K. Mäkelä, R. Capuçon, Orchestre de Paris – Berg, Mahler – Philharmonie, 17/6/2021

 Alban Berg (1885-1935) : Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange »
Gustav Mahler (1860-1911) : Symphonie n°5 en ut dièse mineur

Orchestre de Paris

Renaud Capuçon, violon
Klaus Mäkelä, direction

Philharmonie de Paris, Grande Salle P. Boulez, le 17 Juin 2021 
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Un an après son concert d’intronisation comme futur directeur de l’OP, et au terme d’une étrange saison à quasi-huis-clos, Klaus Mäkelä avait rendez-vous important avec ses troupes et leur public. Dans deux monuments du répertoire, il lui incombait de confirmer la spectaculaire progression de l’orchestre dans les partitions les plus exigeantes, et d’affirmer un peu plus son profil singulier, mélange d’enthousiasme juvénile et de distance presque stylisée. Même si sa 5e de Mahler est encore lacunaire, ce que le jeune Finlandais y propose est déjà assez personnel, y compris et surtout par sa façon de ne pas sembler y toucher. Plus étonnant : c’est l’ensemble de ce programme lourdement chargé en dramatisme qui bénéficie de qualités paradoxales de chaleur et de luminosité.

Pour ceux n’ayant pas encore eu l’occasion de voir Mäkelä à l'œuvre comme accompagnateur, le programme présentait un attrait certain. Plus encore que dans les grands concertos romantiques (et en quelque sorte à l’égal de ceux de Mozart), il n’y a pas de grandes réussites ici qui ne s'appuient sur une prestation orchestrale à la fois précise, intense et bien construite.

Les violonistes y ayant brillé, dans des veines différentes, à Paris ces dernières années, ont été soutenus par des partenaires aux styles et qualités variées mais permettant toujours une écoute intégrée : le poignant Kremer avec l’OP et un Järvi précis et très intimiste (2010), un Franz-Peter Zimmermann impérial avec l’ONF chauffé par un Gatti animal (2011), ou le sobre mais toujours subtil Gil Shaham dans l’écrin de velours de la Radio Bavaroise et de Jansons (2014). Ce qu’on a entendu ici se rapproche davantage de l’approche de ces derniers, avec un dynamisme supérieur, et une finesse certes moins grande. Pour autant, on a si souvent déploré l’usage tantôt maniéré, tantôt indifférent (surtout en concerto) des moyens de Renaud Capuçon, que l’on ne boude pas son plaisir de le voir ici jouer franc, s’appuyant sur un solide sens de l’avancée, et sur la sonorité si intense d’un instrument qui est l'un des plus admirables à disposition d’un concertiste en activité. Son acquisition personnelle, il y a deux ans (l’ex-Panette de Stern lui était prêté depuis 2005) aurait-t-elle ravivé le feu sacré ? La spéculation est d’un intérêt mineur, mais on espère en tout cas retrouver souvent cette ardeur sous son archet.

Une ardeur qui ne produit pas nécessairement une vision consensuelle de l'œuvre : Capuçon reste Capuçon, et ne montre pas un souci excessif de la caractérisation, de la variété d’accent ou de l’idiosyncrasie, fût-elle seulement viennoise. Son Berg est en un sens aussi froid de style qu’il est solaire dans sa matière, mais cela ne va pas sans une intensité exigeante, dès lors que chaque phrase est déployée dans une sorte de prolongement brahmsien, certes assez univoque, mais qui parvient à force de qualité instrumentale à imposer une sorte de vision héroïque, au moins romantique du concerto. Et la chose n’étant pas si habituelle, on tend l’oreille : si Mäkelä paraît légèrement hésitant sur le climat à mettre en place, les premières grandes marches harmoniques sont fermement prises en main par le soliste, qui entraîne l’orchestre dans leur énergie. Cette puissance motrice valorise naturellement les saisissants effets d’apparitions et de disparitions que ménage l’orchestration, sans que l’on se perde dans le détail. Certes, Capuçon ne laisse guère de place à la dimension d’humoresque du premier mouvement, le début de son allegretto défiant plus qu’il ne prolonge le motif des clarinettes, et le reste à l’avenant (son phrasé rustico se pare plutôt d’un legato distingué). On est ici aux antipodes d’une vision chambriste et mélodramatique de l'œuvre, telle qu’Isabelle Faust a pu en définir le canon contemporain. Mais la partition a les épaules bien assez larges pour supporter de tels contraires. 

Cette interprétation valorise son trait rhapsodique, ou de Tonpoem : c’est logiquement dans le deuxième mouvement qu’elle prend son véritable envol. L’orchestre aussi s’y montre plus assuré, et livre une prestation d’ensemble de grande qualité où les climax sonnent avec une grande clarté, et les pupitres isolés avec distinction – au premier chef, bien sûr, celui de clarinettes dans le choral. Plus que dans la cadence initiale, assez sage, Capuçon parvient à une belle continuité lyrique dans la progression dramatique qui suit, et surtout dans son fondu avec les premiers violons après le chorale : la progression dramatique jusqu’au Höhepunkt de l’adagio (ci-dessus, la page précédente) présente une micro-dramaturgie exemplaire, avec une progression maîtrisée de l’intensité et une ductilité de phrasé qui ne compromet pas la force intérieure de la pulsation (l’économie de la direction de Mäkelä y contribue sans doute). Cette section, qui est sans doute la plus personnelle et intense de l’œuvre mais présente souvent une difficulté liée à l’accumulation de tension qui précède (la continuité avec le recueillement de la cantate étant en trompe‑l’œil), est ici le point fort de l’interprétation : et si celle-ci ne contient pas de révélation générale, cette réussite concourt à au moins à donner à la forme son caractère, qui n’est pas une banale acceptation du mal ou de la mort, mais se tient jusqu’au terme sur une crête entre foi et effroi. Les dernières pages, très soignées, rappellent par ailleurs combien le raffinement de cette musique a besoin d’une acoustique comme celle de la Philharmonie, qui permet d’allier précision et douceur jusqu’aux confins du silence : parvenu à ces ultimes mesures, on remarque d’ailleurs la qualité des cordes à vide de Charlotte Juillard (appelée pour pallier la vacance temporaire de premier violon à l’OP).

Le Mahler de Mäkelä nous avait été donné en deux aperçus filmés, d’une part avec sa Titan donnée à Oslo (qu’il dirigera de nouveau à Paris la saison prochaine), et avec une 9e captée dans l’un des concerts à huis-clos de l’OP cette saison. Sans être particulièrement mémorables, ces exécutions avaient confirmé le profil général du prodige finlandais, déjà aperçu dans son Beethoven inaugural l'an passé : des interprétations d’apparence assez sage, mais crédibles à force d’attention portée au naturel expressif d’une part, à l’équilibre du discours de l’autre. Naturellement, cela pourrait passer pour une formulation complaisante à l’égard d’un confortable ennui, mais il y a une différence, surtout dans les grandes symphonies postromantiques, entre l’ennui que provoque l’empilement de clichés ou d’événements sonores surjoués, et celui, moindre, consécutif à un soin prudent. D’autant que, si le cliché ressemble en général au cliché, il y a beaucoup plus de variété possible dans la manière d’être prudent et soigné, et il n’est pas rare, dans l’histoire mahlérienne, en particulier, que ces attitudes aient débouché sur des lectures tout à fait personnelles et stimulantes – on songe bien sûr à Haitink, mais aussi à un Kubelik, à un Inbal.