Y. Temirkanov / Philharmonique de Saint Pétersbourg / B. Berezovsky / B. Rana – Schumann, Rachmaninov, Brahms, Dvorak – TCE, 20-21/9/19

(a)

Schumann, Concerto pour piano en la mineur, op. 54

Rachmaninov, Symphonie n°2 en mi mineur, op. 36

Beatrice Rana, piano

(b)

Brahms, Concerto pour piano n°2 en si bémol majeur, op. 83

Dvorak, Symphonie n°9 en mi mineur, op. 95

Boris Berezovsky, piano

Orchestre Philharmonique de Saint Pétersbourg

Youri Temirkanov, direction

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, les 20 (a) et 21 (b) septembre 2019

L'arche pétersbourgeoise (1/2)

Les deux institutions maîtresses de Saint Pétersbourg voyaient par coïncidence leurs visites parisiennes se chevaucher, chacune proposant deux soirée sur trois jours : il ne nous a donc pas été possible d’entendre la Iolanta du Mariinsky la Philharmonie, donnée en même temps que le second concert du Philharmonique au TCE. L’occasion était immanquable de revoir Temirkanov, après une année de privation des rituels concerts de novembre avenue Montaigne, et une saison où le vieux sorcier inquiétait ses admirateurs, annulant tous ses concerts les uns après les autres. Ses apparitions demeurent rares, et les dates parisiennes de la tournée sont les seules qu’il a maintenues à ce jour en 2019. Avec une phalange comme jamais dévouée et des solistes de premier choix (cela n’a pas toujours été le cas), le succès de ce doublé était presque assuré. Quant au Parsifal de Gergiev (article à venir), il ne déméritait pas non plus, loin s’en faut, un an jour pour jour après la clôture à la Philharmonie d’un Ring largement salué.

Les parties concertantes des visites du Philharmonique sont assez rarement les plus mémorables. Comme toutes ces règles qui n’en sont pas, celle-ci a connu des exceptions mémorables, mais ce sont elles qui éclairent rétrospectivement ce sujet. Fait banal, l’orchestre pétersbourgeois s’accorde, dans presque tous les sens du termes, plus ou moins bien avec les pianistes, violonistes ou violoncellistes qu’il accompagne. La bonne volonté, on n’oserait dire l’estime que veut bien leur concéder leur directeur est sans doute un facteur déterminant ici, et la qualité des collaborations se vérifie, au bout de quelques années, au fait que celles-ci soient devenues plus ou moins durables. Ce qui a été le cas, au cours des dernières années, de celle avec Berezovsky. Celui-ci a trouvé un partenaire compréhensif pour mettre en oeuvre son habitude acquise depuis trois ou quatre ans de placer son piano face au public, au coeur de l’orchestre, entre les violoncelles et et les altos. Ce qui a déjà produit des résultats fascinants dans Beethoven et Rachmaninov laisse peut-être plus dubitatif ici, malgré une quantité d’instants merveilleusement intuitifs, et l’impression constante – désormais signature du pianiste – que chaque phrase, chaque geste visent à la plus pure simplicité, la spontanéité la plus nue d’affectation.  Mais ces qualités aussi rares qu’immenses ne se donnent à apprécier pleinement qu’à partir du mouvement lent. Ce qu’on entend auparavant est fascinant, mais ne donne pas, à proprement parler, à apprécier le texte. La raison en est, semble-t-il, que l’orchestre se retrouve ici placé dans une position inconfortable. Il pourrait chercher à faire de la musique de chambre, comme l’intimisme et la fluidité du jeu de son soliste le lui suggèrent : seulement ce n’est pas possible. Quand Berezovsky crée de la tension en jouant presque casuellement les grandes descentes brisées préparant la réexposition du I, l’orchestre semble hésiter entre une réponse héroïque traditionnelle, et quelque chose de plus subtil. Mais à l’échelle discursive de l’énoncé et de sa réponse, ce qui reste est le sentiment d’indécision.

De manière générale, l’indispensable netteté des arêtes dans les deux premiers mouvements, des ruptures  de texture, fait défaut. On ne saurait le reprocher à Berezovsky : son approche entièrement intégrée correspond à une dimension toute aussi objective du texte – qui non seulement est une symphonie avec obbligato, mais que Brahms voyait comme une oeuvre de caractère intime, bien davantage, du moins, que le concerto en ré mineur. Il suffit d’avoir déjà entendu Berezovsky dans le piano brahmsien chambriste et soliste, de connaître la beauté du compromis qu’il propose entre subtilité de l’expression et puissance du son, entre alacrité et legato, pour deviner les potentialités d’un 2e Concerto tout en fondus, en clair-obscurs, voire en miroitements. Mais il faudrait une relation encore bien plus approfondie entre un orchestre et lui pour y parvenir.  Dans son enregistrement de 2010, Berezovsky et Liss s’étaient contentés (avec réussite) d’un compromis, le ton direct et le souci constant d’avancée du pianiste se parant d’une sonorité virile, cherchant l’éclat et le défi dynamique avec l’orchestre – qui, à défaut de la moindre subtilité, lui répondait. L’entre-deux ici proposé de part et d’autres est plus intéressant, mais produit aussi de la frustration. L’aspect torrentiel du II fonctionne néanmoins dans la deuxième partie, après le fugato, où Berezovsky rend justice à la dimension d’humoresque. La géométrie sauvage de la première partie manque en revanche de force d’articulation. Reste ce miracle de poésie qu’est le premier grand solo du III, d’autant plus délectable que de part et d’autres intervient un superbe violoncelle solo (Dimitri Khrychov), et que la profondeur et l’intensité des cordes du Philharmonique font le reste. Le rondo est un peu brouillon, sans doute un brin trop rapide aussi pour un allegretto, mais l’esprit et la manières convainquent pourtant, aussi nobles de ton qu’ils sont allégés de son. Les propositions brahmsiennes de Saint-Pétersbourg n’ont pas toujours été les plus convaincantes, mais il s’est toujours passé quelque chose de singulier et stimulant dans les concertos : celui pour violon avec Fischer il y a deux ans, ou ce même concerto en si bémol avec un Nelson Freire de gala, il y a huit ans.

Lors de ce doublé avec Freire, Temirkanov proposait déjà le concerto de Schumann (nettement moins réussi) la veille de celui de Brahms. L’approche du Schumann défendue par Beatrice Rana est certainement plus conventionnelle que celle du Brahms par Berezovsky, ce qui assurément présente l’avantage de sécuriser et accroître l’engagement de l’orchestre. S’il y a bien une oeuvre romantique où l’on n’a pas très envie d’une conception routinière, exécutée tout juste honnêtement, c’est bien celle-ci. Mais Rana, prodige ayant déjà gagné de nombreux aficionados chez les pianophiles exigeants, a beaucoup d’arguments pour garder l’oreille éveillée. Le premier est sa sonorité, peu commune en général et pour une femme en particulier. Son échelle dynamique, à elle seule, pourrait constituer une attraction, mais c’est d’autant plus vrai qu’elle la montre en en faisant sentir l’extensibilité, plutôt que de la déployer entière. Surtout, ce piano très clair se montre exempt de duretés malgré sa vigueur, et jouit d’une articulation remarquablement élastique. Si tant d’exécutions enflammées au premier degré lassent plus ou moins rapidement, c’est souvent, ou que le piano est prosaïque, ou qu’il adhère trop à la matière sonore, qui, dans les deux premiers mouvements du moins, est exceptionnellement légère, comparativement à l’écriture pianistique ordinaire de Schumann. Le mérite de Rana (ou plutôt, de sa main, de sa matière pianistique) est d’injecter immédiatement une dose de rebond et, par là, d’élégance classique. Son second argument, appuyé sur cette base, est une franchise de phrasé qui, pour ne pas excessivement s’aventurer hors des sentiers connus, est d’une grande fraîcheur : Rana semble avoir la talent rare de rendre les accents les plus attendus sans paraître banale.

Son interprétation n’est pas, pour autant, entièrement conventionnelle. Ainsi, à chaque occurrence de la transition entre les deux sections de présentations du thème, elle utilise le ritardando, non pour faire baisser la tension avant de ramener le thème, mais pour la faire augmenter, et avec elle la dynamique. Dans la grande cantilène intermédiaire (relevée, déjà, par la somptueuse et âpre clarinette), la main gauche propose une grande variété dynamique et de rubato, refusant à ce passage son habituelle accalmie de surface. Ici comme dans des traits proprement solistes et mélodiques, le jeu de Rana se distingue par son mélange étonnant de jaillissements (des coups de griffes qui évitent le cliché arachnéen) et d’intégration (son choix d’un tempo rapide dans le II et raisonnablement allant dans le III, qui convient au trait non académique de l’oeuvre). De façon générale, l’absence de caractère fabriqué participe beaucoup à la séduction de son jeu. Son oreille paraît entendre loin, et mettre à sa disposition une vaste gamme de choix interprétatifs qu’elle choisit d’instinct : une autre qualité rare. Parfois, elle se trompe (dans le finale, une foucade dynamique manifestement improvisée, sur un des traits d’octaves brisés, n’est pas heureuse, alors que des diminuendo inattendus avant l’étaient davantage), mais sa manière de se tromper trahit une certaine classe. L’orchestre lui offre une attention appréciable, réagissant avec soin à ses inflexions dynamiques non conventionnelles de sorte à favoriser une tension plus raffinée que d’ordinaire. La romance en fa dièse proposée en rappel laisse davantage voir le versant perfectible de son talent : seule face à une pièce si particulière et demandant tant de concentration sur un matériau minimaliste, qui ne parle que par la subtilité du lien entre pulsation et texture, Rana paraît plus scolaire, donnant à entendre la seule beauté un peu figée de sa sonorité. Mais qu'importe : elle fait certainement partie des quelques pianistes de moins de trente ans dont on peut être certain, par leur dosage d'assise pianistique, de talent et de professionnalisme, qu'ils compteront pour longtemps.

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