consacré à Webern, Zemlinsky et Schoenberg. Le public parisien a d’ailleurs eu l’occasion de l’entendre intégralement en direct, puisque le 2e Quatuor de Zemlinsky figurait au programme de leur venue à la dernière Biennale de la Philharmonie. Joindre Schubert à la Deuxième École de Vienne n’est pas en soi original (ni malvenu), mais faire entendre au contact d’oeuvres majeures de Webern et Schoenberg un quatuor de la période adolescente est beaucoup plus rare, et presque encore plus stimulant. L’excellence de ce concert met d’autant plus en relief cette pertinence et vaut bien qu’on s’y arrête. Le lien entre Schubert et Schoenberg est celui de la similitude historique, celle d’être à cheval entre deux ères du langage et du style musicaux, sans (et c’est une subtilité qui est loin d’être évidente) se placer entièrement de l’un ou l’autre côté. Schubert fait son apprentissage sous les derniers feux d’un classicisme du style affaibli par la perte de sensibilité aux grands pôles de la tonalité (le classicisme du langage), avant que cette dégradation ne se résolve dans la dissolution de ces pôles dans le chromatisme romantique. C’est la raison pour laquelle sa musique, et tout particulièrement ses oeuvres de prime jeunesse marquées par l’incertitude et l’expérimentation (se rapprochant, en ce sens, davantage que sa production de maturité du néo-classicisme abstrait du dernier Beethoven) mêle souvent des idées thématiques presque rétrograde, souvent proche du pastiche mozartien, avec un rapport extrêmement libre et audacieux à l’harmonie.

Les huit premiers quatuors et les douze premières sonates pour piano, grosso modo, présentent presque tous, en quantités diverses, ces traits éminemment personnels, combinant l’aspect conventionnel du matériau avec une forme de recherche sauvage d’extension du domaine de la tonalité : non par les moyens romantiques du remplissage de son espace (voué 75 ans plus tard à son implosion à force de saturation), mais par l’originalité et la subtilité de l’agencement de ses éléments de structure, qui laisse entrevoir comme aucune autre musique composée au XIXe siècle l’air d’autres planètes. Les choses se passent, semble-t-il, comme si les deux avaient eu à surmonter l'écueil du chromatisme, l'un face à lui, l'autre par devers lui, le second par l'émancipation de la dissonance, le premier par l'émancipation d'une autre consonance, ce qui revient largement au même. C’est ainsi que chez des commentateurs aussi différents qu’Adorno, Rosen, Langevin et Leblanc, se retrouve le motif élémentaire d’une utopie musicale commune aux deux Viennois, où la nécessité de la forme ne serait plus une fonction de l’état du langage, mais où ce dernier pourrait se plier à une cohérence interne plus profonde, mettant en relation directe l'idée musicale et la concrétude émotionnelle – le sismographe schoenbergien de l'âme.

La situation de Schoenberg apparaît comparable, en ceci qu’elle regarde autant vers des idéaux passés que futurs (ce qui était certes le cas, aussi, des romantiques), et surtout que langage et style y ont une relation conflictuelle, d’où naît une grande partie de la tension de sa musique. On pourrait même pousser le parallèle aux deux principales périodes compositionnelles des compositeurs, en les plaçant en miroirs de l’autre : le néo-classicisme du second Schoenberg atonal présente une analogie formelle, dans son rapport entre langage (résolument moderniste) et style (nostalgique) avec le profil du jeune Schubert, tandis que ses deux premières décennies compositionnelles, marquée par un expressionnisme jetant un pont avec le chromatisme romantique et l’atonalité, ne sont pas sans parenté avec la manière expérimentale tardive de Schubert (où le rapport à la forme est moins libre, mais le langage harmonique plus riche). Cette dernière remarque permet de comprendre, me semble-t-il, pourquoi un quatuor comme le D.46 peut paraître nettement plus austère et cérébral que les deux oeuvres emblématiques de la transition viennoise des années 1900 qu’il précédait ici. Schéma qui serait sans nul doute inverse si, par exemple, Rosamunde voisinait avec les opus 28 de Webern ou 30 de Schoenberg. Cette oscillation paradoxale est une conséquence des positions en charnières des deux compositeurs, mais donne aussi une trame pour la réception émotionnelle de leurs oeuvres. Ainsi, la bizarrerie et l’aridité dans l’expérimentation sont-ils des traits aussi essentiels que sous-estimés de l’écriture de Schubert jusqu’en 1820 environ. Peu d’oeuvres l’illustrent aussi bien que ce quatuor en ut majeur qui, comme le KV.465 de Mozart dans la même tonalité, s’ouvre par une introduction lente au sombre chromatisme. Mais c’est presque le seul point commun entre les deux quatuors. La difficulté principale pour l’interprétation est ici de prendre au sérieux la charge dramatique presque extravagante (du moins, pour une oeuvre d’adolescent) qui traverse les trois premiers mouvements, et de la combiner de surcroît avec un finale parmi les plus solaires du compositeur (possible esquisse de celui de la 2e Symphonie). Limiter le premier mouvement à une énergique pièce d’étude sans ambition expressive rendrait absurde la charge dramatique de l’introduction. Il serait tout aussi ridicule de tenir le matériau pour inintéressant au motif qu’il paraîtrait primitif en regard du cliché d’un génie schubertien avant tout mélodique : ce mouvement est prémonitoire des grands aplats rythmiques, essentiellement monodiques ou en unissons, qui traversent la plupart des moments d’agitation dramatique les plus noirs composés par Schubert (les empilement de triolets, ici, annonçant presque ceux de la Gastein), et auxquels la musique de Bruckner doit tant. Une leçon que ce dernier a particulièrement retenu est que cette homorythmie proliférante présente l'étonnante propriété sensible de donner au mode majeur la couleur du mineur, même lorsque la tierce mineur n’est jamais entendue.


Et celle-ci, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas minorée par les Arod, qui ne complaisent pas dans un chromatisme languide mais mettent en relief le paradoxe d’une tension rythmique naissant de l’imitation, et le caractère hymnique qui se dégage de la construction. La compacité de l’articulation permet quant à elle d’unifier l’autre tension, explicite, de cette page : celle qui fait répondre à un questionnement chromatique et contrapuntique une simple énonciation à une voix de l’accord parfait, ramassant en une extraordinaire minute de musique la croisée des chemins à laquelle se trouve la tradition musicale en 1813. Schubert pouvait-il avoir conscience de cela, à seize ans ? Evidemment pas. La grandeur du texte n’est pas, l’exemple en est ici spectaculaire, celle de son créateur mais celle de sa destinée historique, du déploiement de sa signification dans le temps. Il est sans doute plus aisé d’en avoir l’intuition, sinon intellectuelle, du moins sensible aujourd’hui qu’il y a un siècle, et donc de jouer l’Allegro con moto (quelle étrange indication…) qui suit avec une intensité dramatique suffisante. Ce à quoi les Arod s’emploient superbement, avec une impressionnante rigueur de pulsation, et, comme dans tout ce qu'ils jouent, un sens exceptionnel de la gradation, qui impressionne autant par la quantité (l’échelle dynamique) que par la qualité (une unité impeccable des pupitres dans chaque variation d’intensité, ce qui est loin d’être une vertu si courante). L'étagement expressif du developpement qu'ils offrent rend justice à la science déjà consommée du jeune compositeur à cet égard.
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