Mozart, Sonate n°4 en mi bémol majeur, K. 282 ;
Beethoven, Sonate n°31 en la bémol majeur, op. 110 ;
Mozart, Sonate n°10 en ut majeur, K. 330 ;
Beethoven, Sonate n°32 en ut mineur, op. 111
Mikhail Pletnev, piano
En un sens, la force et la grandeur de Pletnev comme pianiste ne
présentent pas de différence de nature avec les quelques pianistes qui
sont non seulement les plus impressionnants, les plus intimidants par
leurs moyens, mais aussi les plus capables de transformer les subtilités
infinies des grands textes en une globalité, une transversalité sonore
propre à s’adresser au public d’une grande salle de concert moderne.
Encore plus rares que ceux de Krystian Zimerman ou Dezsö Ranki,
les récitals de Pletnev peuvent eux aussi conduire l’art de
l’interprétation à un niveau , distinct du quotidien de la seule
excellence, et qui n’est pas réductible non plus à l’aura d’une
personnalité spécialement forte. On devrait plutôt essayer de le
comprendre comme phénomène de reconfiguration des rapports qui ordonnent
le cérémonial interprétatif du concert moderne (ce que d’autres, sans
doute, ont imposé avant lui, mais toujours dans une marge du grand livre
ouvert de l’histoire de l’interprétation).
Il ne s’agit pas, et bien que cela y ressemble, de dire qu’avec ces pianistes, l’on expérimente un phénomène musical plus fort, important, ou émouvant qu’avec d’autres. Mais ce qui se produit dans un tel récital n’est pas le seul fruit d’une rencontre fructueuse entre un grand texte et un grand savoir-faire instrumental, sous l’égide d’une conception puissante de ce qu’elle aurait en vue. C’est la nature du rapport de l’interprète au texte lui-même qui, chez Pletnev, semble toujours un peu différente des autres. Pendant une période, une réputation construite en partie sur des malentendus a simplifié cette dimension en cataloguant Pletnev comme artiste excentrique, notamment à la faveur de ses concertos et symphonies de Beethoven gravés au début des années 2000. On a pu voir resurgir, à cette occasion, une forme mise au goût du jour du préjugé d’inculture classique infligé aux virtuoses soviétiques, en assimilant tout écart avec le phrasé, l’articulation ou le genre de transition normalement attendus dans ce répertoire avec un contournement stylistique, révélateur soit d’une pédanterie, soit d’une impuissance camouflée, ou pire encore, d’une pure fatuité et volonté de se faire remarquer. C’est pourtant l’évidence que s’il y a bien un pianiste qui fuit, dans le geste interprétatif, le tape-à‑l’oeil, c’est Pletnev. Mais il a une manière de le fuir qui frappe l’oeil comme l’oreille, du moins parfois, du fait de son caractère fortement individuel, et explicitement incarné dans la typicité du geste.
Le rapport à l’instrument de Pletnev est la base de cette individualité. A bien des égards, il s’agit d’un piano à la croisée des traditions, et même, de tant de stratifications de traditions, qu’il paraît comme au-delà de l’idiosyncrasie, oscillant parfois entre un rapport qui semble de pure intellectualité et un autre de pure physicalité. Le propre, peut-être, du grand pianiste (et de la grande direction d’orchestre) par rapport aux autres arts interprétatifs, est de partager avec la composition la capacité de s’incarner dans un geste symbolique, synthétique, ramassant un idéal. Le plus souvent, ce geste caractérise l’attaque élémentaire de la note isolée, lui donne une individualité tantôt dans la manière de signer la production du son, ou de gérer et d’écouter sa résonance, son échappement, voire, son interruption. C’est bien entendu un truisme de dire que tous les grands maîtres profitent d’une domination exceptionnelle autant qu’individuelle de la manière de produire et d’interrompre le son. Mais peut varier le degré auquel cette dimension détermine l’ensemble d’un imaginaire sonore, de technique instrumentale et de rapport aux répertoires, avant, et davantage, que toute représentation esthétique et historique a priori. C’est le cas manifeste de Pletnev, comme c’est celui, sans doute, de Sokolov, comme ce fut celui de Lupu, et est celui dans une légère moindre mesure, de Pollini, de Leonskaja, de Zimerman. Cela n’épuise pas du tout le vivier des grands pianistes d’aujourd’hui, mais en concerne une bonne partie des plus essentiels à l’appréhension du répertoire.
Dans cet ordre, qui est défini non par un « primat du son » qui ne veut rien dire, mais par l’immédiateté du rapport au texte qu’induit celui à l’instrument (sa vitesse, si l’on préfère), la singularité de Pletnev est sans doute l’aspect informel de son jeu, ce qui est en partie paradoxal, si l’on considère que la construction d’un imaginaire de discours à partir de la façon de produire et d’écouter, de réagir à la pure matérialité sonore, induisent en général un certain rapport obsessionnel, viscéral (comme chez Sokolov) à l’unité du geste technique et de la conception du texte. La profondeur de ce rapport est évidente chez Pletnev, mais se révèle sur le versant du calme présidant à l’action, d’une décontraction non seulement gestuelle, mais intellectuelle, d’attitude, conduisant à un renversement de perspective parfois troublant quant au discours : une dédramatisation, qui ouvre la voie à une pratique, et une écoute tout aussi sensibles, et souvent poignantes, mais qui ont lieu dans un genre de familiarité différent, de quotidienneté intime.
L’expérimentation la plus radicale se trouvant sans doute, à cet égard, dans le premier mouvement de l’opus 110, dont l’éclat du premier accord, comme souvent, n’est que le premier pas de dévoilement d’une illusion sonore : tout le reste du mouvement sonne comme filtré des marges de ce que Beethoven a laissé, déjà, de famélique dans l’articulation explicite de la forme. Et pourtant, ce n’est pas la configuration ordinaire du pianiste masquant une incapacité de donner sens au discours derrière un halo de sortilèges sonores, d’extravagances, ou simplement de complaisances sonores. Le rubato demeure modéré (dans un tempo un peu plus lent que l’ordinaire, sans excès), les dynamiques aussi, tendant à l’understatement général, ce qui a déjà été entendu par d’autres dans ce répertoire, mais sans être couplé avec la grande sophistication rythmique et de timbre qui caractérise la matière sonore manipulée par Pletnev. Ce qui ressort surtout, notamment des quelques appuis saillants (sur les battements de main droite sur les fins de séquences arpégées, ou encore sur le poignant rappel du thème à la main gauche dans la préparation de la coda), c’est l’intelligence et le goût admirables avec lesquels la dimension spéculative du texte est rendue non seulement sensible, mais extrêmement sensuelle.
La suite de la sonate déploie tout le potentiel de cette approche, en la variant. Le II parvient à exhiber l’accent populaire, et même populassier du thème en refusant ce qui d’ordinaire le rend évident (la violence du contraste dynamique), pour se concentrer sur un aspect plus essentiel (l’articulation temps à temps, a‑phrasé), la modestie sonore soulignant en fait la lourdeur oppressante, y compris dans la suite du mouvement. La dimension enracinée de folklore prend ici un sens transfiguré, comme il se doit, par rapport à son modèle haydnien : elle annonce sa parenté de progression harmonique avec l’Arioso dolente, brouille les cartes, les repères de signification. Dans celui-ci et dans les fugues, sans esbroufe, Pletnev propose un parcours d’une incroyable liberté radioscopique, comme un inframonde du suprême drame beethovénien. De tout ce finale, il ne doit toucher la pédale qu’à trois ou quatre reprises, principalement pour le récitatif, et les rares transitions d’accords ou d’arpèges.
L’arioso proprement dit et les fugues sont jouées d’une voix blanche, débutent toujours avec une certaine froideur liée à la nature du timbre, avant de distiller une intensité de sentiment qui semble produite par le seule dénuement sonore, à l’intérieur duquel, toutefois, se révèle une exceptionnelle subtilité rythmique et, gageure suprême, de miroitement des plans sonores, brouillant entièrement la frontière entre le pesant ostinato (ici poids plume) et la vocalité supposée de la main droite. Un instant d’une grâce totale : aux deux-tiers de la seconde fugue, lorsque le sujet parvient enfin à la main droite après le sommet d’excitation atteint avec les doubles croches de celle-ci, Pletnev fait repartir la progression dynamique du début, nimbant soudainement le matériau d’une douceur irréelle, une lumière d’amour qui sera préservée, comme un frémissement, durant toute la dernière page, en un crescendo très sage, la péroraison arpégée semblant la recouvrir comme un regret, mais un regret serein. Plus proche d'une sorte d'ataraxie que d'un triomphe dialectique.
De ce calme fondateur et inentamé naît plusieurs choses : une faculté de détendre l’expression, d’aérer l’espace dans lequel le cheminement mélodique et harmonique se fait. Originellement, Pletnev ne faisait pas partie des pianistes dont on vantait le beau son. Ce n’est d’ailleurs toujours pas le cas, et pourtant, il est vraisemblable qu’il soit l’un des rares dont la matière brute a significativement évolué au fil de la carrière (avec Lupu et Pollini), de sorte, en partie, à modifier aussi la perspective, l’imaginaire interprétatifs. La longue période de remise(s) en cause qu’il a traversée entre le milieu des années 2000 et celui des années 2010, avec de longues interruptions de sa pratique publique du piano, et singulièrement du récital, coïncide de manière évidente à cette évolution, à quoi s’ajoute le choix définitif d’un piano Kawai très personnalisé qui (à l’instar des Steinway sur mesure de Zimerman, Pollini ou Barenboim), suit partout son maître.
Porté sur l’extraversion de timbre, faisant peut-être songer aux Fazioli, cet instrument paraît avoir été choisi et réglé pour valoriser une forme de renoncement du pianiste à un éclat de premier degré. Autrement dit, en-dehors de qualités mécaniques de réactivité et de précision que l’on imagine poussées à l’extrême, il enrobe de brillance et de densité charnelle un jeu de piano qui s’est considérablement restreint sur le plan des dynamiques, des accents et de l’intensité donné à la texture. Mais c’est un processus plus vaste, une transition d’ensemble de son jeu que Pletnev paraît avoir menée à bien sur au moins les quinze dernières années. Ce qui a été gardé, c’est le geste fondamental, qui est chez lui un idéal de prise très franche de la note, valorisant sa dimension de jaillissement du silence, et qui est exécutée d’une manière qui incite à y rester suspendu, dans une individualité extrême : bien plus qu’à la tradition soviétique dont il est, originellement, un pur produit canonique, Pletnev se rattache sur ce plan autant à l’esthétique d’Horowitz (pour l’individualisation des plans) qu’à une dimension de celle de Michelangeli (pour la coloration fine des accords, la manière de créer un vertige avec seulement deux ou trois notes conjointes), et à bien des égards, en suggère une synthèse, y compris (et c’est un drôle de tour de force) sur le plan de l’imaginaire discursif.
Mais ce qui s’est modifié, c’est l’espace d’écoute construit autour de ce coeur de jeu : tout s’est aéré et agrandi, alors qu’en apparence la palette des effets immédiats s’est réduite (et avec elles les dynamiques). On peut situer le point de départ de cette mutation aux enregistrements Schumann et Mozart du début du siècle, et de manière encore plus tangible, à certains concerts filmés à cette période (notamment les Préludes et les deux concertos de Chopin à Moscou, et surtout la fascinante Fantaisie de Schumann filmée en 2003 au Barbican). L’alchimie la plus frappante de ce jeu y était déjà à l’oeuvre, en particulier dans le finale, telle qu’elle irrigue à présent presque tout ce que Pletnev touche au piano : un équilibre funambuliste entre l’informel et la sophistication, un art de faire entendre davantage de lignes, de détails, de frottements, d’échos, tout en faisant paraître la trame générale plus simple, parfois presque enfantine, de marchenton. Une esthétique merveilleuse, en même temps qu’épurée et modeste, que le public français a pu entendre pour la première fois (nous étions parmi les chanceux) dans un hypnotique opus 11 de Scriabine, pour le récital du retour à la Roque d’Anthéron en 2013. Privé de son récital Rachmaninov prévu à la Philharmonie l’an dernier, les auditeurs parisiens n’avaient eu jusqu’alors qu’un aperçu, certes admirable, mais nécessairement partiel, du nouveau Pletnev au piano, dans les concertos de Schumann , de Scriabine et de Rachmaninov (le 2e, inouï de finesse, où là encore perçait quelque chose de féérique, comme une couche légendaire transcendant la sentimentalité de surface).
C’est toujours le ton conteur qui traverse avec bonhomie, parfois avec terribilità, le piano classique de Pletnev, qu’on avait également entrevu lors du retour à La Roque, dans le concerto K. 246 et dans le ré majeur de Haydn, puis dans de stellaires Beethoven et Schubert avec Gidon Kremer. La sonate en mi bémol de Mozart a historiquement plutôt fait partie des négligées par les grands interprètes, y compris au sein du groupe des neuf, voire des six premières. Cette situation a connu une importante inflexion au cours des deux dernières décennies, l’oeuvre s’inscrivant au répertoire récurrent de trois géants contemporains : Virsaladze, Koroliov, et à présent Pletnev. Une abondance relative en quantité, mais d’un rare luxe de complémentarité dans des genres divers de perfection. Trois sorciers de la plasticité du son et de l’articulation ne sont pas trop pour rendre justice, en particulier, à l’extraordinaire premier mouvement – qui demeure une des formes les plus étonnantes, dans sa liberté d’intégration du matériau, dans le corpus pour clavier de Mozart. Le trait distinctif de Pletnev est ici bien sûr la versatilité et la liberté agogique, qui s’illustre notamment dans la manière de faire surgir le (faux) second thème comme d’ailleurs, dans un changement de couleur (et subtilement de tempo) rapidement atténué pour rétablir la continuité. L'un des moments les plus impressionnants de ce récital, sur le plan de la conduite du discours, est la petite section de développement : Pletnev y démontre, avec presque rien, une science unique de l'altération du climat, de la soudaineté du changement d'éclairage.
C’est surtout une entrée en matière de récital qui signe une vision esthétique entière, avec une distinction et une évidence rares : le premier son placé en pleine lumière, qui instaure un rapport non d’extraversion, mais de la plus humble intimité. Lyrique à l’extrême, mais libéré d’une forme de tension magistrale choisie par les deux autres cités, le chant paraît sans cesse recommencer un Es ist einmal… qui se retrouve bien sûr dans le solaire trio du menuet. D'une lumière légèrement plus ambiguë, la K. 330 de Pletnev a prodigué sa magie depuis plus longtemps, et s’est imposée comme un classique interprétatif d’aujourd’hui, un des rares dans ce répertoire. Mais elle a laissé, depuis 2003, la couche extérieure de sa géniale versatilité se décanter, éliminant toute percussivité et tout effet de loupe, pour ne plus se concentrer que sur la souplesse rythmique (phénoménale par sa discrétion dans la discontinuité), le clair-obscur, les jeux de miroirs et échos juste effleurés entre les deux mains. Le relatif point faible avait pu être le relatif manque de naturel, de candeur de l’andante, qui aujourd’hui, notamment dans la section en fa mineur, est presque le mouvement le plus réussi. Le rondo, conversation d'une infinie finesse, débarrassé de toute théâtre convenu, se teinte aussi d'une mélancolie nouvelle, ô combien justifiée par une des pages de Mozart où le mode majeur, en particulier dans la deuxième partie du mouvement, se tient sur un fil ténu, jusqu'à prendre la couleur du mineur quand il est aussi savamment manipulé qu'ici.
Peu avant la grande transition, en 2000, au summum d’une transcendante virtuosité faisant sa réputation depuis plus de vingt ans, Pletnev publiait chez Deutsche Grammophon un récital à Carnegie Hall ouvert par l’opus 111. Exécution violente et immaculée à la fois, tendue de toutes les coutures sans se départir d’une discipline martiale, avec une matière sonore saturée, chauffée à blanc, surtout dans une Arietta lente et dure, hautaine : il s’y trouvait quelque chose du vieux Michelangeli, sans la densité sonore et la profondeur de chant permettant d’humaniser cette lecture presque cruelle (c’est, justement, plutôt un Zimerman qui avec le temps s’est imposé comme le pianiste à même de prolonger cette esthétique de façon crédible). Le Carnegie Hall Recital (avec ses réussites certaines et même spectaculaires) est la dernière trace enregistrée de ce qu’on pourrait considérer comme le Pletnev d’avant. Car dans l’opus 111, l’aspect dédramatisé de son jeu actuel est sans doute à son plus troublant. Comme souvent avec Pletnev, l’impression pourrait être celle ressentie aux côtés d’un pianiste travaillant l’oeuvre dans son salon, comme expérimentant, mais avec une idée très claire de ce qu’il s’agit d’essayer.
Cela se déroulant dans une des plus grandes salles symphoniques du monde, où l’on avait notamment entendu l’opus 111 de Barenboim deux semaines plus tôt, il est naturel que l’interprétation se présente d’abord sous l’aspect d’une énigme, du moins d’une question ouverte. Son premier mouvement tient tout entier par l’appui évident pris sur les silences, ou plutôt les béances aux endroits stratégiques du texte : ceux de l’introduction, ceux séparant les énoncés du thème (chaque nouveau départ sonnant comme un degré d’incertitude de plus), ou ceux précédant la coda (à elle seule un monument de concentration interrogative). L’Arietta résiste plus que tout à la description factuelle, mais il y a au fond une seule chose vraiment essentielle à en dire, valable pour sa totalité : c’est qu’elle est vraiment une ariette, une petite chose, une petite musique, qui est ici entendue comme le monde, intérieur, d’une représentation dramatique – celle qui nous est familière dans l’interprétation –, au lieu d’une représentation du drame du monde. Et s’il y a là quelque chose de parfois univoque (notamment dans la variation finale), forcément en retrait d’une émotion de premier degré (mais néanmoins d’un profond recueillement), il est certainement profitable de faire, une fois dans sa vie, l’expérience de ce renversement, comme celle d’une sorte de conversion.
Si le profil pianistique de Pletnev est aussi dissemblable que possible de celui d’un Rösel ou d’une Leonskaja, il en rejoint la lecture beethovénienne sur un plan essentiel, celui de la coupure entre arts public et privé, telle qu’on la décrivait tout récemment au sujet de la clôture de l’intégrale des sonates par Barenboim. Cette coupure conceptuelle, celle de Rosen, ne recouvre pas exactement l’opposition adornienne entre la subjectivité du discours et l’objectivité du matériau, mais la raffine en étendant l’enjeu du caractère réflexif du matériau à son usage social, à la possibilité d’un certain type de compréhension et d’appréciation partagée de la musique. Elle lance à l’interprète un défi différente de celui que d’autres interprètes éminents ont relevés, qui est de magnifier certaines des dimensions foncièrement publiques, et naturellement adaptées à l’enjeu du concert moderne, dans un monde désaccoutumé à l’enjeu du style mais encore aisément captivable par la force du discours (le théâtre de la forme, du conflit et de sa résolution, de l’expressivité du matériau). C’est à la tentative de pénétrer le fond de scène de cet art public que nous invitent le Beethoven et, encore davantage, le Mozart de Pletnev. Il est clair que cela relève de l’idiosyncrasie esthétique, puisqu’un enjeu propre au tout dernier Beethoven (l’objectivité/réflexivité du matériau) est ici appliqué à Mozart, un Mozart tout juste mûr de surcroît, de plus de quarante ans antérieur. Mais c’est très exactement la manière dont Rosen nous a appris à comprendre la dynamique de l’histoire de la musique, qui comprend l’histoire de l’interprétation : Beethoven a changé notre manière d’écouter Mozart (comme Boulez a changé notre façon d’écouter Debussy), et il est naturel que les problèmes interprétatifs naissant de son style tardif (qui, après tout, se définit en grande partie par le néoclassicisme, et précisément parce que sa forme est plus réflexive que prospective) conduisent à stimuler l’intelligence de celui du jeune Mozart.
Le procédé se justifie par la cohérence interne du style, et c’est une dimension magnifique d’un tel récital, que de faire sentir cette cohérence en mettant en regard deux moments du classicisme dont la juxtaposition évoque en général davantage l’irréductibilité. En sorte que ce qui marque la différence entre Pletnev et la puissance austère de l’intimisme de Rösel dans l’opus 111, ou de la modestie conventionnelle de Leonskaja, est que l’effet de rétrospection bicentenaire n’est pas du tout un effet de distance au sens la ruine littéraire, de la lueur fantomatique de l’aura après qu’elle nous a été retirée. Ce qui s’exprime ici est l’idéal presque candide d’un lieu – ce récital, le prochain – où la relation de connivence stylistique immédiate reste possible, où le jeu de l’interprète avec le texte peut être partagé avec un public sous un rapport qui ne soit pas celui du didactisme, du clin d’oeil, d’une certain fatuité bourgeoise de la mise en valeur de la légèreté que permet la familiarité. C’est une voie étroite, une corde fine sur laquelle danser : dans le premier rappel, à la récapitulation finale du rondo K. 485 (au chic horowitzien, avec une tenue, un magnétisme rythmique presque supérieurs), le jeu sur le entraîne un début de malentendu, de dérapage vers le ricanement dans le public. Rappel heureusement furtif à la réalité, qui est que cette esthétique relève, pour l’essentiel, d’une utopie, que seule justifie la qualité.
L’exploit interprétatif le plus remarquable réside sans doute en ceci : Pletnev impose, dans ce répertoire classique viennois dont le langage semble si près de l’obscurité aujourd’hui, une manière de familiarité par le trait casuel, mêlant les accents du jeu, de la mélancolie, de l’improvisation, du dialogue du style avec lui-même, le tout pris dans un esprit de badinerie introspective, éminemment cultivée, à laquelle on pourrait se sentir presque gênés d’assister comme par intrusion. Et pourtant, c’est précisément en regard de l’enjeu de donner à entendre la part extra-historique du classicisme, non pas universelle (aucune musique ne l’est), mais encore accessible à la familiarité, que ce style pianistique impose, avec quelques autres, sa formidable pertinence, et son atypique autorité.
Beethoven, Sonate n°31 en la bémol majeur, op. 110 ;
Mozart, Sonate n°10 en ut majeur, K. 330 ;
Beethoven, Sonate n°32 en ut mineur, op. 111
Mikhail Pletnev, piano
Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 3 février 2020
Voici un
cas de récital qui a tout pour inviter à un enthousiasme en quelque
sorte non critique, une simple félicité reconnaissante : puisque tout y a
l’aspect extérieur du génie interprétatif et que les oeuvres
interprétées sont parmi les plus essentielles, qu’il y a de surcroît une
continuité de style et une symétrie de son questionnement qui ajoutent à
la perfection de l’instant. Le caractère de pierre blanche de cette
soirée, pour beaucoup évident à peine était-elle terminée, oblige
cependant à un effort, pour saisir la particularité de ce qui fait son
prix, et celui de l’art de Pletnev en général.
Il ne s’agit pas, et bien que cela y ressemble, de dire qu’avec ces pianistes, l’on expérimente un phénomène musical plus fort, important, ou émouvant qu’avec d’autres. Mais ce qui se produit dans un tel récital n’est pas le seul fruit d’une rencontre fructueuse entre un grand texte et un grand savoir-faire instrumental, sous l’égide d’une conception puissante de ce qu’elle aurait en vue. C’est la nature du rapport de l’interprète au texte lui-même qui, chez Pletnev, semble toujours un peu différente des autres. Pendant une période, une réputation construite en partie sur des malentendus a simplifié cette dimension en cataloguant Pletnev comme artiste excentrique, notamment à la faveur de ses concertos et symphonies de Beethoven gravés au début des années 2000. On a pu voir resurgir, à cette occasion, une forme mise au goût du jour du préjugé d’inculture classique infligé aux virtuoses soviétiques, en assimilant tout écart avec le phrasé, l’articulation ou le genre de transition normalement attendus dans ce répertoire avec un contournement stylistique, révélateur soit d’une pédanterie, soit d’une impuissance camouflée, ou pire encore, d’une pure fatuité et volonté de se faire remarquer. C’est pourtant l’évidence que s’il y a bien un pianiste qui fuit, dans le geste interprétatif, le tape-à‑l’oeil, c’est Pletnev. Mais il a une manière de le fuir qui frappe l’oeil comme l’oreille, du moins parfois, du fait de son caractère fortement individuel, et explicitement incarné dans la typicité du geste.
Le rapport à l’instrument de Pletnev est la base de cette individualité. A bien des égards, il s’agit d’un piano à la croisée des traditions, et même, de tant de stratifications de traditions, qu’il paraît comme au-delà de l’idiosyncrasie, oscillant parfois entre un rapport qui semble de pure intellectualité et un autre de pure physicalité. Le propre, peut-être, du grand pianiste (et de la grande direction d’orchestre) par rapport aux autres arts interprétatifs, est de partager avec la composition la capacité de s’incarner dans un geste symbolique, synthétique, ramassant un idéal. Le plus souvent, ce geste caractérise l’attaque élémentaire de la note isolée, lui donne une individualité tantôt dans la manière de signer la production du son, ou de gérer et d’écouter sa résonance, son échappement, voire, son interruption. C’est bien entendu un truisme de dire que tous les grands maîtres profitent d’une domination exceptionnelle autant qu’individuelle de la manière de produire et d’interrompre le son. Mais peut varier le degré auquel cette dimension détermine l’ensemble d’un imaginaire sonore, de technique instrumentale et de rapport aux répertoires, avant, et davantage, que toute représentation esthétique et historique a priori. C’est le cas manifeste de Pletnev, comme c’est celui, sans doute, de Sokolov, comme ce fut celui de Lupu, et est celui dans une légère moindre mesure, de Pollini, de Leonskaja, de Zimerman. Cela n’épuise pas du tout le vivier des grands pianistes d’aujourd’hui, mais en concerne une bonne partie des plus essentiels à l’appréhension du répertoire.
Dans cet ordre, qui est défini non par un « primat du son » qui ne veut rien dire, mais par l’immédiateté du rapport au texte qu’induit celui à l’instrument (sa vitesse, si l’on préfère), la singularité de Pletnev est sans doute l’aspect informel de son jeu, ce qui est en partie paradoxal, si l’on considère que la construction d’un imaginaire de discours à partir de la façon de produire et d’écouter, de réagir à la pure matérialité sonore, induisent en général un certain rapport obsessionnel, viscéral (comme chez Sokolov) à l’unité du geste technique et de la conception du texte. La profondeur de ce rapport est évidente chez Pletnev, mais se révèle sur le versant du calme présidant à l’action, d’une décontraction non seulement gestuelle, mais intellectuelle, d’attitude, conduisant à un renversement de perspective parfois troublant quant au discours : une dédramatisation, qui ouvre la voie à une pratique, et une écoute tout aussi sensibles, et souvent poignantes, mais qui ont lieu dans un genre de familiarité différent, de quotidienneté intime.
L’expérimentation la plus radicale se trouvant sans doute, à cet égard, dans le premier mouvement de l’opus 110, dont l’éclat du premier accord, comme souvent, n’est que le premier pas de dévoilement d’une illusion sonore : tout le reste du mouvement sonne comme filtré des marges de ce que Beethoven a laissé, déjà, de famélique dans l’articulation explicite de la forme. Et pourtant, ce n’est pas la configuration ordinaire du pianiste masquant une incapacité de donner sens au discours derrière un halo de sortilèges sonores, d’extravagances, ou simplement de complaisances sonores. Le rubato demeure modéré (dans un tempo un peu plus lent que l’ordinaire, sans excès), les dynamiques aussi, tendant à l’understatement général, ce qui a déjà été entendu par d’autres dans ce répertoire, mais sans être couplé avec la grande sophistication rythmique et de timbre qui caractérise la matière sonore manipulée par Pletnev. Ce qui ressort surtout, notamment des quelques appuis saillants (sur les battements de main droite sur les fins de séquences arpégées, ou encore sur le poignant rappel du thème à la main gauche dans la préparation de la coda), c’est l’intelligence et le goût admirables avec lesquels la dimension spéculative du texte est rendue non seulement sensible, mais extrêmement sensuelle.
La suite de la sonate déploie tout le potentiel de cette approche, en la variant. Le II parvient à exhiber l’accent populaire, et même populassier du thème en refusant ce qui d’ordinaire le rend évident (la violence du contraste dynamique), pour se concentrer sur un aspect plus essentiel (l’articulation temps à temps, a‑phrasé), la modestie sonore soulignant en fait la lourdeur oppressante, y compris dans la suite du mouvement. La dimension enracinée de folklore prend ici un sens transfiguré, comme il se doit, par rapport à son modèle haydnien : elle annonce sa parenté de progression harmonique avec l’Arioso dolente, brouille les cartes, les repères de signification. Dans celui-ci et dans les fugues, sans esbroufe, Pletnev propose un parcours d’une incroyable liberté radioscopique, comme un inframonde du suprême drame beethovénien. De tout ce finale, il ne doit toucher la pédale qu’à trois ou quatre reprises, principalement pour le récitatif, et les rares transitions d’accords ou d’arpèges.
L’arioso proprement dit et les fugues sont jouées d’une voix blanche, débutent toujours avec une certaine froideur liée à la nature du timbre, avant de distiller une intensité de sentiment qui semble produite par le seule dénuement sonore, à l’intérieur duquel, toutefois, se révèle une exceptionnelle subtilité rythmique et, gageure suprême, de miroitement des plans sonores, brouillant entièrement la frontière entre le pesant ostinato (ici poids plume) et la vocalité supposée de la main droite. Un instant d’une grâce totale : aux deux-tiers de la seconde fugue, lorsque le sujet parvient enfin à la main droite après le sommet d’excitation atteint avec les doubles croches de celle-ci, Pletnev fait repartir la progression dynamique du début, nimbant soudainement le matériau d’une douceur irréelle, une lumière d’amour qui sera préservée, comme un frémissement, durant toute la dernière page, en un crescendo très sage, la péroraison arpégée semblant la recouvrir comme un regret, mais un regret serein. Plus proche d'une sorte d'ataraxie que d'un triomphe dialectique.
De ce calme fondateur et inentamé naît plusieurs choses : une faculté de détendre l’expression, d’aérer l’espace dans lequel le cheminement mélodique et harmonique se fait. Originellement, Pletnev ne faisait pas partie des pianistes dont on vantait le beau son. Ce n’est d’ailleurs toujours pas le cas, et pourtant, il est vraisemblable qu’il soit l’un des rares dont la matière brute a significativement évolué au fil de la carrière (avec Lupu et Pollini), de sorte, en partie, à modifier aussi la perspective, l’imaginaire interprétatifs. La longue période de remise(s) en cause qu’il a traversée entre le milieu des années 2000 et celui des années 2010, avec de longues interruptions de sa pratique publique du piano, et singulièrement du récital, coïncide de manière évidente à cette évolution, à quoi s’ajoute le choix définitif d’un piano Kawai très personnalisé qui (à l’instar des Steinway sur mesure de Zimerman, Pollini ou Barenboim), suit partout son maître.
Porté sur l’extraversion de timbre, faisant peut-être songer aux Fazioli, cet instrument paraît avoir été choisi et réglé pour valoriser une forme de renoncement du pianiste à un éclat de premier degré. Autrement dit, en-dehors de qualités mécaniques de réactivité et de précision que l’on imagine poussées à l’extrême, il enrobe de brillance et de densité charnelle un jeu de piano qui s’est considérablement restreint sur le plan des dynamiques, des accents et de l’intensité donné à la texture. Mais c’est un processus plus vaste, une transition d’ensemble de son jeu que Pletnev paraît avoir menée à bien sur au moins les quinze dernières années. Ce qui a été gardé, c’est le geste fondamental, qui est chez lui un idéal de prise très franche de la note, valorisant sa dimension de jaillissement du silence, et qui est exécutée d’une manière qui incite à y rester suspendu, dans une individualité extrême : bien plus qu’à la tradition soviétique dont il est, originellement, un pur produit canonique, Pletnev se rattache sur ce plan autant à l’esthétique d’Horowitz (pour l’individualisation des plans) qu’à une dimension de celle de Michelangeli (pour la coloration fine des accords, la manière de créer un vertige avec seulement deux ou trois notes conjointes), et à bien des égards, en suggère une synthèse, y compris (et c’est un drôle de tour de force) sur le plan de l’imaginaire discursif.
Mais ce qui s’est modifié, c’est l’espace d’écoute construit autour de ce coeur de jeu : tout s’est aéré et agrandi, alors qu’en apparence la palette des effets immédiats s’est réduite (et avec elles les dynamiques). On peut situer le point de départ de cette mutation aux enregistrements Schumann et Mozart du début du siècle, et de manière encore plus tangible, à certains concerts filmés à cette période (notamment les Préludes et les deux concertos de Chopin à Moscou, et surtout la fascinante Fantaisie de Schumann filmée en 2003 au Barbican). L’alchimie la plus frappante de ce jeu y était déjà à l’oeuvre, en particulier dans le finale, telle qu’elle irrigue à présent presque tout ce que Pletnev touche au piano : un équilibre funambuliste entre l’informel et la sophistication, un art de faire entendre davantage de lignes, de détails, de frottements, d’échos, tout en faisant paraître la trame générale plus simple, parfois presque enfantine, de marchenton. Une esthétique merveilleuse, en même temps qu’épurée et modeste, que le public français a pu entendre pour la première fois (nous étions parmi les chanceux) dans un hypnotique opus 11 de Scriabine, pour le récital du retour à la Roque d’Anthéron en 2013. Privé de son récital Rachmaninov prévu à la Philharmonie l’an dernier, les auditeurs parisiens n’avaient eu jusqu’alors qu’un aperçu, certes admirable, mais nécessairement partiel, du nouveau Pletnev au piano, dans les concertos de Schumann , de Scriabine et de Rachmaninov (le 2e, inouï de finesse, où là encore perçait quelque chose de féérique, comme une couche légendaire transcendant la sentimentalité de surface).
C’est toujours le ton conteur qui traverse avec bonhomie, parfois avec terribilità, le piano classique de Pletnev, qu’on avait également entrevu lors du retour à La Roque, dans le concerto K. 246 et dans le ré majeur de Haydn, puis dans de stellaires Beethoven et Schubert avec Gidon Kremer. La sonate en mi bémol de Mozart a historiquement plutôt fait partie des négligées par les grands interprètes, y compris au sein du groupe des neuf, voire des six premières. Cette situation a connu une importante inflexion au cours des deux dernières décennies, l’oeuvre s’inscrivant au répertoire récurrent de trois géants contemporains : Virsaladze, Koroliov, et à présent Pletnev. Une abondance relative en quantité, mais d’un rare luxe de complémentarité dans des genres divers de perfection. Trois sorciers de la plasticité du son et de l’articulation ne sont pas trop pour rendre justice, en particulier, à l’extraordinaire premier mouvement – qui demeure une des formes les plus étonnantes, dans sa liberté d’intégration du matériau, dans le corpus pour clavier de Mozart. Le trait distinctif de Pletnev est ici bien sûr la versatilité et la liberté agogique, qui s’illustre notamment dans la manière de faire surgir le (faux) second thème comme d’ailleurs, dans un changement de couleur (et subtilement de tempo) rapidement atténué pour rétablir la continuité. L'un des moments les plus impressionnants de ce récital, sur le plan de la conduite du discours, est la petite section de développement : Pletnev y démontre, avec presque rien, une science unique de l'altération du climat, de la soudaineté du changement d'éclairage.
C’est surtout une entrée en matière de récital qui signe une vision esthétique entière, avec une distinction et une évidence rares : le premier son placé en pleine lumière, qui instaure un rapport non d’extraversion, mais de la plus humble intimité. Lyrique à l’extrême, mais libéré d’une forme de tension magistrale choisie par les deux autres cités, le chant paraît sans cesse recommencer un Es ist einmal… qui se retrouve bien sûr dans le solaire trio du menuet. D'une lumière légèrement plus ambiguë, la K. 330 de Pletnev a prodigué sa magie depuis plus longtemps, et s’est imposée comme un classique interprétatif d’aujourd’hui, un des rares dans ce répertoire. Mais elle a laissé, depuis 2003, la couche extérieure de sa géniale versatilité se décanter, éliminant toute percussivité et tout effet de loupe, pour ne plus se concentrer que sur la souplesse rythmique (phénoménale par sa discrétion dans la discontinuité), le clair-obscur, les jeux de miroirs et échos juste effleurés entre les deux mains. Le relatif point faible avait pu être le relatif manque de naturel, de candeur de l’andante, qui aujourd’hui, notamment dans la section en fa mineur, est presque le mouvement le plus réussi. Le rondo, conversation d'une infinie finesse, débarrassé de toute théâtre convenu, se teinte aussi d'une mélancolie nouvelle, ô combien justifiée par une des pages de Mozart où le mode majeur, en particulier dans la deuxième partie du mouvement, se tient sur un fil ténu, jusqu'à prendre la couleur du mineur quand il est aussi savamment manipulé qu'ici.
Peu avant la grande transition, en 2000, au summum d’une transcendante virtuosité faisant sa réputation depuis plus de vingt ans, Pletnev publiait chez Deutsche Grammophon un récital à Carnegie Hall ouvert par l’opus 111. Exécution violente et immaculée à la fois, tendue de toutes les coutures sans se départir d’une discipline martiale, avec une matière sonore saturée, chauffée à blanc, surtout dans une Arietta lente et dure, hautaine : il s’y trouvait quelque chose du vieux Michelangeli, sans la densité sonore et la profondeur de chant permettant d’humaniser cette lecture presque cruelle (c’est, justement, plutôt un Zimerman qui avec le temps s’est imposé comme le pianiste à même de prolonger cette esthétique de façon crédible). Le Carnegie Hall Recital (avec ses réussites certaines et même spectaculaires) est la dernière trace enregistrée de ce qu’on pourrait considérer comme le Pletnev d’avant. Car dans l’opus 111, l’aspect dédramatisé de son jeu actuel est sans doute à son plus troublant. Comme souvent avec Pletnev, l’impression pourrait être celle ressentie aux côtés d’un pianiste travaillant l’oeuvre dans son salon, comme expérimentant, mais avec une idée très claire de ce qu’il s’agit d’essayer.
Cela se déroulant dans une des plus grandes salles symphoniques du monde, où l’on avait notamment entendu l’opus 111 de Barenboim deux semaines plus tôt, il est naturel que l’interprétation se présente d’abord sous l’aspect d’une énigme, du moins d’une question ouverte. Son premier mouvement tient tout entier par l’appui évident pris sur les silences, ou plutôt les béances aux endroits stratégiques du texte : ceux de l’introduction, ceux séparant les énoncés du thème (chaque nouveau départ sonnant comme un degré d’incertitude de plus), ou ceux précédant la coda (à elle seule un monument de concentration interrogative). L’Arietta résiste plus que tout à la description factuelle, mais il y a au fond une seule chose vraiment essentielle à en dire, valable pour sa totalité : c’est qu’elle est vraiment une ariette, une petite chose, une petite musique, qui est ici entendue comme le monde, intérieur, d’une représentation dramatique – celle qui nous est familière dans l’interprétation –, au lieu d’une représentation du drame du monde. Et s’il y a là quelque chose de parfois univoque (notamment dans la variation finale), forcément en retrait d’une émotion de premier degré (mais néanmoins d’un profond recueillement), il est certainement profitable de faire, une fois dans sa vie, l’expérience de ce renversement, comme celle d’une sorte de conversion.
Si le profil pianistique de Pletnev est aussi dissemblable que possible de celui d’un Rösel ou d’une Leonskaja, il en rejoint la lecture beethovénienne sur un plan essentiel, celui de la coupure entre arts public et privé, telle qu’on la décrivait tout récemment au sujet de la clôture de l’intégrale des sonates par Barenboim. Cette coupure conceptuelle, celle de Rosen, ne recouvre pas exactement l’opposition adornienne entre la subjectivité du discours et l’objectivité du matériau, mais la raffine en étendant l’enjeu du caractère réflexif du matériau à son usage social, à la possibilité d’un certain type de compréhension et d’appréciation partagée de la musique. Elle lance à l’interprète un défi différente de celui que d’autres interprètes éminents ont relevés, qui est de magnifier certaines des dimensions foncièrement publiques, et naturellement adaptées à l’enjeu du concert moderne, dans un monde désaccoutumé à l’enjeu du style mais encore aisément captivable par la force du discours (le théâtre de la forme, du conflit et de sa résolution, de l’expressivité du matériau). C’est à la tentative de pénétrer le fond de scène de cet art public que nous invitent le Beethoven et, encore davantage, le Mozart de Pletnev. Il est clair que cela relève de l’idiosyncrasie esthétique, puisqu’un enjeu propre au tout dernier Beethoven (l’objectivité/réflexivité du matériau) est ici appliqué à Mozart, un Mozart tout juste mûr de surcroît, de plus de quarante ans antérieur. Mais c’est très exactement la manière dont Rosen nous a appris à comprendre la dynamique de l’histoire de la musique, qui comprend l’histoire de l’interprétation : Beethoven a changé notre manière d’écouter Mozart (comme Boulez a changé notre façon d’écouter Debussy), et il est naturel que les problèmes interprétatifs naissant de son style tardif (qui, après tout, se définit en grande partie par le néoclassicisme, et précisément parce que sa forme est plus réflexive que prospective) conduisent à stimuler l’intelligence de celui du jeune Mozart.
Le procédé se justifie par la cohérence interne du style, et c’est une dimension magnifique d’un tel récital, que de faire sentir cette cohérence en mettant en regard deux moments du classicisme dont la juxtaposition évoque en général davantage l’irréductibilité. En sorte que ce qui marque la différence entre Pletnev et la puissance austère de l’intimisme de Rösel dans l’opus 111, ou de la modestie conventionnelle de Leonskaja, est que l’effet de rétrospection bicentenaire n’est pas du tout un effet de distance au sens la ruine littéraire, de la lueur fantomatique de l’aura après qu’elle nous a été retirée. Ce qui s’exprime ici est l’idéal presque candide d’un lieu – ce récital, le prochain – où la relation de connivence stylistique immédiate reste possible, où le jeu de l’interprète avec le texte peut être partagé avec un public sous un rapport qui ne soit pas celui du didactisme, du clin d’oeil, d’une certain fatuité bourgeoise de la mise en valeur de la légèreté que permet la familiarité. C’est une voie étroite, une corde fine sur laquelle danser : dans le premier rappel, à la récapitulation finale du rondo K. 485 (au chic horowitzien, avec une tenue, un magnétisme rythmique presque supérieurs), le jeu sur le entraîne un début de malentendu, de dérapage vers le ricanement dans le public. Rappel heureusement furtif à la réalité, qui est que cette esthétique relève, pour l’essentiel, d’une utopie, que seule justifie la qualité.
L’exploit interprétatif le plus remarquable réside sans doute en ceci : Pletnev impose, dans ce répertoire classique viennois dont le langage semble si près de l’obscurité aujourd’hui, une manière de familiarité par le trait casuel, mêlant les accents du jeu, de la mélancolie, de l’improvisation, du dialogue du style avec lui-même, le tout pris dans un esprit de badinerie introspective, éminemment cultivée, à laquelle on pourrait se sentir presque gênés d’assister comme par intrusion. Et pourtant, c’est précisément en regard de l’enjeu de donner à entendre la part extra-historique du classicisme, non pas universelle (aucune musique ne l’est), mais encore accessible à la familiarité, que ce style pianistique impose, avec quelques autres, sa formidable pertinence, et son atypique autorité.