P. Rösel – Haydn, Beethoven, Schubert – Salle Gaveau, 7/11/19

Haydn, Sonate n°62 en mi bémol majeur, Hob. XVI/52
Beethoven, Sonate n°32 en ut mineur, op. 111
Schubert, Sonate n°21 en si bémol majeur, D. 960

Peter Rösel, piano

Salle Gaveau, le 7 novembre 2019

Les ruines de Peter Rösel



Un peu comme les récitals de Virsaladze ou de Ranki à la Seine Musicale l’an dernier, celui-ci revêtait autant la saveur de l’oracle interprétatif que celui de l’extrême rareté, et à un degré encore supérieur : l’intéressé faisant parti d’un même panthéon du piano des cinquante dernières années, mais sa présence à Paris s’étant limitée à une apparition concertante en (au moins) trente ans. Grâce doit être rendue à la saison des Concerts de Monsieur Croche d’avoir pris cette initiative qui aurait dû être celle des plus grandes institutions de la vie musicale, et depuis longtemps.  Le contexte de ce récital mêlé à aux textes interprétés sont de ceux qui, entrechoqués, produisent autant d'émotion musicale qu'ils mettent en relief des énigmes intemporelles – et font mesurer l'extrême précarité des valeurs, traditions et idéaux que l'on ressentait comme presque naturels, et sans doute éternels.



Naturellement, les ruines dont il est question ici ne sont pas celles d’un jeu de piano dont la minérale solidité a pu être, encore que pour un nombre trop restreint de mélomanes, aussi proverbiale que ceux de noms bien plus célèbres. Comme tous les géants de sa génération, Rösel n’est plus en possession des mêmes moyens qu’il y a une ou deux décennies, mais comme ceux-là, ou mieux que certains, il assoit l’épure de sa vision du répertoire sur l’épure de sa technique, sur ses qualités maîtresses, de structure. Comme pour eux, mais d’une façon particulièrement saillante, on distingue aisément entre le détail de réalisation (qui est lié, pour bonne partie, à la quantité d’énergie que le corps peut employer)  et la consistance des éléments porteurs, ceux qui sont constitutifs à la fois de la signature sonore et de la possibilité du discours. Ce sont peut-être aux extrémités de ce récital qu’ils se sont montrés les plus saillants, notamment dans le finale du Haydn, et dans le premier bis (le thème et variations de la 10e Sonate de Beethoven). C’est là qu’a le mieux resplendi ce son granitique, dont la dureté a été (on le sait grâce à l’intégrale Beethoven récemment captée par les micros japonais) largement exagérée par les studios d’Eterna / Berlin Classics, et dont la profondeur exceptionnelle nous avait tant saisi lors du seul autre passage parisien de Rösel, en concerto avec le National, il y a huit ans. Il est un lieu commun, autant pour le piano que pour le quatuor, de dire qu’une interprétation naît du son comme matière fondamentale : il est vrai qu’on n’a jamais observé de phénomène sonore être précédé par l’interprétation ou la personnalité d’un musicien. Il est moins tautologique et plus intéressant de dire que l’imaginaire interprétatif d’un pianiste ou de musiciens d’orchestre (avant que n’intervienne un chef) s’incarne avec, et en partie depuis le rapport particulier entretenu avec l’instrument, la manière de le faire sonner et de l’écouter. Dans le cas de Rösel, les déterminants sont connus : ces conditions sont celles modelées par la rencontre entre une formation instrumentale déterminante (à Moscou, avec Oborine et Bashkirov) et le bain de la vie musicale de RDA, son ressassement particulier, inscrit dans les traditions allemandes les plus anciennes de Dresde et Leipzig. Une hybridation d’imaginaires entre Thomaskirche, Gorge aux loups et Onéguine, qui fut aussi celle d’un Masur, son plus fidèle partenaire des années de gloire, ou d’un Sanderling, dont l’intensité compacte, sombre et asentimentale du stye construit à Dresde et Berlin fut peut-être le pendant symphonique le plus évident à sa signature pianistique.

Le Pollini allemand ; on a, ces derniers temps, entendu parfois cette formule qui en dit beaucoup, et en laisse un peu de côté néanmoins. Le parallélisme est spécialement frappant quand on regarde les trente premières années, grosso modo, de leurs carrières. Tous deux relevaient de variétés d’artiste officiel, l’un d’un porte-étendard international et l’autre d’un bloc politique, participant tous deux d’un marketing de la musique donc, mais qui à l’époque avait encore quelques égards pour cette musique, et une forme de neutralité qui allait de pair avec des choix d’interprètes guidés par la seule qualité. Tous deux ont enchaîné les saisons aux programmations titanesques, forçats du grand répertoire, qu’ils ont méthodiquement enregistré, blocs par blocs, chefs d’oeuvres par chefs d’oeuvres, dans une logique fonctionnelle, de service dévoué, en s’appuyant sur ce qu’on finirait par leur reprocher : une technique en acier, apte à soutenir tant le rythme que la densité des programmes à enregistrer et jouer en concert, produisant, du moins dans le studio, des enregistrements de référence par la modernité de leur exigence technique, combinée avec ce qui passerait pour de l’objectivité interprétative. Les racines esthétiques de ces façons si droites, mâles, implacables de jouer l’un Beethoven et l’autre Brahms, l’un Chopin et l’autre Mozart, les deux Schubert ou Prokofiev, sont certes très différentes (la relation aux avant-gardes d’écriture pour l’Italien, la dette à l’égard de la formation et de l’univers pianistiques soviétiques pour l’Allemand). Mais ils ont été aimés, contestés, en tout cas établis et respectés pour ces qualités et profils similaires. Seul un allait être frappé d’obsolescence idéologique – un des grands crimes esthétiques survenus dans le monde musical.

Le parallèle peut néanmoins être poussé par-delà les premières décennies des deux géants, la remise en question technique de Pollini (et sur le métier de tout son répertoire) correspondant, chronologiquement, à une deuxième carrière, certes forcée, pour Rösel. Il est difficile de situer, et même d’affirmer avec certitude, à défaut de l’avoir entendu en salle il y a vingt ou trente ans, une période où son piano aurait muté, dans sa sonorité, son genre d’articulation. Il est possible que, contrairement à celui de Pollini, cela ne se soit jamais produit, qu’il ait toujours été assis sur cet équilibre bas et néanmoins étonnamment souple, fondé sur une main gauche d’une rare puissance conductrice– cela, c’est même certain – et que de surcroît son timbre, malgré la rugosité en premier contact du son, ait toujours eu cette plénitude enveloppante : pas le moelleux d’un Freire, pas le cristal élégant d’un Ohlsson, pas l’éclat d’une Virsaladze ou d’une Argerich, ni l’incarnation extrême de l’attaque d’un Zimerman : mais comme Pollini (ou Leonskaja), une texture supérieurement intégrée, dont la lisibilité s’éclaire de l’intérieur et non par la projection au-dehors des composants polyphoniques. La différence stylistique entre les deux pianistes, qui était effectivement faible à leurs débuts, relève surtout de leurs écarts de tempérament, de leurs types de viscéralité dans le rapports aux oeuvres. Là où la maturation du Milanais l’a conduit à exacerber l’urgence, la dévoration du discours dans la fusion sonore, la quête d’un chant surintégré dans la globalité de la pulsation, le natif de Dresde est demeuré fidèle à des idéaux de lisibilité et de tempérance. La force rythmique joue un rôle tout aussi décisif dans l’émergence de la forme, mais produit ses effets d’une manière différente : moins schenkérienne et furtwänglerienne, plus klempererienne, l’intelligibilité et l’énergie se projetant de la cellule élémentaire vers le tout. Mais la communauté persiste pourtant : chez les deux pianistes continue de se retrouver aujourd’hui le refus de la théâtralisation de la forme, une discipline presque éthique du non-recours à l’articulation explicite du discours, qui se matérialise notamment dans la ténuité de l’espace des dynamiques, dans les deux cas tenu quelque part entre le mp et un raisonnable ff.

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