C. von Dohnanyi / Orchestre de Paris – Haydn, Ligeti, Brahms – Philharmonie, 23/10/19

Haydn, Symphonie n°12 en mi majeur,
Ligeti, Double concerto pour flûte, hautbois et orchestre
Brahms, Symphonie n°3 en fa majeur, op. 90

Vincent Prats, flûte ; Alexandre Gattet, hautbois
Orchestre de Paris
Christoph von Dohnanyi, direction



Comme il y excelle depuis longtemps, Dohnanyi emmène l’Orchestre de Paris dans une exploration de résonances inattendues au sein de la tradition musicale, dans la zone de friction entre cœurs de répertoire germanique et d’Europe centrale, en diachronie. D'une évidence presque provocatrice, le passage du prélude de Lohengrin à Atmosphères il y a deux ans, en était un exemple remarquable, soulignant la parenté réflexive quant au travail sur la texture et l’épure de l’idée musicale. Le procédé est plus subtil et informel quant au couplage de Haydn et Ligeti, tandis que l’exécution de la 3e de Brahms rappelle les vertus fondamentales de patience et de noblesse qui font ce grand art de la direction.

Les témoignages dohnanyien dans le premier classicisme viennois sont parcimonieux. L’entendre dans la première manière de Haydn est encore plus inhabituel. Mais le maître hambourgeois semble nourrir une tendresse ancienne pour la 12e Symphonie, qui était déjà sa contribution au triple volume de symphonies de Haydn jouées en concert par le Philharmonique de Vienne, paru en 2014 (un enregistrement de 1991). Ce pan précoce du corpus haydnien a connu, dans la foulée des vagues historiquement informées, une hausse de sa présence aux programmes des grandes salles symphoniques, y compris avec les orchestres traditionnels, mais cette symphonie ne fait pas partie des bénéficiaires évidents de ce regain d’intérêt. Au-delà des personnalités des chefs et de leurs propres arrières-plans stylistiques, le problème qui se pose toujours aux orchestres à instrument et techniques modernes, dans le répertoire d’avant 1780, est la combinaison du son d’orchestre avec, d’une part, le phrasé et l’articulation appris et plus ou moins appropriés des ensembles spécialisés, et d’autre part, l’adjonction d’éléments instrumentaux plus (le clavecin) ou moins (les cuivres naturels) étrangers au son d’orchestre coutumier. La question du continuo doit certes être distincte, en termes de fonction discursive, de celle de l’harmonie, mais les problèmes posés par lien triangulaire entre son d’orchestre, style d’articulation et expressivité sont évidemment intriqués. On peut y ajouter la donnée acoustique. Peu susceptible d’être entendu avec un orchestre – pas si allégé du reste –, le clavecin semble avoir été amplifié ici, de sorte qu’il apparaît excessivement au premier plan, échouant en tout cas à créer un fondu de timbre propre à soutenir une caractérisation stylistique d’ensemble. On peut de toute façon contester que dans cette musique où le style est justement transitoire, et où le continuo n’est pas noté précisément, le recours au clavecin ait jamais pu y avoir d’autre fonction que de praticité de mise en place.

Le seul véritable reproche que l’on peut former contre cette interprétation est donc lié à cet aspect mal assumé, qui gêne essentiellement dans le premier mouvement, où les envahissantes cordes pincées doublent le matériau tant dans sa dimension rythmique et harmonique que mélodique, ce qui, conjugué avec un son et un phrasé de cordes modérément dix-huitièmiste, sonne de manière excessivement étrangère. C’est dommage, car sans rien exhiber de choix stylistique particulièrement marquant, la conduite s’avère déjà d’une indéniable finesse, en empathie avec le caractère singulier, doux-amer et automnal, de ce mouvement où le choix d’une tonalité assez rare paraît avoir pour visée, précisément, de donner cette coloration affectivement ambiguë. Le risque de mollesse est évité grâce au savoir-faire d’une baguette qui sait combiner l’allègement du phrasé et la conduite des phrases, même très courtes, à terme (surtout, ici, le motif de cinq croches qui donne au contours mélodique son trait nostalgique). Le magnifique mouvement lent en mi mineur, pont jeté entre l’arioso gluckien et le drame mozartien (entre Orphée et le Jeunehomme) souffre beaucoup moins de l’impossible intégration du clavecin, confiné ici au rôle harmonique du continuo, et l’art de la caractérisation fine du chef, du climat puissant sans adjuvant psychologique, fait merveille : ce n’est presque rien, une science de la voix blanche et de l’épure de phrasé qui va avec, et qui permet aux cordes, cette fois presque sans vibrato, de se sentir en confiance et de produire beaucoup de tension avec peu d’effet. Le finale brille quant à lui par un rendu particulièrement classieux de sa gouaille naturelle, et un remarquable rebond rythmique. De façon remarquable, le motif descendant de croches qui conduit la marche harmonique du thème reprend l’emphase de celui, de noires, du premier mouvement, en en transfigurant le caractère.

Oeuvre encore expérimentale, transitoire à sa façon aussi, entre le néo-classicisme personnel du jeune Ligeti et son style de maturité basé sur la synthèse entre folklore et approfondissement du travail sur le son, le Double concerto présente sans doute des exigences peu raisonnables. Comme le Concerto de chambre ou les concertos de maturité (récemment donnés dans cette salle par l’EIC), il requiert une virtuosité individuelle au-dessus des standards (même de son époque), une précision collective horlogère, et en même temps réclame presque le contraire d’une démonstration de force, ses visées essentielles (la couleur et sa faculté de métamorphose discrète) se trouvant par-devers l’aspect extraverti de la musique. La pièce se laisse moins apprivoiser, et semble en un sens demander davantage à l’interprétation, que les concertos ultérieurs, ou que Atmospheres ou Lontano, parce que le lien entre travail de la texture et climat expressif est moins immédiat, réclame d’être construit par des choix d’étagement sonore : la couleur affective du Calmo con tenerezza, en particulier, semble toujours ouverte à la détermination (quand, dans les pures études de couleur pré-citées, la surdétermination participe elle-même à la saturation de l’espace d’écoute). On peut, à cet égard, trouver l’interprétation trop réservée ou confinée à une intenable objectivité ici. L’impression de sérieux et de concentration pourrait se suffire à elle-même, mais le tissu orchestral est frustré d’événement discursif, l’exécution ne paraissant jouer que sur les petites variations dynamiques (qui, étant essentiellement notées entre le ppp et le p, ne semblent pas devoir être suivies à la lettre, ou plutôt, semblent ne pas devoir être les seules exécutées). Dans ce mouvement comme dans le second, les fulgurances des contrebasses manquent d’arêtes, et les percées monodiques ou chorales des vents (solistes ou non) hors de la surface sonore manquent de tranchant. L’allegro corrente est néanmoins plus convaincant grâce à la concentration de Vincent Prats et Alexandre Gattet et la rigueur rythmique générale, mais l’on reste ici en-deçà, nous semble-t-il, du véritable potentiel dramatique du texte.

Brahmsien parmi les quatre ou cinq plus marquants de sa génération, Dohnanyi avait, il y a dix ans déjà et pour une intégrale des symphonies, fait goûter au public parisien le prix de son approche exceptionnellement disciplinée, mais surtout si attentive au naturel logique, à l’équilibre des plans sonores comme des éléments thématiques. En somme, une valorisation de la tempérance et de la patience loin d’être évidente dans une musique ainsi reconduite à son exigence presque intenable d’autonomie des formes. Ce profil interprétatif peut certes être rapproché de ses cogénérationnaires Haitink ou Blomstedt (au calme lumineux dans le Requiem Allemand et la 1e Symphonie récemment), mais ne singularise depuis longtemps par un art délicat de l’agencement de vertus en apparence contradictoires, en réalité très complémentaires : une tendance à claquer du talon et à affirmer un ton aristocratique légèrement hautain (qui s’est au fond adouci depuis les années Cleveland), et une attirance pour le ciselage de la couleur sonore, de la texture orchestrale exacte, propre à réduire le besoin d’investissement expressif et de laisser s’épanouir la respiration naturelle de la musique. C’est surtout cette dernière qualité qui avait fait de son intégrale, donnée au TCE avec le Philharmonia, un moment brahmsien rare, tout particulièrement dans des symphonies n°1 et 3 baignées d’une infinie variété de clair-obscur, pas tant par la grâce d’une transparence des timbres, mais par la hauteur de vue avec laquelle était valorisé l’art brahmsien de l’alliage et de la polyphonie étagée (plus intéressante et expressive  par les effets différés de ses horizontalités que par les effets immédiats de verticalité, d’un contrepoint ressenti en masse).

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